Vacarme 80 / Commencer

« le moment est précieux »

par

La tentative de renversement du Directoire menée par Gracchus Babeuf en 1796 est moins un échec qu’un essor et un élan susceptibles de rejaillir dans la mémoire collective.

Le 10 mai 1796, Gracchus Babeuf est arrêté, dénoncé par Grisel, traître ou espion stipendié par le Directoire. Sont alors saisis de nombreux documents que la Haute-cour de justice fera éditer sous le titre Copie des pièces saisies dans le local que Baboeuf occupoit lors de son arrestation [1]. Il s’agit de documenter la conjuration pour laquelle Babeuf, et plus de cinquante autres démocrates, seront mis en jugement. L’interprétation de ces pièces, qui constituent une véritable manne pour l’historien, sera l’objet central du procès qui se tiendra de février à mai 1797. Les accusés plaident que leurs réunions, au cours desquelles ces documents ont été élaborés et discutés, n’étaient que le rassemblement de « mécontents » et que tout cela n’a pas débouché sur le moindre commencement d’une organisation d’insurrection. Les pièces saisies prouvent le contraire : les conjurés ne se sont pas contentés de critiquer le gouvernement, mais ont pensé et organisé le jour de son renversement. Les « babouvistes » n’ont pas seulement gémi sur les malheurs du peuple, ils ont bien pensé et entamé les démarches pour entrer dans une ère nouvelle.

Les babouvistes ont immédiatement envisagé leur postérité et la fin de leur mouvement comme le début des luttes du XIXe siècle.

Il y a un jour où cela commence « vraiment », un jour où l’on diffuse le mot d’ordre « il faut insurger » sur des circulaires imprimées. Elles sont prêtes, ces circulaires. Prêtes à être imprimées en tout cas : on en a retrouvé le modèle, de la main de Buonarroti qui a seulement laissé en blanc le jour exact où cela commencera : « Paris, l’an 4e de la République ». Ce jour-là, « s’il peut s’emparer de l’endroit où elles sont déposées », le général en chef « enverra après le commencement de l’insurrection » des trompettes en grand nombre pour que les insurgés en fassent précéder leurs marches. Ce jour-là, il faudra que la masse du peuple se lève, incitée par les agents qui auront été prévenus : « dès le commencement de l’effervescence », il faudra l’encourager.

En l’an IV, les babouvistes pensent que cette effervescence est possible. Dans un temps pas si lointain, les démocrates avaient pourtant balancé à croire que ne pas renoncer aurait du sens. C’est qu’après Vendémiaire « le feu sacré étoit éteint », selon Babeuf : ainsi que le notera plus tard Buonarroti, le peuple de Paris « languissait dans une profonde indifférence » ; « on eût dit qu’ils avaient oublié la cause pour laquelle ils avaient combattu » [2]. Il fallut donc commencer seul, se « lancer », comme l’écrivit alors Babeuf dans le Journal de la liberté de la presse, du 25 fructidor, an II, parier que ce qui avait été pourrait être à nouveau, que le peuple pourrait retrouver son ardeur. Que signifiait pour Babeuf « se lancer » ? Jetant ce mot dans les premiers numéros de son nouveau journal, il indiquait qu’il ne cesserait de critiquer le gouvernement établi, afin de désabuser le peuple, afin de le disposer à renverser la tyrannie. Il fallait commencer seul pour « déroyaliser » le peuple. Une fois ce travail idéologique accompli, il devenait possible « de faire lever le peuple au premier signal ». Le peuple commencera une révolution nouvelle, qui devra être la dernière. Cette révolution nouvelle, nouveau commencement, régénération, n’était-ce pas pourtant, en l’an IV, forcément un peu un retour du même, puisque ce qui donnait l’assurance que ce peuple pourrait être révolutionnaire c’était aussi qu’il l’avait déjà été. En réalité, il ne s’agissait en aucun cas de rejouer 1793 à l’identique : quelque chose d’autre et de nouveau devait commencer — au point que pendant très longtemps les babouvistes cherchèrent à éviter toute alliance avec les anciens montagnards, voyant en eux les porteurs « d’anciennes passions ou d’anciens préjugés dans le cas d’être nuisibles à [l]a complète régénération ». Il fallait vraiment que ce fût un re-commencement.

Et si l’insurrection échouait ? « Eh bien ! il faut savoir la consolider » : le commencement est un moment « précieux, il est unique, il ne se représentera plus », de son usage « peut dépendre notre sort perpétuel » ; il faut penser ce qui vient après le commencement. Et si l’insurrection échouait quand même ? « À la dernière extrémité nous nous ensevelirons […] sous les ruines de la liberté », écrit Buonarroti dans son brouillon de circulaire insurrectionnelle : penser le commencement, c’est aussi penser la fin — et le re-commencement suivant, puisque les babouvistes ont immédiatement envisagé leur postérité et la fin de leur mouvement comme le début des luttes du XIXe. D’après Buonarroti, c’est sur les bancs de la Haute-cour de Vendôme qu’il fit à Babeuf et Darthé la promesse de venger leur mémoire et de faire le récit exact de ce qu’avaient été leurs intentions ; et c’est bien cette mémoire reconstruite qui va irriguer la pensée des possibles re-commencements dans le premier XIXe siècle. Dans les manifestes écrits par les insurgés, en 1830 comme en 1848, l’insurrection est animée par le passé inaccompli de la « Conjuration des Égaux » ou, ce qui revient au même, par un commencement passé source d’un nouveau futur [3].

Post-scriptum

Déborah Cohen est maîtresse de conférences en histoire moderne à l’université de Rouen-Normandie. Elle est l’auteure de La Nature du peuple : les formes de l’imaginaire social (XVIIIe, XXIe siècles) aux éditions Champ Vallon.

Notes

[1À Paris, de l’Imprimerie nationale, nivôse an V. Sauf indication contraire, les citations sont toutes extraites de la sixième liasse.

[2Philippe Buonarroti, Gracchus Babeuf et la conjuration des égaux, Paris, Armand Le Chevalier, 1869 [1828], p. 43 et p. 38.

[3Voir Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté, une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016 , p. 10.