commencer, histoire de révolution
par Sophie Wahnich
Image extraite du film «La Reprise du travail à l’usine Wonder» (1968).
Une révolution, comme chacun sait, c’est à la fois un ébranlement et un retour. On sait moins qu’en matière de révolution le retour du passé est inséparable de l’ébranlement, qu’une révolution c’est la reprise (non la répétition) des essors et des élans passés. À condition qu’un peu de magie s’en mêle… et que le présent déborde le passé. À lire maintenant et demain pour apprendre à faire la révolution avec l’Histoire, pour commencer avec le passé, pour penser déjà à nos futurs débordements.
Il y a différentes manières de commencer. La naissance et la renaissance.
La naissance, c’est brutal et tumultueux mais on ne le sait pas immédiatement ; on le saura plus tard, dans l’effroi rétrospectif de l’échappée belle. La mort rôde près de toute naissance.
La renaissance, c’est aussi brutal et tumultueux mais on le sait davantage, car pour qu’ait lieu une renaissance, il faut une boucle du temps réfléchie et une décision. Mais ça ne suffit pas non plus. Pour qu’une renaissance soit effective il faut qu’elle soit aussi, pour une part au moins, naissance.
L’histoire est faite de naissances, parfois à peine visibles, et de boucles du temps souvent indécises, parfois décidées et même anticipées. Une révolution, c’est de l’histoire, tissée de naissances, de renaissances et d’incertitudes.
boucles du temps, nos fantômes
« Tout ce qu’on a fait, il fallait le faire et il faudra le refaire » disait une syndicaliste des voies et signaux de la gare de Lyon en 1995. Peut-être voulait-elle dire que la lutte qui se menait ne serait pas achevée, c’est-à-dire pas suffisamment victorieuse pour qu’il ne faille pas recommencer et repartir en grève pour obtenir gain de cause. Mais peut-être savait-elle aussi que cette grève serait, même minimalement, une petite prophétie de liberté. Les jeunes cheminots qui l’an dernier ont lutté contre la loi travail avaient cette grève transmise comme point d’appui et comme butée. Ils savaient, en comparant au jour le jour ce qui se passait en 2016 et ce qu’on leur avait dit de 1995, qu’ils avaient raison, mille raisons de refuser ce changement du droit du travail, mais ils savaient aussi qu’ils étaient encore plus seuls qu’en 1995, que ça ne prenait pas comme ils l’auraient souhaité. En 1995 on avait fabriqué des petits juppeus diplodocus à promener dans les manifestations pour refuser la loi Juppé et sa manière de regarder vers le passé d’un capitalisme sauvage, en 2016 certains individus qui se croyaient de gauche essayaient de convaincre d’aller voter « Juppé » aux primaires de droite pour éviter Sarkozy. Ces boucles-là ont toutes fait long feu.
Mais pour autant, commencer c’est souvent, au moins pour une part, re-commencer. Il faudrait faire comme dit le cinéaste Hervé le Roux, une deuxième prise, ce qu’il a fait pour cette femme des usines Wonder filmée par des étudiants de l’Idhec en 1968 au moment de la reprise du travail. Dans le sillage du mouvement de 1995, il cherche à la retrouver. En 1968, elle ne voulait pas reprendre le travail, elle le disait haut et fort, en pleurant et en criant « Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c’est trop dégueulasse ! ». 1968, lignes brisées de l’utopie, mais lignes de vie de l’utopie. Quand l’utopie a été délaissée par épuisement ou anéantissement, il faut la reprendre, la ressaisir. Mais une reprise se distingue du répétitif. Une reprise, c’est un savoir qui se réinvente et qui ouvre une nouvelle voie, ou qui échoue. Les fantômes d’un passé monumental, pourvu qu’on ait appris à leur parler et à les écouter, offriront lucidité, critique et courage. Bénéfice de l’expérience et des bons conseils. « Le monde est vide depuis les Romains » disait mon ami Saint-Just. Mais, c’est connu, les conseilleurs ne sont pas les payeurs, leurs encouragements sont nécessaires, mais pas suffisants. Faire de l’histoire, c’est sans doute cela, chercher à comprendre et à entendre nos bons et nos mauvais fantômes, les Romains, les révolutionnaires français, les rêveurs et crieurs de mai 1968. Mais les historiens ne sont que des acteurs sociaux, ceux qui mettent à disposition des formations discursives éclairantes et critiques, encourageantes et monumentales. Alors ce quelque chose d’autre qui fait qu’il y a révolution, reprise de l’utopie sans répétition, ce serait quoi, une alchimie ?
alchimie
Si l’on appelle alchimie ce qui obéit à une recette mais ne peut s’en déduire, alors oui, c’est une alchimie. On pourrait dire aussi une subversion faite de finesse et de magie. Foi expectante déterminante.
Pour changer le monde en 1789, il aura fallu trois ingrédients. D’abord une grande formation discursive, c’est-à-dire un projet, une utopie, un imaginaire. Tous les arguments qui font scintiller un autre monde possible, les fameuses Lumières avec la myriade de publications, de spectacles, de conversations qui les ont diffusées avec leurs contradictions et leurs inventivités géniales. Ensuite, une formation sociale hétérogène, c’est à dire faite de la variété impressionnante de bigarrure sociale que constitue le Tiers-État, et puis des transfuges des ordres privilégiés, la noblesse et le clergé, des Mirabeau, des Grégoire, des Sieyès. Ces derniers travaillent pour le Tiers-État et contre leur ordre en reconnaissant pour projet et objectif la même utopie que ce tiers. La même foi en l’impossible se partage alors.
À l’intersection, une formation politique. Pour la période révolutionnaire, le parti des patriotes qui se déploie en clubs multiples. Parmi eux, le club Breton, le premier, voué à devenir le club des Jacobins. Et quelque chose de plus. La magie.
Cette magie aligne ces trois ingrédients, et troue l’horizon d’attente, fabrique l’événement.
Car l’événement dispose de protagonistes mais ne s’accomplit pas dans la maîtrise d’un grand stratège qui appliquerait un plan d’action. « Ça » surgit des situations, un initium révolutionnaire, et chacun sent à quel point c’est incertain et fragile. On y subvertit des mots, des lieux, des institutions, on y prend des risques. Alors magie cela voudrait dire subversion inattendue qui colle au réel, à sa matérialité, qui colle aux expériences incorporées, aux rituels déritualisés, l’art de fabriquer des sauts qualitatifs, des sauts irréversibles. À chaque saut le vieux monde s’écroule. L’art du saut comme celui de ne pas pouvoir retourner en arrière. Une vieille institution de 1614 est appelée à ressusciter en 1789, pour sauver les privilèges des nobles. Elle devient le lieu de ce saut.
une radicalité sans attendre
Cette alchimie en mai-juin 1789, c’est celle d’une tentative : empêcher que les états généraux se déroulent comme prévu. Refuser de ce fait de vérifier les pouvoirs de chacun des députés par ordre, car pour le Tiers-État ce serait ainsi en reconnaître la validité. Et ensuite attendre, attendre que ça bouge du côté de ceux qui veulent maintenir l’ordre et les ordres. Passer des alliances au nom de l’unité des trois ordres avec des acteurs qui n’ont en fait pas la même visée. Mounier veut l’unité des états généraux mais le maintien d’un Ancien Régime juste légèrement transformé. Sieyès souhaite une constitution vraiment neuve et qui même pourrait se passer de la noblesse, Mirabeau aussi. Le Chapelier et Robespierre veulent un vote par tête comme signe de l’égalité politique.
Les nobles se cabrent. Ils ont compris qu’avec le vote par tête engagé dans cette vérification des pouvoirs en commun, ce qui leur est demandé, c’est de renoncer à l’existence même de la noblesse. La noblesse était conférée par la tradition, la citoyenneté doit l’être par la raison. Avant toute délibération, il leur est proposé de détruire la noblesse conférée par la tradition et de la remplacer par la citoyenneté conférée par la raison. De dire adieu à la tradition donc. Et ceux qui le proposent sont, pour certains, de ces aristocrates passés dans le camp adverse. La radicalité révolutionnaire est là, et là d’emblée.
magie des lieux de l’attente
Or, le Tiers-État occupe la salle des menus plaisirs prévue pour tous : là réside l’événement matériel. Dès le 6 mai 1789, lendemain de l’ouverture des États généraux, comme les ordres privilégiés ne sont plus dans la salle commune, ils sont « absents ». Or leur absence est vécue comme une carence. Le peuple et le public qui fréquentaient la salle voyaient la salle des États avec une partie des États dedans, et du coup cette partie des États devenait symboliquement la Totalité des États, trouée par des absences. Le public identifia peu à peu la salle et la société attendue. Par la matière, la salle, l’idée se matérialise. En retour la matière, la salle, s’idéalise en devenant le lieu qui contient la société à venir. Là réside la magie. La société est devenue homothétique au lieu qui la contient en puissance. Cette magie prend également une autre forme, celle d’un fantôme qui rôde dans l’Assemblée. Grégoire, dans ses mémoires, évoque le moment crucial du vote sur la création et reconnaissance de l’Assemblée nationale. Il interroge : « Comment le vote de 12 à 15 personnes pourra-t-il déterminer la conduite de douze cents députés », la réponse fut celle-ci : « la particule “on” a une force magique. (…) en disant parmi les patriotes on est convenu de telles mesures, “on” signifie quatre cents comme il signifie dix ». La magie tient au fait que les individus ne vont pas voter par lucidité arithmétique mais par conformité désirée à un fantôme de majorité. Sieyès avait d’ailleurs déjà affirmé cet étrange rapport de soustraction positive dans Qu’est ce que le Tiers État : « Qui donc oserait dire que le Tiers-État n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. » [1] Le Tiers, au même titre que la salle, est l’incarnation de la totalité de la société d’individus attendue contre la société d’ordre. Même seuls, les députés du Tiers incarnent l’unité, et c’est à ce titre qu’ils sont sacrés.
Les manquants sont apparus comme tels et les présents comme l’Assemblée nationale faite de la majorité des députés, « la plus grande part », qui renvoie à une formule électorale qui existait aussi sous l’Ancien Régime, mais ne prenait pas le même sens. Là est le saut, tour de force juridique et passe-passe linguistique. La création de l’Assemblée nationale se fit en trois temps : se reconnaître comme « Assemblée nationale » dans les mots du roi, et refuser à ce titre qu’on vérifie séparément les pouvoirs des députés. Attendre. Dire qu’il était temps de faire sans plus attendre, et voter.
la Révolution comme débord
La transmutation d’États généraux en Assemblée nationale constituante n’est donc pas une révolution juridique au sens où il s’agirait d’un accord entre gens de bonne compagnie qui auraient pris la décision en se parlant et en élaborant de transformer une société d’ordre en une société d’individus. Il s’agit d’un processus où les forces engagées, loin de relever de la procédure juridique rationnelle, relèvent de ce qui déborde chacun et tous.
L’expérience de Mai-Juin 1789 permet de prendre la mesure du caractère imprévisible, incalculable du saut politique révolutionnaire. Mais il ne suffit pas d’attendre que la magie opère, il faut tenter des actes, il faut des conditions de possibilité qui sont parfois des coups de chance, une salle refusée, une salle investie, parfois des compétences métaphysiques.
Regarder ainsi l’événement révolutionnaire permet de faire de chacun des acteurs en présence, vous lecteur, moi historienne, cette revue qui accueille notre échange, un acteur responsable de ses actes réfléchis. Car tout geste concourt à la réussite ou à l’échec de la transmutation. Le saut révolutionnaire ne relève pas alors d’une pensée analytique et déductive mais d’un geste de courage qui donne sens à une convergence heureuse de rationalité et de magie.
L’énoncé « Attention mesdames et messieurs, ça va commencer… » propre au spectacle n’est pas à ce titre révolutionnaire. À moins que le spectacle ne sorte de sa salle et la critique de sa revue et que chacun tente quelque geste de reprise.
Notes
[1] Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ?, 1788.