No Direction Home l’itinéraire de Frantz Fanon. Première partie
par Adam Shatz
Portrait de Frantz Fanon en couverture du livre de Raphaël Confiant, «L’insurrection de l’âme» (Caraïbéditions).
Nomade, Frantz Fanon, l’a été dans une vie itinérante qui imbriquait sa pratique médicale de psychiatre, une carrière d’écrivain et de critique théorique, sans oublier son engagement dans les luttes anti-racistes et de libération nationale. Cet éclectisme, creuset de son originalité, est la source de malentendus et de confusions que l’article d’Adam Shatz s’emploie à lever. En retraçant le parcours intellectuel mais surtout politique de celui qui fut l’un des grands soutiens du Front de libération nationale algérien, Adam Shatz renouvelle l’image de cette « icône warholienne de la résistance du tiers monde ».
Cet article, inédit en français, a été prononcé lors d’une conférence au Bard College le 29 novembre 2016. Il est publié en deux parties, la première dans ce numéro, la seconde dans Vacarme 81 (automne 2017).
Je n’ai jamais eu le plaisir de rencontrer Frantz Fanon mais, comme beaucoup de ceux qui ont eu cette chance, ce qui m’a frappé d’emblée, c’est sa présence. Je devais avoir quinze ans lorsque je vis une photo de Fanon sur la couverture d’un livre appartenant à mon père, Black Skin, White Masks, traduction de Peau noire, masques blancs publiée chez Grove en 1967. Vêtu d’une veste de tweed, d’une chemise blanche bien repassée, d’une cravate rayée, l’homme avait une barbe de fin de journée et un regard intense un peu voilé par des paupières tombantes ; l’œil droit se tournait légèrement vers l’objectif, l’œil gauche, plus fixe, était sombre. Il avait l’air de lancer un défi, peut-être un avertissement : si on ne prenait pas garde à ses propos, ça allait mal se passer.
Je me rappelle que je me suis dit : Qui c’est, ce type ? Le texte de couverture expliquait qu’il était né à la Martinique en 1925, avait étudié la psychiatrie en France, avait travaillé dans un hôpital algérien pendant la guerre entre la France et l’Algérie, puis avait rejoint la lutte pour l’indépendance algérienne, devenant son plus éloquent porte-parole, avant de mourir d’une leucémie à l’âge de trente-six ans. J’étais intrigué par la manière dont Fanon reliait différents mondes — la France, les Antilles, l’Afrique du Nord — et par le lien qu’il forgeait entre la psychiatrie, une discipline consacrée aux soins et à la santé, et la révolution, une tentative de transformation du monde par le moyen d’une destruction créatrice.
Ce qui m’intriguait aussi, c’était l’endroit où j’avais trouvé ce livre, ainsi que The Wretched of the Earth (Les Damnés de la terre), souvent qualifié de Bible de la décolonisation. Dans la petite bibliothèque de littérature d’extrême-gauche installée au sous-sol par mon père, les livres de Fanon étaient glissés entre The Autobiography of Malcolm X et The Non-Jewish Jew, d’Isaac Deutscher : un classique du black nationalism, un essai sur l’internationalisme socialiste. Cet emplacement n’était-il dû qu’à un hasard alphabétique ? Peut-être, mais je n’en suis pas sûr. Plus je lisais Fanon, plus j’étais convaincu qu’il se situait quelque part entre les traditions représentées grosso modo par Malcolm X et Deutscher ; qu’il dialoguait avec leurs questionnements, leurs tensions, et surtout leurs contradictions internes.
« Je n’arrive point armé de vérités décisives », écrit Fanon dans son introduction à Peau noire, masques blancs, vérités « décisives » qui deviennent timeless, « intemporelles », dans la traduction anglaise. Pourtant, lorsque je commençai de le lire à la fin des années 1980, pendant qu’agonisait le régime d’apartheid en Afrique du Sud et qu’explosait la première intifada en Palestine occupée, ses observations sur l’humiliation due à la domination coloniale et la dynamique psychologique de la révolte anticoloniale n’avaient rien perdu de leur validité immédiate.
Je ne prétends en l’occurrence à aucune originalité. Le travail de Fanon connaissait une extraordinaire résurrection à l’université, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Grâce à Edward Said, Homi Bhabha, Stuart Hall, Paul Gilroy, Robert Gooding-Williams, Lewis Gordon, Achille Mbembe et plusieurs autres, Fanon était redécouvert — dans un certain sens découvert pour la première fois — comme penseur majeur de la modernité postcoloniale, plutôt que comme propagandiste de la révolution violente, ou encore théoricien de la révolution algérienne.
La force des écrits de Fanon ne tient pas seulement à leur clairvoyance ou à leur actualité, mais aussi à leur puissance rhétorique exceptionnelle.
L’intérêt suscité alors par Fanon dans les postcolonial studies s’est propagé au-delà des milieux universitaires, notamment dans le domaine culturel. L’œuvre de Fanon trouve un écho et fait l’objet d’allusions dans les écrits de Kamel Daoud, Claudia Rankine, Ta-Nehisi Coates, John Edgar Wideman, Jamaica Kincaid et Junot Diaz ; dans l’art de Glenn Ligon, Isaac Julien et John Akomfrah ; dans le cinéma de Claire Denis et Raoul Peck ; et dans la musique de Jacques Coursil, un trompettiste et linguiste martiniquais qui s’appuie sur des passages de Peau noire, masques blancs dans son oratorio Clameurs. Les membres du mouvement Black Lives Matter ont invoqué le nom de Fanon en raison de son aura talismanique, mais aussi parce que ses écrits sur la vulnérabilité du corps noir s’appliquent de façon puissamment inquiétante à l’exécution sommaire de jeunes hommes noirs. Dans le sillage de la mort d’Eric Garner par étranglement, je n’ai guère besoin de souligner la pertinence actuelle de ces mots de Fanon : « il s’est révolté… parce que “tout simplement” il lui devenait… impossible de respirer ».
La force des écrits de Fanon ne tient pas seulement à leur clairvoyance ou à leur actualité, mais aussi à leur puissance rhétorique exceptionnelle. Fanon avait une position ambivalente en ce qui concerne le recours à l’émotion. Il était en cela un produit assez caractéristique du système scolaire français. Au lycée Victor Schœlcher, à Fort-de-France, il avait eu pour mentor Aimé Césaire ; celui-ci participa à la création du mouvement de la négritude avec son ami Léopold Senghor, poète et plus tard premier président du Sénégal. Mais Fanon était sceptique face à l’affirmation de la négritude, présupposant une conscience noire qui unirait l’Afrique et la diaspora, et rejetait en particulier la déclaration de Senghor : « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». Il ambitionnait davantage de détruire les édifices des préjugés raciaux et du colonialisme en usant d’un français marqué par la rationalité classique. Cependant, malgré ses vifs désaccords avec Césaire, il demeura son disciple. Tant Peau noire, masques blancs que Les damnés de la terre comportent des passages de prose poétique fiévreuse. Et lorsque Francis Jeanson, l’éditeur de Peau noire, masques blancs, lui demanda d’éclaircir un passage particulièrement obscur, Fanon ne le put. Il expliquait : « Je cherche, quand j’écris de telles choses, à toucher affectivement mon lecteur… C’est-à-dire irrationnellement, presque sensuellement… Les mots ont pour moi une charge. Je me sens incapable d’échapper à la morsure d’un mot, au vertige d’un point d’interrogation ».
Lisant Fanon, on a parfois l’impression qu’une simple prose explicative n’aurait pas pu rendre justice aux mouvements de sa pensée. J’utilise le mot « mouvement » à bon escient : Fanon n’écrivait pas ses textes ; il les dictait pendant qu’il faisait les cent pas, à sa femme, Josie, ou à sa secrétaire, Marie-Jeanne Manuellan. Cette méthode de composition confère à ses écrits une musicalité électrisante : inquiète, pénétrante et, alors même qu’il était atteint d’une leucémie qui devait le tuer, surnaturelle dans son invocation d’un nouvel ordre planétaire, débarrassé du racisme et de l’oppression. Le cinéaste britannique d’origine ghanéenne John Akomfrah, un des nombreux héritiers de Fanon, a utilisé pour son remarquable portrait de Stuart Hall la musique de Miles Davis. S’il devait faire un film sur Fanon, il l’associerait sûrement à John Coltrane qui a formé son quartette classique l’année de la mort de Fanon, et qui est lui-même mort six ans plus tard. Les phrases de Fanon me rappellent les célèbres sheets of sound (nappes de son) de Coltrane : cascades d’arpèges, rapides, denses, en quête permanente.
En perpétuel mouvement, l’écriture de Fanon reflète son existence itinérante. Il n’était pas, par profession, écrivain. Il était médecin, puis porte-parole et diplomate révolutionnaire. Pourtant, on peut considérer que l’écriture avait pour lui une importance prépondérante. Pour celui qui partit de Martinique à 21 ans, sans jamais y revenir ; qui fut expulsé d’Algérie, son pays adoptif, à 31 ans ; et qui mena la vie d’un exilé pendant ses cinq dernières années, titulaire d’un passeport libyen, en itinérance à travers l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne ; pour cet homme-là, l’écriture fut l’unique demeure.
Fanon est en partie responsable des contresens dont ses écrits sont l’objet. Il était à lui seul une petite fabrique de ces slogans qui deviendront plus tard la bande son de la libération du tiers monde.
C’était sa façon à lui de faire face aux problèmes qu’il affrontait dans sa vie difficile et dangereuse. Albert Memmi, un écrivain juif tunisien critique du colonialisme, qui était à bien des égards le faire-valoir de Fanon, disait que ce dernier menait une vie « impossible ». Peut-être l’était-elle. Mais il ne fait aucun doute que Fanon avait choisi sa vie, pour autant que cela soit possible. En ce sens, la vie de Fanon ne ressemble guère à celle de ses contemporains et amis ; patriotes anti-coloniaux tels Patrice Lumumba du Congo, Félix Moumié du Cameroun ou Abane Ramdane d’Algérie, tous aspiraient à libérer leur pays du joug étranger. Fanon en revanche n’a jamais envisagé de retourner à Fort-de France, et fut déçu, se sentit même trahi, lorsqu’Aimé Césaire, son mentor, fit campagne pour que la Martinique devint un département français plutôt qu’un pays indépendant. Peu de temps avant sa mort, il avoua à Simone de Beauvoir qu’il redoutait de devenir un « révolutionnaire professionnel » et parla avec émotion de son désir de s’enraciner. Mais où ? C’était bien là le problème. C’était un homme sans patrie — si ce n’est une patrie future ou imaginaire. Aussi douloureux que ce dut être pour Fanon, son apatridie, la nature migratoire de sa vie, confère à ses écrits une amplitude qui fait sensiblement défaut aux discours de Lumumba ou de Moumié, et que n’égalent pas tout à fait les œuvres de ses illustres pairs martiniquais, Césaire, Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau.
La carrière de psychiatre révolutionnaire de Fanon — soignant les blessures psychologiques et combattant en même temps le système qui les produit — a conféré à ses écrits un charme irrésistible, mais ce lien singulièrement fort entre vie et travail a aussi été la cause de sérieuses incompréhensions. Soignant, soldat, martyr : la plupart des écrits sur Fanon ne vont guère au-delà du dithyrambe, en créant un héros mythique, vertueux défenseur des opprimés par n’importe quel moyen — y compris des moyens qui ne manqueraient pas de susciter des conflits éthiques chez un être doué de conscience, ou pourraient même paraître contradictoires. Icône quasi warholienne de la résistance du tiers monde, Fanon fut adopté par des groupes aussi divers que les Black Panthers, la résistance palestinienne laïque, les révolutionnaires islamiques iraniens, et les banlieusards [Note des traducteurs : en français dans le texte] exclus de France, pour qui la bataille d’Alger n’a jamais pris fin, s’étant simplement déplacée vers les cités [NdT : en français dans le texte]. Au fil de ce processus de sanctification, les caractéristiques complexes de la vie de Fanon se sont perdues : la nature inachevée, ambigüe, parfois torturée de son écriture, notamment dans son rapport à la philosophie européenne ; et surtout les éclairages paradoxaux et contradictoires que l’histoire a donné à ses propos. Ce qui s’est perdu aussi, c’est le thème central, la pulsion centrale qui sous-tend la vie et l’œuvre de Fanon : non pas la lutte contre la domination française en Algérie, en dépit de son importance, mais la lutte pour ce qu’il nommait la « désaliénation », la libération des énergies réprimées des peuples et la réalisation d’un humanisme digne de ce nom.
Fanon est en partie responsable des contresens dont ses écrits sont l’objet. Il était à lui seul une petite fabrique de ces slogans qui deviendront plus tard la bande son de la libération du tiers monde. Dans Les Damnés de la terre, il écrit : « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde ». Comme son héros, Jean-Paul Sartre, il s’efforça de se sortir astucieusement des problèmes au moyen de séduisantes formulations dialectiques, affirmant que le potentiel thérapeutique de la violence pouvait remédier à l’oppression coloniale, alors que son propre travail sur le traumatisme démontrait que la violence anticoloniale hanterait probablement longtemps ceux qui avaient pris part à la Libération. Imaginez qu’on ait conservé pour seul souvenir de Susan Sontag sa remarque selon laquelle « la race blanche est le cancer de l’histoire humaine », et vous aurez une idée de ce que connaissent de Fanon ceux qui n’ont pas pris la peine de le lire.
Après tout, chacun sait que Fanon a écrit « abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Sauf que ces mots ne sont pas de Fanon, mais de Sartre dans sa célèbre préface aux Damnés de la Terre, critique vigoureuse de l’eurocentrisme qui a agi à son propre détriment — et n’a pas non plus servi la réputation de Fanon — en se complaisant dans l’auto-flagellation et en célébrant le terrorisme comme une sorte de carnaval dionysiaque des opprimés.
La violence n’a jamais été le remède que préconisait Fanon pour le Tiers-Monde ; c’était un rite de passage pour des populations et des individus colonisés, atteints par la maladie mentale, selon lui, à cause du projet colonial, lui-même saturé de violence et de racisme. Son travail clinique était la pratique qui étayait sa pensée politique. Il considérait le colonialisme comme une relation profondément anormale ; le colon et le colonisé était enfermés — et construits ensemble — dans une dialectique fatale. Il ne pouvait y avoir là de réciprocité, mais seulement la guerre entre les deux, jusqu’à ce que le colonisé obtînt la liberté. Ce n’était pas plus une « célébration » de la violence que ne le fut la conception hégélienne du maître et de l’esclave, qui clairement l’inspira.
L’autre reproche souvent fait à Fanon le présente comme un défenseur de ce qu’aujourd’hui nous appellerions « politique identitaire », un nationaliste noir insistant sur l’irréductible « fait d’être noir » et cherchant à recouvrer la force vitale de l’authenticité noire, la Négritude célébrée par son mentor Césaire. En réalité, Fanon n’a jamais parlé du « fait d’être noir », parce qu’il voyait la condition d’homme noir non comme un fait mais comme la fantasmagorie d’une société blanche raciste : « le fait d’être noir » était une traduction trompeuse de « l’expérience vécue de l’homme noir ». Qui plus est, Fanon considérait la Négritude comme un « mirage noir », une fuite dans un passé imaginaire, mystique, un renoncement face à un avenir qui restait à inventer. Lorsqu’il était étudiant il était si déterminé à se défaire de l’ombre de Césaire que dans ses premiers écrits — des pièces allégoriques imprégnées par l’influence de Sartre — il évitait complètement le sujet de la race — et on n’y trouvait pas un seul personnage noir. Même lorsqu’il devint un défenseur des luttes révolutionnaires du tiers monde, il resta très critique face aux tentatives nostalgiques de ressusciter la culture africaine traditionnelle. Pour Fanon, la culture n’était pas le produit d’un héritage racial partagé, mais plutôt, comme le dit Achille Mbembe, « la fête de l’imagination produite par la lutte ».
Fanon était un homme des Antilles françaises, issu d’un foyer de classe moyenne. Les « nègres » étaient africains, et il n’était pas des leurs.
On peut éprouver quelque découragement en voyant à quel point Fanon a été mal lu, pourtant il y a là une sorte de vérité poétique. La fausse reconnaissance, et la violente aliénation qu’elle produit, est le fond sur lequel son travail se détache depuis ses premiers écrits de jeune psychiatre à Lyon. Son premier article important, publié en 1952 dans Esprit, décrit la détresse psychosomatique ressentie par les travailleurs nord-africains en France. Perplexes face au constat de douleurs sans lésions, les médecins français en conclurent que ces hommes souffraient de déficiences cérébrales et culturelles. Fanon voyait leur maladie très différemment : « la France est entrée en eux partout, dans leurs corps et dans leurs âmes », seulement pour qu’on leur dise, « ils sont dans notre pays » un reproche que les enfants et petits-enfants de ces hommes continuent d’entendre aujourd’hui.
Fanon lui-même n’était pas immunisé contre le racisme, comme il le découvrit peu après son arrivé à Lyon en 1947. Il combattit et faillit mourir en servant les Forces Françaises Libres, et il reçut la Croix de guerre avec étoile de bronze. Il avait porté le même uniforme que les soldats de la métropole, à la différence des Sénégalais du bataillon, ceux qu’on appelait les tirailleurs sénégalais. Il était, lui, un homme des Antilles françaises, issu d’un foyer de classe moyenne. Les « nègres » étaient africains, et il n’était pas des leurs. Il avait même tenu à étudier à Lyon plutôt qu’à Paris, où il y avait « trop de nègres ». Il préférait être dans un endroit où les peaux étaient plus claires.
Dans ce Lyon à la peau claire, cependant, il reçut un choc douloureux lorsqu’un petit garçon le vit passer et cria : « Regarde, maman, un nègre ! J’ai peur. » L’expérience de se voir lui-même perçu — d’être fixé par le regard blanc — lui procura la scène centrale de Peau noire, masques blancs. Certes, il choisit de partager sa vie avec une Française blanche et de gauche — Marie-Josèphe Dublé, connue sous le nom de Josie — mais le temps qu’il passa à Lyon vit se succéder ce que nous appellerions aujourd’hui des micro-agressions, des compliments condescendants sur son français aux éloges pleins de bonnes intentions sur son intelligence.
Ce dont Fanon souffrit lors de la rencontre avec ce petit garçon en ce « blanc jour d’hiver » c’est, comme Althusser le dit dans son essai classique sur l’idéologie, l’expérience d’être « interpellé » ou « appelé ». Que cette scène centrale se passe en extérieur est crucial dans la force qu’elle dégage. Comme Althusser l’écrit : « ce qui semble se passer ainsi en dehors de l’idéologie (très précisément dans la rue) se passe en réalité dans l’idéologie. Ce qui se passe en réalité dans l’idéologie semble donc se passer en dehors d’elle ».
Fanon n’était pas un disciple d’Althusser, et encore moins un anti-humaniste sur le plan philosophique, mais, dans son premier livre Peau noire, masques blancs, il procède à une tentative qu’Althusser aurait pu apprécier, à savoir montrer comment l’idéologie interpelle les Français des Antilles en tant que sujets racisés. Peau noire, masques blancs n’est pas une autobiographie en tant que telle, mais c’est évidemment le produit de sa vie à Lyon, sa première expérience en tant que membre d’une « minorité » noire, période où il vécut principalement dans une maison close que l’université avait réquisitionnée en raison de la pénurie de logements après la guerre. De façon intéressante, deux chapitres du livre explorent les manières dont l’idéologie défigure les relations interraciales, un sujet qui constituait certainement pour Fanon une préoccupation vive et personnelle.
Le problème de « l’amour » dans une société raciste se trouve au cœur de Peau noire, masques blancs, presque autant que dans l’œuvre de James Baldwin. Celui-ci, quelques années après, entendra Fanon prendre la parole lors d’une conférence des écrivains noirs organisée par Présence Africaine à Paris (Baldwin ne mentionne pas Fanon dans son compte rendu de cette conférence, mais il invoquera Fanon dans son livre Chassés de la Lumière — No Name in the Street, 1972). Le titre de Peau noire, masques blancs aurait pu être Chronique d’un pays natal (Notes of a Native Son) ; pour Fanon, comme pour Baldwin, il s’agit de lutter contre les obstacles à la citoyenneté noire dans une société dominée par les blancs. Cependant son principal combat ici n’est pas contre l’exploitation et la domination coloniale, mais contre les limites raciales du républicanisme français : c’est la protestation pleine d’espoir d’un Français qui demande l’intégration, ce n’est pas un amer rejet de la métropole. Fanon semble confiant dans sa capacité de réaliser un projet consistant « à rien de moins qu’à libérer l’homme de couleur de lui-même ». À le libérer non seulement de la suprématie blanche, mais aussi de toute conception restrictive de la négritude : « Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc ». Le langage employé ici par Fanon devrait paraître familier à tout lecteur de l’essai de Sartre Réflexions sur la question juive (1946), qui soutenait que l’idée du « Juif » en tant qu’Autre était une invention de l’antisémite. Pour Fanon, grand lecteur de Sartre, une personne d’origine africaine devient noir, devient « nègre », à travers et uniquement à travers le regard blanc. Le prétendu problème noir n’était pas moins un fantasme que la question juive.
Pourtant Fanon ne se satisfaisait pas de simplement expédier la race en tant que concept analytique, et de prouver qu’il s’agissait d’une pure construction, contrairement au concept de classe ; un argument que nous avons fréquemment entendu aux États-Unis au cours de la période électorale, chez ces personnes de gauche (liberal) qui se disent class-first (ou class-only), en dépit de la forte fracture raciale révélée par la distribution des votes. Dans une tribune fréquemment citée du New York Times, le philosophe politique Mark Lilla dénigre ce qu’il appelle « le discours de la diversité » le qualifiant de « dramaturgie identitaire » qui « épuise le discours politique » et divise un corps social qui pourrait autrement s’unir autour de réalités telles que « la classe, la guerre, l’économie et le bien commun ».
« Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur... Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal. »
Du point de vue de Fanon, en revanche, la race est toujours déjà une réfraction des idées relatives à « la classe, la guerre, l’économie et le bien commun » : elle traite des relations entre le dominant et le dominé, entre les empires et leurs colonies. C’est certes une fiction, mais elle est si envahissante et si puissante qu’elle produit de profonds effets sur le monde réel. Cela pourrait sembler « une chose très triviale, et facile à comprendre », comme Marx le dit de la marchandise, mais « c’est en réalité une chose très étrange, foisonnante de subtilités métaphysiques et de détails théologiques ». Je dirai que la race joue en quelque sorte le même rôle que la valeur d’échange de la marchandise chez Marx : c’est un fantôme jamais complètement exorcisé au sein de la machinerie d’une société apparemment désenchantée ; une offrande consacrée, non seulement aux iniquités durables, mais aussi au pouvoir persistant du regard, de la déraison et du ressentiment. Et les plus grandes blessures (celles infligées par la race), pour Fanon, sont psychologiques, ce sont les violations de la dignité, et particulièrement la « honte de se voir soi-même » qu’elle répand chez ses victimes. Même un homme noir relativement privilégié, « assimilé » comme lui, était « maudit » : « Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur… Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal. ». Mais comment se libérer de ce cercle infernal et (comme Ta-Nehisi Coates l’écrira plus tard dans Une Colère noire — Between the World and Me) « vivre libre dans ce corps noir » ?
Fanon fut brièvement attiré par le romantisme racial de Léopold Sédar Senghor, et fut tenté de « barboter dans l’irrationnel » comme les poètes de la négritude l’y incitaient. Lorsqu’il lut l’Orphée noir de Sartre, introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (1948), il fut décontenancé par sa condescendance : Sartre justifiait la conscience noire comme « racisme antiraciste » (ce qui correspond à l’« essentialisme stratégique » défini plus tard par Gayatri Spivak) mais la dévaluait comme « temps faible d’un mouvement dialectique » en vue d’une société affranchie des oppressions de classe et de race. Cependant, lorsqu’il conclut Peau noire, masques blancs Fanon parvient à un accord avec cette conception. Il déclare : « je n’ai qu’une solution : survoler ce drame absurde que les autres ont monté autour de moi », pour « tendre vers l’universel » plutôt que de se laisser enfermer dans une « Tour substantialisée du Passé ». Et si cet envol est effectivement entrepris, ajoute-t-il, ce n’est pas par les poètes de la négritude mais par les insurgés vietnamiens en Indochine, qui prennent en main leur propre destinée.
L’insatisfaction de Fanon à l’égard de la modération politique du mouvement de la négritude et de son mentor Césaire, devenu sénateur du département d’outre-mer de la Martinique, pourrait expliquer l’un des grands mystères de sa vie : sa décision fatidique de ne pas regagner sa terre natale après avoir accompli sa période d’internat à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère. François Tosquelles, le mentor de Fanon à Saint-Alban, était tout à la fois médecin et résistant, ayant exercé des responsabilités dans les services psychiatriques de l’Armée républicaine espagnole avant de traverser les Pyrénées en 1939. Il était un précurseur de la thérapie « institutionnelle » ou « sociale » qui tentait de transformer l’hôpital en microcosme reconnaissable du monde extérieur. La thérapie sociale était sous-tendue par l’idée que les patients seraient aliénés socialement aussi bien que cliniquement et que leur traitement dépendrait de la création d’une structure rompant avec leur isolement en les impliquant dans des activités de groupe.
En 1953, après plus d’un an à Saint-Alban, Fanon prit son poste à Blida-Joinville, un énorme hôpital psychiatrique surchargé à environ 40 km au sud d’Alger. Il y était responsable de 187 patients : 165 femmes européennes et 22 hommes musulmans. Il trouva certains d’entre eux attachés à leur lit et d’autres à un arbre du parc. Ils vivaient dans des quartiers séparés, les femmes dans un pavillon et les hommes dans un autre. Le directeur précédent de l’hôpital et fondateur de l’« école d’Alger » d’ethnopsychiatrie coloniale, Antoine Porot, avait justifié cette séparation sur la base de « conceptions morales ou sociales divergentes ». Certains des collègues de Fanon partageaient le point de vue de Porot selon lequel les Algériens, souffrant d’un développement cérébral primitif qui les rendait enfantins et paresseux mais aussi impulsifs, violents et peu dignes de confiance, seraient essentiellement différents des Européens. Fanon, athée antillais, n’était ni un « indigène » musulman ni un Européen blanc ; il se trouva isolé à Blida, à distance du personnel comme des résidents. Ne parlant ni l’arabe ni le berbère, il recourut à des interprètes avec ses patients musulmans. En Algérie, ses amis les plus proches allaient être des militants européens de gauche, juifs pour beaucoup d’entre eux.
Pour faire naître un sentiment de communauté parmi le personnel — et peut-être pour sortir de sa solitude — Fanon créa un bulletin hebdomadaire intitulé Notre Journal. Dans un article frappant publié en avril 1954, il interrogeait l’isolement spatial dans l’asile moderne, anticipant ainsi sur l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault (1961) :
« Les générations qui suivront se demanderont avec intérêt quel motif nous a incités à construire des hôpitaux psychiatriques en dehors de tout centre. Plusieurs malades m’ont déjà posé la question : “Docteur, entendrons-nous les cloches de Pâques ?” […] Quelles que soient les attitudes religieuses que l’on adopte, la vie quotidienne est rythmée par un certain nombre de bruits et les cloches de l’église représentent un élément important de cette symphonie. […] Pâques arrive, et les cloches ne mourront pas pour renaître, car elles n’ont jamais existé à l’hôpital psychiatrique de Blida. L’hôpital psychiatrique de Blida continuera à vivre dans le silence. Un silence sans cloche. »
Rétablir l’ordre symphonique de la vie quotidienne était l’objectif de la thérapie sociale et Fanon le poursuivit avec sa vigilance habituelle, en introduisant la vannerie, un théâtre, des jeux de balle et d’autres activités. Ce fut un grand succès avec les femmes européennes mais un « échec total » avec les hommes musulmans. Les médecins européens plus âgés ne furent point surpris : « lorsque vous aurez passé 15 ans à l’hôpital comme nous », disaient-ils, « vous comprendrez ! ». Mais Fanon refusa de « comprendre ». Il se doutait que l’échec résidait dans l’usage de « méthodes importées » et qu’il pourrait obtenir des résultats différents s’il pouvait apporter à ses patients musulmans des formes de socialité ressemblant à leurs vies à l’extérieur. En travaillant avec une équipe d’infirmiers algériens, il créa un café maure — un établissement traditionnel où les hommes boivent du café et jouent aux cartes — et, plus tardivement, un salon oriental pour le petit groupe de musulmanes de l’hôpital. Des musiciens et conteurs arabes venaient se produire et, pour la première fois dans l’histoire de l’hôpital, des fêtes musulmanes furent célébrées. Une fois leurs pratiques culturelles reconnues, la communauté musulmane de Blida émergea de son sommeil profond. Les adversaires de Fanon l’appelèrent dans son dos le « médecin arabe ».
La curiosité de Fanon pour l’Algérie l’emmena loin derrière les portes de l’hôpital. Au fond du bled de Kabylie, le cœur du pays berbère, il assista à des cérémonies nocturnes où des hystériques furent guéris à l’issue de « crises cathartiques » et on lui parla de femmes qui usaient de « magie blanche » pour rendre impuissants les maris infidèles. Il découvrit une attitude plus tolérante, moins punitive à l’égard de la maladie mentale : les Algériens tenaient les génies pour responsables et non les malades. Dans ses écrits concernant ces pratiques, Fanon ne prononça jamais le mot « superstition ». Cependant qu’il insistait sur la spécificité de la culture nord-africaine, il prit soin d’éviter l’essentialisme de l’école d’Alger. Il chercha à percer la surface gelée et apparemment « naturelle » de la réalité et à dévoiler la fermentation qui s’y dissimule.
Lorsque les rebelles algériens le contactèrent au début de l’année 1955, il avait déjà choisi son camp ; sa première idée fut de les rejoindre dans le maquis.
Lors de la Toussaint 1954, cette effervescence entra en éruption lorsque le Front de libération nationale (FLN) mena sa première attaque, lançant une guerre d’indépendance qui ne finirait qu’environ huit années plus tard. Le FLN était une petite organisation née d’une scission au sein d’un mouvement proscrit, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), dirigé par le père fondateur du nationalisme algérien, Messali Hadj. Dans un premier communiqué, le FLN réclamait une indépendance immédiate et sans condition — la « restauration de l’État algérien, souverain, démocratique et social, au sein d’un cadre prodigué par des principes islamiques » — et déclarait qu’il ne déposerait pas les armes tant que son but ne serait pas atteint. Cela faisait neuf ans que l’armée française, rejointe par des colons, avait massacré des milliers d’Algériens dans les villes de Sétif et de Guelma, où des émeutes nationalistes avaient éclaté le 8 mai 1945, jour de la victoire des Alliés ; neuf années après, la perspective d’une réconciliation entre musulmans et Européens n’a jamais semblé plus improbable. Cependant, en 1954, seule une poignée de musulmans algériens étaient prêts à entreprendre une lutte armée, et presque aucun n’avait entendu parler du FLN. Pour rallier la majorité des musulmans à cette cause et, plus important encore, les persuader qu’ils avaient une chance de l’emporter contre l’une des armées les plus puissantes au monde, il fallait déployer bien des efforts et une dose non négligeable de contrainte. La répression française, massive, donna des arguments aux combattants : destruction de villages entiers, déplacement forcé de plus de deux millions de musulmans dans des camps de « regroupement », pratique généralisée de la torture, exécutions sommaires et disparitions par milliers ; jusqu’à 300 000 Algériens moururent durant la guerre. Fanon, lui, ne fut pas difficile à convaincre. Lorsque les rebelles le contactèrent au début de l’année 1955, il avait déjà choisi son camp ; d’après son biographe David Macey, sa première idée fut de les rejoindre dans le maquis.
Fanon prit de grands risques en aidant les rebelles, donnant accès à l’hôpital pour qu’ils y tiennent des réunions, soignant les combattants au dispensaire, interdisant aux policiers d’entrer avec leurs armes chargées. Il soignait en même temps des militaires français impliqués dans la torture d’hommes soupçonnés d’appartenance à la rébellion. Il ne livra jamais leurs noms au FLN, car les militaires, à l’instar des rebelles, étaient victimes du système colonial qui exigeait d’eux l’accomplissement d’un sale boulot. Devant son domicile à Blida, Fanon découvrit un ancien tortionnaire en proie à une crise de panique. Le patient, un policier, raconta à Fanon qu’il venait juste d’apercevoir dans l’hôpital un Algérien qu’il avait torturé. Il s’avéra que sa victime l’avait reconnu et avait ensuite tenté de se suicider, croyant que le policier était venu le chercher à l’hôpital pour le conduire au poste et reprendre l’interrogatoire.
En septembre 1956, Fanon s’envola pour Paris afin d’assister à la première conférence internationale des écrivains et artistes noirs organisée par Présence Africaine. Dans son discours, il soutint que la défense des « valeurs occidentales » s’était substituée au racisme biologique dans l’arsenal de l’impérialisme : les préjugés coloniaux qu’il rencontrait en Algérie différaient du racisme anti-noir. Il pensait de toute évidence à la « mission civilisatrice » française en Algérie : certes, il ne fit presque aucune allusion à la lutte pour l’indépendance, mais il souligna que le dialogue entre cultures occidentales et non-occidentales ne serait pas possible tant que le colonialisme n’aurait pas pris fin. Ce moment n’était pas encore venu. Le 30 septembre, alors qu’il venait de rentrer à Blida, un groupe de combattantes parvinrent, à Alger, à franchir les barrages dans la Casbah et déposèrent des bombes au Milk Bar, à la cafétéria de la rue Michelet et à l’aérogare d’Air France. Ces attentats, qui tuèrent trois personnes et en blessèrent des dizaines, constituaient des représailles après que des éléments de la police agissant clandestinement eurent posé à la Casbah une bombe qui avait causé la mort de plus de 70 personnes. La bataille d’Alger commençait, et le général Raoul Salan, qui avait signé l’ordre accordant une médaille d’honneur à Fanon, fut promu commandant en chef de l’armée.
Craignant que sa couverture ne finisse par tomber, Fanon remit en décembre sa démission au ministre résident Robert Lacoste. Un mois plus tard, il était expulsé. Mais avant de partir, il eut un bref entretien avec Abane Ramdane, un leader kabyle du FLN qui façonna grandement sa vision de la lutte algérienne. Abane Ramdane, parfois décrit comme le Robespierre de la révolution algérienne, avait de fortes affinités avec lui : c’était un partisan de la ligne dure opposé à toutes négociations préalables à la reconnaissance française de l’indépendance, et un authentique réformateur avec des valeurs républicaines progressistes.
Post-scriptum
Adam Shatz, essayiste et journaliste, est l’auteur de nombreux reportages au Liban, en Palestine, en Égypte et en Algérie. Il collabore régulièrement à la London Review of Books, à la New York Review of Books, au New York Times Magazine, au New Yorker et à The Nation.
Traduit de l’anglais par Marius Bickhardt, Ramzi Jalouali, Matthias Leduc & Sophie Mayoux.