Vacarme 80 / Cahier

le vent tout rouge

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Où les interpolateurs, saboteurs littéraires de textes plus ou moins prestigieux, s’avisent que l’on peut aussi saboter le réel avec un petit papier et un bon coup de mistral. Pour apprendre à saboter le nez au vent.

Ayin aime bien les interpolatrices. D’ailleurs elle en a connu. Elle me l’a raconté devant le tableau rouge, dans son atelier où je buvais du vin d’un autre rouge. Le tableau rouge d’abord n’était pas rouge, ou si peu, dans un coin, d’un rouge qui ne veut pas se faire remarquer, qui ne va pas rester sans doute, qui n’a nulle intention de s’installer sauf si on le lui demande, mais personne ne demande rien à un rouge doté d’un caractère aussi effacé. C’était à Marseille où souffle souvent du mistral. C’est un vent qui n’en fait qu’à sa tête et ce jour-là il a pris la serviette pour se baigner dans les calanques ou pour s’allonger regardant le ciel entre les feuilles des oliviers. Il s’est demandé, le mistral, ce qu’il pourrait bien faire de la serviette, c’est un chien fou ce vent, il vole après il réfléchit et il a l’air un peu idiot avec son trophée tout encombrant que personne ne lui dispute et pourtant cela serait si amusant si quelqu’un venait pour essayer de lui reprendre, mais non, tu as pris la serviette, débrouille-toi à présent. Et comme personne ne jouait avec lui, décidément, il a joué avec le rouge du tableau, lancé la serviette dessus ; rouge étalé, tout le monde pouvait le voir maintenant et pour un peu il en aurait rougi le rouge, mais c’était difficile et il est donc resté là, à attendre. Le mistral est parti jouer ailleurs. Ayin est revenue. C’était son tableau. Mais elle aime bien les interpolatrices. Maintenant le tableau est rouge d’un autre rouge que le vin, Ayin s’est dit si le rouge est là on va jouer, on va construire avec ce qui vient d’ailleurs, avec le rouge qui a passé la frontière du bord de la toile, avec ce qu’on n’a pas décidé. C’était une toile libre. Et moi buvant du vin et regardant le tableau rouge que je trouvais très beau, je pensais aux autres interpolateurs que j’avais laissés dans la maison de l’autre monde (j’avais bien sûr envie qu’Ayin vienne en vacances chez nous), je me disais que j’aurais dû y penser, à quoi au juste je ne savais pas. Et quand je suis rentrée dans la maison de l’autre monde, j’ai pensé que c’est au vent que j’aurais dû penser et aux beaux objets qui prennent le vent pour se transporter, les serviettes, Mary Poppins, les ballons, les âmes des enfants morts et celle aussi de mon oncle Pierre que j’ai vu partir un matin, juste avant qu’on l’enterre, par la fenêtre ouverte sur la mer, d’autres choses qui volent, des chapeaux, des feuilles orange, de jeunes sorciers, des bouts de papier bien sûr. Et je suis partie à Marseille. J’avais un petit papier où j’avais écrit un vers que j’aime bien, c’était un vers de Rimbaud qui parle de la musique, qui dit « La musique savante manque à notre désir », je me suis assise à la terrasse d’un café sur le Vieux Port, j’ai posé le petit papier sur la table, j’ai attendu le vent qui est venu et La musique savante manque à notre désir s’est envolée, s’est posée sur la main d’un homme qui pleurait car la police des frontières le cherchait dans les ruelles mais la musique savante, elle s’en foutait bien des frontières, puis le papier a fait un tour devant les yeux d’une chanteuse sur le chemin de sa maison où l’attendait un homme qui la battait beaucoup et elle est partie chanter au lieu de rentrer chez elle, avec sa musique savante, le petit bout de papier est allé se promener, on se refait pas, sur la toile d’un autre peintre qui s’est remplie d’accords et de demi-soupirs, et comme un tribun haranguait la foule à l’entrée de la Canebière il a virevolté devant ses yeux si bien que le gros tribun ne pouvait plus lire le discours (unissons-nous) qu’on avait écrit pour lui (défendonsnous, protégeonsnous, fermons nos frontières aux serviettes) et le tribun clignait des yeux, à la fin il a dû lire, il a dit unissons-nous pour la musique savante qui manque à notre désir et cela a changé une chose ou deux quand même pour les gens qui l’écoutaient, et on a voulu l’arrêter, la phrase, on a prévenu les autorités mais un papier qui vole ça ne s’arrête pas comme ça, un temps un oiseau l’a pris pour faire son nid et il a plutôt mieux sifflé, puis le papier est parti, et il s’est infiltré dans un texte de loi qui affamait les artistes et la loi a changé un peu, comme si elle rougissait, la loi, d’un rouge de désir, et puis la phrase est allée d’épaules en mains, de mains en lunettes posées sur le nez, d’un marchand de casseroles à un boucher garanti halal, d’un mécanicien qui travaillait sur un bateau en râlant à Pierre qui vendait du thé, il y a eu aussi un rabbin, Chloé en route pour l’école, Éléonore en train de danser le hip hop, Mario un gondolier passant par là avec son O Sole Mio qui changea de couleur, Malik qui broyait du noir, Olivier un grand élancé, Nathanaël qui ressemblait à un bel olivier tout vert, Ayoub qui sourit en lisant, Apostolos en train de jouer sur le mauvais piano du hall de la gare Saint-Charles, et certains ont fait quelque chose, ont construit, filé, varié autour de la musique savante qui manque à notre désir. La dernière fois que je l’ai vue, elle se reposait sur un sein droit, celui de Mary Poppins, dans le ciel.

J’ai compris qu’un saboteur doit savoir voler, ce n’est pas si difficile, il faut juste savoir prendre les rafales et risées rouges.