Vacarme 80 / Commencer

trois éclats de trompette ou le son d’un vacarme

par

Et si le commencement, c’était le son d’une trompette ? Au bas des pages de ce chantier (regardez) [1], les traits d’un trompettiste se dessinent progressivement sous nos yeux, commencement au ralenti, tellement ralenti que ce n’est plus du temps mais un amoncellement d’instants finalement réunis dans l’image d’un son cuivré. La trompette, sans que nous l’ayons prémédité, est réapparue au fil des textes qui nous parvenaient. Elle est là au pluriel, avec les « trompettes en grand nombre » qui devaient accompagner les rebelles au début de l’insurrection des Égaux initiée par Babeuf. La revoici, quand on parle des commencements musicaux, avec la Habanera de Bizet dont la dernière note est la première (et unique) note de la trompette.

Trois éclats de trompette pour un chantier placé sous le signe du verbe « commencer ». Coïncidence ? Peut-être… Ou bien l’indication que le commencement ce n’est pas un moment mais un son, au sens où le son est densité, texture, couleur, image, émotion. Ou encore le signe que le commencement a peu à voir avec le début, avec avant et avec après. Commencer, ce n’est pas passer la ligne de départ ou couper le cordon à l’heure dite. Pour commencer il ne faut pas regarder sa montre ou le calendrier, mais plutôt faire l’épreuve d’un élan et d’un effort pour se dégager de ce qui retient, engonce, empêche.

Car ce n’est pas si facile de tirer un son d’une trompette, pas si facile de commencer quand tout est là pour rappeler la pesante réalité (c’est comme ça), la lourdeur des faits (tu ne peux pas nier que) de la tradition (on a toujours fait comme ça), du passé révolu (on l’a déjà fait), et même des programmes (on va faire ça, tout est prévu, pas de surprise).

Vacarme a vingt ans. Pour une revue, c’est l’âge de tous les dangers et de tous les risques. Le risque de la fatigue et de la lassitude, de la monumentalisation, de la répétition. Le danger d’une transmission qui paralyse celui qui transmet figé en son savoir et celui qui reçoit arrêté en son essor par le récit d’un passé toujours meilleur que l’on peut au mieux imiter, au pire ne pas égaler.

À ces écueils nous avons voulu répondre par un verbe : commencer.

Le commencement n’est pas une date mais un rapport au monde, l’expérience d’un essor (désir, utopie, révolte, révolution, création etc. peu importe le mot).

Commencer, pour un anniversaire, c’est s’affranchir du poids du passé pour regarder devant, ou plus exactement (car l’on ne perd pas la mémoire en commençant) c’est ne retenir du passé que le regard qu’il a lancé vers le futur, la possibilité, l’espoir et l’essor qui ont accompagné l’événement. Quand le récit d’origine engage à la répétition rituelle, le récit de commencement soutient l’action inédite, encore inconnue, surprenante, qui va s’accomplir, peut-être. Peut-être est un beau mot quand on veut commencer.

Commencer pour un anniversaire, c’est jeter le calendrier, déconjuguer et disjoindre le temps pour le cribler de peut-être. Le commencement n’est pas une date mais un rapport au monde, l’expérience d’un essor (désir, utopie, révolte, révolution, création etc. peu importe le mot), le refus de se laisser impressionner par les entraves, un art de déborder hors des limites. Un mouvement à tenter en chaque lieu et chaque instant.

En tenir pour le commencement c’est donc refuser un trajet qui irait du déjà fait à l’encore à faire. Bien au contraire, si on définit le vieux comme le déjà fait et le jeune comme modèle de l’inchoatif, c’est le jeune qui doit apprendre au vieux, en matière de commencement. L’ancien et le récent sont chronologiques, le jeune et le vieux sont des qualités qui se mesurent à leurs forces de commencement.

Si ce n’est que le jeune n’a rien à apprendre au vieux et que c’est mal le dire que de le dire ainsi. Pour commencer, il faut ne pas savoir ou savoir perdre la maîtrise que donne le savoir. Le commencement est le contraire d’une domination, il tire la langue à l’autorité. Pour commencer ensemble, il faut ignorer ensemble, une assez belle forme d’égalité quand on y pense. On commence, personne ne sait.

Voilà pourquoi notre commencement n’a rien à voir avec certains pseudo-commencements dont nous nous méfions quelque peu parce qu’ils vont avec un projet de domination, de maîtrise ou d’entrave.

Le libéralisme sauvage aime bien prendre de beaux atours — innovation, entreprise etc. — qui ressemblent de loin à des commencements. Ils en ont l’air mais pas le son, parce qu’ils servent à assoir un ordre inégalitaire et une domination. L’entrepreneur innovant en quête de puissance économique n’entreprend pas comme nous voulons commencer.

Les récits d’origine, de début, de fondation qui entravent l’horizon et alourdissent les gestes n’ont rien à voir avec le commencement. Au passé nous demandons de l’inaccompli et de l’encore possible.

Les conquêtes et autres colonisations qui prétendent effacer l’étranger et faire de son espace une terre vierge où planter son drapeau ne sont pas notre commencement. Ce qu’il s’agit de conquérir c’est une étrangeté à soi-même.

Le (re)commencement forcé que l’on inflige à l’autre, déplacé, réfugié, exilé, sommé d’oublier ou de crever n’est pas notre commencement. Commencer, c’est pour s’arracher, pas pour déraciner un autre. Commencer, c’est se faire page blanche pour accueillir la différence.

Commencer, comme nous voulons commencer, ce n’est pas faire emprise, c’est se déprendre de ce qui fait emprise sur nous. Pour nos vingt ans, nous ne voulions pas un monument qui retient ou un programme qui engage. Nous nous sommes fait le cadeau-surprise d’éclats de commencement que nous avons réunis dans une constellation, du film au tatouage, de la musique au dessin, de la lecture à la radio, du théâtre à la psychanalyse. Nous avons cherché des premières phrases, des premières images, des premières idées, des premières notes, des premières paroles. Nous les avons trouvées partout, à tous les temps, et pas seulement au début. Nous avons demandé à l’histoire de nous donner du futur encore à commencer, à la philosophie de nous apprendre à démasquer les origines déguisées en commencement. Nous avons fait l’expérience du déséquilibre, condition du mouvement, comme ce neurone dessiné par Freud que l’on verra au détour de ces pages : étrange silhouette en train de culbuter vers le bord de la page vers quelque chose que l’on ne voit pas.

Nous commençons pour aller vers l’inconnu, sans peur et avec élan, pour accueillir en sachant nous taire, pour initier sans faire effraction. Nous commençons pour nous arracher aux sables un peu boueux du déjà connu déjà fait. Il y faut du vacarme mais un vacarme mêlé de silence ou de points d’interrogation, l’énergie d’un bruit mais mis en forme dans le son, la note du commencement. Pour nos vingt ans nous commençons en soufflant le son du vacarme.

Dossier coordonné par Floriane Laurichesse & Sophie Rabau

Notes

[1Disponible uniquement dans l’édition imprimée de ce numéro