Au Front (1987)

la fille de la famille « Au Front », 1987

par

Mes premières visites à la permanence du 15e sont douloureuses. J’arrive toujours à l’heure de fermeture. Mon adhésion a certes été facile, mais je ne parviens pas à surmonter mes craintes, et il me faut toujours arpenter la rue Le Chatelier avant de me résoudre à pousser la porte du 10. Un soir de la fin janvier, il est, une fois de plus, 19 heures quand j’arrive. Je croise dans l’escalier Alessandro qui s’en va. A l’étage, ne restent que Roland, pilier de la section et Sylvain, le grand jeune bomme pâle qui dirige le Front national de la jeunesse de l’arrondissement. Sans même me dire bonjour, celui-ci me demande :

— Au fait ça vous intéresse de faire partie du bureau du FNJ ?

Si j’ accepte, j’en serai secrétaire administrative. Je bafouille :

— Je ne sais pas si..., si je suis apte

Sylvain me force la main :

— C’est juste pour taper à la machine, vous savez bien faire ça.

Me voici au pied du mur. Mes idées se bousculent pêle-mêle. Ils ne doivent pas avoir beaucoup de militants pour me proposer d’emblée une telle fonction. D’un autre côté, si j’accepte, je me sentirai fondée à fréquenter ce repaire d’hommes où je ne perçois pas encore ma place. Sylvain m’annonce qu’il réunit le bureau du FNJ le lendemain. Il m’appellera vers midi pour me préciser l’heure.

Le jour suivant, puis la semaine, s’effilochent, moroses, sans qu’il me téléphone. Peut- être s’est-il ravisé, se méfie-t-il de mon zèle trop neuf. Questions sans réponses : il ne m’a pas laissé ses coordonnées, se méfie-t-il de mon zèle trop neuf. Questions sans réponses : il ne m’ a pas laissé ses coordonnées. Je ne suis pas trop sûre de moi, je me demande si j’ai fait « le bon choix » en m’installant dans les quartiers nord. A la section, il n’y a jamais qu’une dizaine de personnes. Je souhaite tant rencontrer les lepénistes, que je les cherche partout, même chez les royalistes. Le 21 janvier, j’assiste donc à la messe anniversaire de l’exécution du roi Louis XVI. La cérémonie a lieu en l’église intégriste qui, ironie du sort, se situe au coeur du ghetto arabe de Belsunce. L’office est en latin, il y a très peu de monde, mais je retrouverai la plupart des visages dans de futures manifestations du Front national. Certains s’avéreront défenseurs acharnés de la monarchie, d’autres simplement séduits par les « jolis symboles de l’Ancien Régime », mais, d’ici là, les militants du 15e arrondissement seront devenus ma famille.

Chez ma logeuse, l’ordinaire s’améliore. Madame J. a touché sa retraite et a immédiatement fêté l’événement en sacrifiant au cérémonial habituel : la dispendieuse visite à l’hypermarché voisin. En plus des pâtes et du Port-Salut, nous pouvons grignoter quelques gadgets alimentaires, gâteaux, galettes et autres bonbons dont Gaëlle avait depuis longtemps envie. Céline me téléphone temps à autre pour me presser de quitter les quartiers nord. Son ami Pascal me présente sa mère qui possède un studio à louer près de la Canebière. C’est une femme charmante et douce. Elle estime que les gens du Front doivent être solidaires entre eux et dit contribuer à la lutte contre le chômage des jeunes français en boycottant les commerces qui emploient les immigrés.

— Vous savez, si tout le monde s’y mettait, ça irait vite, plus personne ne les embaucherait.

Comme elle me sait sans travail, elle me propose de baisser le loyer et de renoncer à la caution. Son offre est si aimable que je ressens la grossièreté de mon refus inexpliqué. Mais comment faire ? Je ne peux tout de même pas lui dire qu’en dépit du peu de lepénistes rencontrés jusqu’ici, je persiste à croire que je les débusquerai mieux dans les grisailles du nord de la ville.

Peu à peu, je me familiarise avec les militants de non quartier, j’arrive même en avance sur l’horaire ! je découvre leurs habitudes. Le scénario est en effet toujours le même. Chaque lundi et chaque jeudi, A1essanoro descend vers 17 heures de son bloc de HLM et, planté sous un abribus, attend l’automobile blanche de Dewaert, le poète. Ensemble, ils filent vers la section qui, à vol d’oiseau, est à moins d’un kilomètre.

Une fois arrivé, Alessandro suspend son anorak à la patère, et maniaque, tire d’un coup bref le bas de son polo. Dewaert, qui, en toute saison, ne quitte jamais sa casquette, s’assoit en bout de table. Alessandro prend, sur une étagère, le cahier des présences dont il a la responsabilité, puis s’installe à l’autre bout de la table, exactement à l’opposé du poète. La séance peut commencer.

La plupart du temps, ce sont eux qui ouvrent le local. Seul Roland les devance parfois, quand il a du courrier à traiter. Au fil des semaines, j’assemble le puzzle de leur vie. Alessandro a combattu dans les rangs de l’OAS et n’a été amnistié que récemment. Il est retraité d’une société de convois de fonds et a élevé neuf enfants,

Le poète est le plus bavard de tous, Légèrement bègue, il agace parfois mais fait rire toujours. Il a tant d’histoires à raconter ! Belge d’origine, il s’est engagé tout jeune dans la Légion qu’il a quittée au bout de dix-huit ans de service. De ses un mètre soixante de hauteur, il prétend avoir maté les « testards » les têtes dures. Il a ensuite ouvert un restaurant vietnamien avec sa femme indochinoise. Depuis il se surnomme « le Chinois belge ».

Rezzi arrive en général dans leur sillage. Il leur serre a main sans mot dire puis choisit une chaise, de préférence dans un coin de la pièce. Rezzi, taciturne, ne se confie à personne. Quand il sort de son épais silence, c’est pour lâcher, bougon et laconique : « Faut rallumer les fours, y a que ça à faire. » Il n’explique jamais et personne ne relève. Je ne saurai rien de lui, si ce n’est qu’il a été manutentionnaire avant d’être licencié. Perthier est aussi mystérieux mais par pudeur, semble-t-il. Un triste sourire est toujours collé sur ses lèvres. Je voudrais bien sympathiser avec sa douleur secrète, Mais je l’apprendrai trop tard, quand, en avril, il sera en cure de repos, déprimé par le départ d’une épouse adorée mais volage.

Les premiers temps, les trois autres militants réguliers de la section retiennent moins mon attention. Albert le boucher ne passe que le lundi, jour de fermeture de sa boutique. Durand, ancien légionnaire lui aussi, et Takis, à la cambrure de torero, ne restent jamais plus d’un quart d’heure.

Tous ont entre quarante et soixante ans et me prennent en amitié. Alessandro m’ adopte même quand il parle de moi aux autres, il dit avec émotion « notre fille ».

Hormis Caron, chef des trois arrondissements du nord de Marseille, et son fils, Sylvain, dont je n’ai d’ailleurs plus aucune nouvelle depuis ma promotion au rang de secrétaire du FNJ, personne d’autre ne fréquente la permanence. Roland n’hésite cependant pas à proclamer qu’il dirige la plus grosse section de Marseille. Début février, lassée de l’entendre évoquer ses cohortes d’adhérents invisibles, je jette un coup d’oeil au fichier où sont consignés leur identité, âge, adresse et profession. Plus tard, j’aurai tout loisir de le consulter puisque Roland m’en confiera la réorganisation.

Plus de cent quatre-vingts noms y sont répertoriés, dont une douzaine seulement de femmes. L’une est médecin, les autres sont sans profession ou femmes de service. Côté masculin, le salariat l’emporte aussi largement, c’est le royaume des petits employés, une quinzaine seulement se disent artisans ou commerçants. Pour le reste, les guichetiers de banques, des PTT, de la SNCF le disputent aux vendeurs des grands magasins, aux convoyeurs de fonds et ouvriers qualifiés du bâtiment. Je m’étonne de ne trouver que dix chômeurs déclarés et m’inquiète de recenser une quinzaine de policiers travaillant dans les commissariats du quartier. Additionnés, les retraités et les moins de vingt-cinq ans représentent à peine le cinquième du bataillon. La moitié a entre trente-cinq et cinquante-cinq ans. Le portrait type de ces adhérents est celui d’un Français banal, actif, salarié, installé dans la vie. Le Front n’a rien à voir avec un club du troisième âge ou une farce étudiante, ceux qui persistent à le dire et le croire prennent des vessies pour des lanternes.

Peu après cette instructive lecture, Sylvain se décide enfin à repasser à la permanence. C’est la mi-février, nous ne nous sommes pas vus depuis trois semaines. Cette fois encore, il ne prend pas le temps de dire bonjour.

— Ah, au fait, vous m’excusez, je ne vous ai pas téléphoné, j’ai eu d’autres trucs plus importants.

Il souligne le mot d’un air de grand mystère. A première vue, personne ne supposerait que ce jeune homme aux bras trop longs souvent ballants soit tellement occupé. Mais comme, à l’époque, je suis persuadée que le FN] est le bras fanatique de Le Pen, je ne m’arrête pas à cette impression.

— Elle a pas eu lieu la réunion de toute façon, on la fait demain à 18h30. Vous pouvez être là ? me demande-t-il sans achever, en tapotant sur un clavier imaginaire.

J’acquiesce à cette façon de me cantonner dans un rôle secondaire de dactylo. Le lendemain, il est à l’heure mais seul, sans les deux autres membres du bureau :

— Ah, au fait, pendant que j’y pensa... Il tire de son portefeuille un petit bout de carton bleu, bizarre. Sous un nom - « Silvan, voyant astrologue » - et une adresse, un dessin représente un oeil dans un triangle. Il me le tend :

— Gardez-le, ça peut toujours vous servir...

Sans plus de commentaire, il s’en va fouiller nerveusement dans l’armoire du fond de la pièce. Il m’explique qu’il s’est fait sermonner par son père. La fête du FNJ a lieu dans cinq jours et il n’a toujours pas envoyé les invitations, comptant sur le bouche à oreille pour annoncer la soirée.

L’ordre du jour est donc consacré à ce courrier. Au hasard des étagères encombrées, Sylvain trouve un vieux tract au dos duquel il jette une première phrase, puis rature, réécrit la même phrase, et finalement se lasse - le monde est hérissé d’obstacles et de fautes d’orthographe.

— Bon, vous faites, hein, parce que moi ça m’énerve ça. Il se lève en faisant du bras un violent geste de rejet. La feuille vient voleter sous mon nez.

Ses sauts, soubresauts et sursauts sont fatigants. Et puis, cette manie de commencer ses phrases par un « au fait » abrupt et pataud, comme si son esprit étourdi se souvenait soudain qu’il lui faut revenir à la réalité, m’agace.

— Ah, au fait, faut que je vous explique un peu ce que c’est le FNJ.

Et de se lancer dans une phrase à rallonge, entrecoupée de bredouillements confus. Il s’intéresse à la politique parce que son père le lui a recommandé. D’après lui, les autres jeunes du quartier ne pensent qu’à faire la fête, d’ailleurs lui aussi aime bien s’amuser.

Mon initiation aux arcanes du FNJ est terminée.

Satisfaite ou non, je devrais m’en contenter car Sylvain, me tutoyant désormais, est en train de se plaindre de l’absence des deux retardataires.

— C’est ennuyeux qu’ils soient pas là, parce que mon père il m’a dit d’envoyer aussi une invitation à l’UNI, c’est des étudiants. Tu connais ? Il m’a dit qu’ils sont bien. Ils sont nationalistes, ajoute-t-il en détachant chaque syllabe de ce mot important. J’aurais voulu qu’ils soient là les autres pour qu’on en discute... Ah zut i’ai pas l’adresse de l’UNI non plus.

Sylvain est une caricature d’inefficacité, mais ses aînés du Front national ne valent guère mieux. Les réunions n’obéissent jamais à un quelconque ordre du jour, ne sont que discussions chaotiques où chacun saute du coq à l’âne au gré de ses humeurs et de ses fureurs. En fait, l’efficacité de ce militantisme-là est d’ordre thérapeutique. Un petit bol d’air dans un univers désertique. On se réchauffe entre soi, on se délivre des satisfecits incessants, on exécute le reste de la planète, les autres. Et les autres, c’est un vaste ensemble où l’on fourre pêle-mêle tout ce qui est extérieur au Front et même à la section. On aime rester en famille en somme !

La fête du FNJ, le 14 février, s’annonce de la même veine, familiale. Elle se tient au sous-sol d’un hôtel, une bâtisse désuète des années trente. C’est Roland qui a trouvé la salle. Il connaît bien les patrons qui la lui louent pour presque rien. Il connaît d’ailleurs tout le quartier comme sa poche et est l’ami de tous les tenanciers de bar du 15e et des alentours. Un bon chef de section doit savoir lever le coude.

Le cadre est champêtre et l’hôtel situé sur le territoire quasi campagnard des Pennes-Mirabeau, la banlieue mitoyenne de notre arrondissement. Le menu sera simple : pizzas à volonté suivies de fruits et glaces en sachet. Chacun paiera 80 francs de participation aux frais. Ce sera à la bonne franquette et non pas guindé comme chez les bourgeois du centre ville, m’a annoncé Sylvain qui m’a convoquée pour les préparatifs.

Sur place, je rencontre enfin les deux autres membres du bureau du FNJ. Didier, apprenti carrossier, est affecté à la cuisson des pizzas. Michaël, mécanicien de son état, installe la sono.

De son côté, notre chef donne des ordres sur un ton agressif que Didier ponctue sans ironie apparente, comme par simple réflexe, de joyeux « heil Hitler ! ». Sylvain se consacre à la sangria que, finalement, il rate. Le breuvage est infect, trop amer, trop acide, trop aigre. En catastrophe, il y rajoute un kilo de sucre qui traînait sur une étagère. La soirée s’annonce mal.

Les invités tardent à venir. Commence une attente longue et frileuse que le poêle à charbon ne parvient pas à réchauffer. Sylvain tambourine le comptoir de ses doigts nerveux. Dans un coin, une fille fume gitane sur gitane, en silence. Soudain, une ombre bruissante et affolée traverse la salle. C’est Didier qui revient précipitamment d’un petit tour au rez-de-chaussée àe l’hôtel. Il voulait faire un brin de causette avec les patrons mais... Il a le hoquet, bégaie. Il a vu des hommes armés. Personne ne comprend rien à ce qu’il dit :

— Quoi, quoi, mais explique, qu’est-ce que t’as vu ? Quoi ? Des mecs avec des armes ? Quoi ? C’est au Front qu’ils en veulent, ces mecs ?

Didier n’en sait rien, mais les autres se laissent gagner par la peur : les communistes ont peut-être eu vent de leur soirée, ils veulent peut-être la perturber.

La fille aux gitanes veut en avoir le coeur net, elle contraint Sylvain à la suivre au rez-de-chaussée. Ils reparaissent très vite, pâles et crispés. A leur tête, je devine qu’ils n’ont rien compris non plus. D’une phrase, ils écartent les questions :

— C’est rien, c’est une embrouille.

De toute façon, il faut oublier l’incident. Les invités sont arrivés d’un seul coup et se massent déjà au comptoir. Ils sont une soixantaine. Je m’inquiète : combien seraient-ils si Sylvain avait envoyé ses invitations à temps... puis me réjouis : avec des militants aussi peu dotés du sens de l’organisation, le Front est une baudruche qui se dégonflera vite. Au retour de la soirée, je noterai dans mon journal tenu en catimini de ma logeuse, à la lumière d’une lampe de poche, qu’il ne faut jamais se réjouir trop vite...

Pour l’heure, affectée au service des apéritifs, je verse pastis sur pastis et whisky sur whisky. Personne ne reprend jamais de sangria. Derrière le comptoir, on s’interroge. On ne m’a jamais vue. Qui suis-je ? La soeur d’un tel, la femme de tel autre ? Mais de quelle famille suis-je donc ? Ils insistent, m’apprennent au passage qu’ils sont tous parents ou amis, qu’ils habitent tous le 15e. Laissant les mères à la maison, les pères ont accompagné leurs filles, les frères sont venus en bande. En tout ce soir, une dizaine de foyers sont représentés, presque un clan mais qui m’accueille volontiers :

— Ben ça fait rien que vous êtes seule, comme ça, c’est nous votre famille maintenant. D’ailleurs ça se voit qu’on est en famille, on fait pas de chichis.

Sylvain avait, en effet, prévu de servir les pizzas à table mais chacun préfère venir prendre dans la cuisine ce dont il a besoin. On s’y bouscule, on rit parce qu’on vient de renverser une bouteille d’huile, qu’on glisse et manque de tomber. Aux fourneaux, Didier souffle et transpire : une fournée, une rasade de whisky-coca, une autre fournée, une autre rasade. Ses pizzas remportent un triomphe. Il a soif, c’est la fête. Sur le coup de minuit, enivré de succès, il s’effondre, raide mort.

Les moins de vingt ans sont évidemment majoritaires mais, tandis qu’ils se trémoussent au son du funky, une bonne quinzaine d’adultes, tassés au fond de la salle, font sauter les bouchons de champagne. Parmi ces pères, qui prétendent jouer les chaperons de leurs filles, trois militants de la section : Durand, Takis et Roland qui, toutes les demi-heures, vient chercher une nouvelle bouteille dans le réfrigérateur et, sur le ton de celui qui n’a plus trop ses esprits, dit à Sylvain :

— Oh, hein, heureusement que les vieux sont venus, avec tout ce qu’on boit on va vous renflouer la soirée...

Bon vivant, Roland repart, sa bouteille sous le bras, et rejoint les autres qui, entre les cadavres, jouissent de Ia vie. Durand est tellement ivre et heureux qu’il en a les larmes aux yeux. Il espère que le Front organisera encore beaucoup de fêtes comme celle-ci. Les autres l’approuvent, ils ont besoin de s’amuser, de rompre avec leur vie monotone. Il n’y a rien pour se divertir dans le quartier. Le Front est bienvenu qui comble ce manque.

Autrefois, sur Marseille, les associations laïques de gauche proposaient des loisirs divers. Ce réseau a aujourd’hui disparu, les lepénistes tissent le leur. Pourtant, les jeunes couples enlacés sur la piste de danse ne semblent guère se soucier de politique. Militante modèle, je m’en étonne :

— Mais ça fait rien, me dit Roland, parce que, tu comprends, quand ils voient qu’au Front on s’amuse si bien, après ils adhèrent et même s’ils adhèrent pas, ils votent.

Et de tonner à la cantonade, déjà sûr du succès de cette tactique :

— Allez, champagne pour tout le monde

Le lendemain, c’est gueule de bois pour tout le monde et corvée de nettoyage pour les militants dévoués du FN. Le FNJ confirme en effet son inexistence dès qu’il ne s’agit plus de s’amuser. Sylvain ne serait pas là si son père et sa soeur aînée qui l’accompagnent ne l’avaient tiré du lit. La salle au sous-sol de l’hôtel est redevenue glaciale. Roland est pâle et chiffonné ; Durand n’a pas l’air plus frais mais Takis est impeccable comme tous les jours de repos. S’il ne faisait le salissant métier de maçon, il serait en costume et en cravate toute la semaine !

Les langues ont beau être pâteuses, elles se délient rapidement. Le père de Sylvain, Caron, raconte avec fougue le Droit de réponse de la veille, l’émission de Michel Polac. Durand éructe en entendant ce nom. Il se demande pourquoi « personne ne l’a encore flingué celui-là ».

— Pourtant, insinue-t-il, on a tout ce qu’il faut au Front.

La phrase suscite une association d’idées chez Takis. Il repense à 1’« embrouille » qui a perturbé le début de la fête. Le hasard a voulu qu’il fût au coeur de l’action : la veille, en arrivant, il est allé saluer le patron de l’hôtel qu’il a découvert aux prises avec trois racketteurs.

— Ah c’est ça, alors, l’interrompt Sylvain, c’était un braquage. Moi je croyais que c’était contre le Front !

Autour de Takis, les autres forment un cercle, lui demandent de tout raconter. 11 n’omet aucun détail, et, trop heureux d’avoir été le témoin privilégié de pareille aventure, se met à romancer :

— Si j’avais su ce qui allait m’arriver, je venais à l’hôtel avec mon calibre et je tirais dans le tas. ç’aurait été rien que de la légitime défense. Après, avec le patron, on arrangeait tout, on leur mettait mon calibre dans la main, on faisait croire qu’ils s’étaient tués entre eux. La police elle pouvait rien dire.

— En attendant, vous n’avez rien fait, vous avez laissé partir les mecs.

— Et comment j’aurais fait, hein, puisque je vous dis que j’avais pas mon arme. Oh, puis, dites, après tout, c’est pas mes affaires, moi tout ça,

La jeune femme éclate d’un rire grinçant. Takis est comme tous les hommes du Front : il parle beaucoup et agit peu.

Je voudrais la croire : hier soir, Roland évoquait quatre Arabes auxquels il aurait volontiers troué la peau :

— Quatre de moins ! Qu’est-ce que tu risques de toute façon ? Souviens-toi, celui-là qui en avait chopé un, tu sais, il a pris six mois. Qu’est-ce que c’est six mois, même un an ? Rien.

De toutes mes forces, je voudrais croire Sylvie... Mais Roland, Takis, Albert et d’autres s’entraînent régulièrement dans un stand de tir. Et si un jour, lassés d’exécuter les immigrés à coups de mots, ils laissaient partir le coup de feu...

Une semaine plus tard, Sylvain passe au local pour fournir le bilan financier de sa fête. Une fois de plus, c’est en coup de vent. Il a une consultation de voyance tout de suite après... parce qu’évidemment le Silvan astrologue et médium dont j’ai la carte dans mon portefeuille, c’est lui. Je le tiens de Roland qui trouve cette activité stupide. Le jeune homme annonce que, tous frais payés, il reste 800 francs. Roland lui décoche un regard noir : C’est maigre ! Il n’aime pas Sylvain qui est selon lui trop timide, trop peu causant et ne boit pas assez... Les vrais militants sont, comme lui, des bavards, des piliers de comptoir, capables à la veille d’un scrutin d’engranger les voix qui feront la victoire. Il le laisse s’enfuir sans le saluer, puis nous adresse le compte rendu d’une réunion dont il revient. Une fois par trimestre, les responsables de toutes les sections de la ville se retrouvent au siège de la fédération.

— Bon alors, ils vont tous faire des fêtes. Y en a même un dans le 8e, il va faire payer 140 francs par tête pour un bal masqué. Ils s’en font pas, hein

Il fait passer les tracts annonciateurs des réjouissances. Finies les boîtes de nuit : si je le souhaite, le Front m’amuse tous les samedis soirs. A l’est, au nord, au sud de Marseille, en banlieue ou dans les villes alentour, avalanche de soirées dansantes. C’est à qui réussira le mieux, attirera le plus de sympathisants. D’une section à l’autre, les militants se grisent de la même chansonnette satisfaite, taxant les autres de « bourgeois » qui les traitent en retour de « marioles ». Les quartiers nord aussi sont en guerre. Roland me déconseille de participer à la fête du 16e arrondissement. Le ton est sans réplique : c’est même un ordre.

Sur ces entrefaites, Caron fait irruption dans le local. Voilà des semaines qu’il n’y a mis les pieds. Sa petite entreprise familiale de nettoyage absorbe tout son temps . Avec sa femme et ses deux enfants, il passe l’aspirateur industriel dans les bureaux et magasins dès 4 heures du matin, et fait ses comptes l’après-midi. Auparavant, il était militaire, il en a conservé le franc-parler :

— Bonjour mademoiselle, salut les petits gars, salut ma loute, lance-t-il enfin à Dewaert, pour lequel il manifeste une affection particulière. Tous les deux ont « fait l’lndo ».

Puis Caron explose, et nous explique ce qui l’amène : il ne peut plus « voir les militants du 16e en peinture ». Ceux-ci ont invité, sans même l’en informer, un député à faire une visite de quartier. Il est hors de 1ui... Théoriquement, toute initiative de ce type doit passer entre ses mains puisqu’il a été nommé responsable des quartiers nord pour faire le lien entre les trois chefs d’arrondissement et les députés.

— Alors c’est simple, moi, si on me court-circuite, je démissionne. ]e n’ai jamais travaillé pour les titres mais je veux pas qu’on me prenne pour un paillasson non pl us.

— Fais pas ça, malheureux, tonne aussitôt Dewaert. Le 16e, ils attendent que ça. Si tu démissionnes, machin dans le 16e, il va prendre ta place dans les quarante-huit heures.

La permanence de la rue Le Chatelier est la première à avoir été ouverte dans les quartiers nord. Roland, Dewaert, Alessandro, tous se considèrent comme des pères fondateurs et supportent mal la concurrence des nouveaux. La section du 16e, inaugurée en 1986, a beau ne compter qu’une vingtaine d’adhérents, ils s’imaginent qu’elle leur fait de l’ombre. Une heure durant, mes compagnons tentent de convaincre Caron de revenir sur sa décision. Mais celui-ci, vexé au plus profond, fait la sourde oreille à tout argument et finit même par décrocher le téléphone pour prévenir immédiatement la fédération.

Roland se lève aussitôt, me saisit par la manche, et m’entraîne dans la pièce voisine. Quelle mouche le pique ? Veut-il m’empêcher d’assister au coup de fil ? Il insiste :

— Viens, viens, euh, qu’est-ce que je veux dire, euh, tu t’y connais en orthographe

Une fois dans l’autre pièce, il me tend un tract imprimé et me demande de repérer les erreurs qu’il a su voir. Mais qu’est-ce qui lui prend ? Un besoin subit de tester mes talents de secrétaire ? Il a déjà, en effet, évoqué la possibilité de me nommer au bureau de la section, ce qui prouve le peu de cas qu’il fait de mes responsabilités au FNJ.

J’ai beau lire et relire, je ne trouve aucune faute. Agacé il me montre alors une phrase, « le nombre est limité », et, sûr de lui, m’assène :

— Nombre, ça prend un s et limité, un e.

Je reste sidérée, et le laisse rejoindre les autres, tandis que j’essaie d’effacer la légère trace de cambouis que sa main a laissée sur ma veste. J’ignore encore son métier, mais à ses doigts éternellement noirs, j’imagine qu’il passe son temps dans les moteurs de voitures. De l’autre côté, Caron vient de raccrocher et fait signe qu’il est temps de lever le camp,

La voix d’Alessandro tombe sèche comme une guillotine, il n’apprécie pas qu’un démissionnaire se permette de donner des ordres :

— Il n’est pas 19 heures encore.

Pour montrer dignement l’exemple, il reste assis en dépit du froid de février qui l’oblige à se frotter les avant-bras. Tout le monde se rassied. Roland a alors une idée pour occuper les dernières minutes :

— Bon, bé, tiens, puisque tout le monde parle de fête, si nous aussi on en faisait une ? Ça serait bien de faire ça après la venue de Le Pen en avril.

Je bous, réussis à ne pas exploser. J’en ai assez de leurs fêtes, de leur gentillesse... J’ai beau, depuis que je les sais empêtrés dans les difficultés de la vie, les appeler mes chers vieux aigris, ce soir, j’ai envie de les blesser. ]e leur demande s’ils savent faire autre chose que s’amuser, s’il leur arrive de militer sérieusement, de coller des affiches par exemple. Le sourire ironique peut-être, triomphant surtout, Roland se tourne vers moi et la bouche en coeur :

— Afficher, nous ? Mais on n’a pas besoin d’afficher. Tout le monde est pour Le Pen.

Je hausse les épaules. Je n’aurais pas dû.