Vacarme 80 / Commencer

l’homme vert de la page blanche

par

D’où viennent les dessins ? Où sont les dessins avant d’être dessinés ? Anaïs Vaugelade, auteure et illustratrice de livres pour enfants, se pose la question.

Jambes pliées sous moi, calée contre l’accoudoir du canapé beige, j’écoute Mouloudji sur le tourne-disque de mes parents. « Le myosotis et puis la rose, ce sont des fleurs qui me disent quelque chose, les coquelicots, le champ de blé, dans la lumière de l’été, un homme l’aimait qu’elle n’aimait pas, y’avait trois gouttes de sang qui faisaient comme une fleur ». Cette chanson me fait beaucoup d’effet. À chaque écoute j’ai le cœur suspendu, comme si je ne savais rien de ce qui allait se passer au dernier couplet. Je me figure si bien le blé, les coquelicots, je les vois avec tant de réalité qu’il me semble qu’il suffirait de prendre une feuille, d’y poser mon crayon, pour que la chanson entière s’écoule toute seule par la mine.

C’est un après-midi, la grande page devant moi posée sur le carrelage du salon, le crayon jaune, le crayon rouge, le crayon bleu cyan. Je dessine des épis, des coquelicots, du ciel, puis je colorie, très longtemps, très minutieusement et jusqu’au bord de la page. Et à la fin de l’après midi, la page est entièrement coloriée. Vraiment, un coloriage admirable. Mais rien du ciel, rien de la lumière de l’été, rien des coquelicots, rien du drame.

Un autre après-midi, fin de l’après-midi, soir qui vient, hiver, route de campagne. Trois adultes marchent devant, je suis derrière, je suis à la traîne, et quand à un moment je lève les yeux je vois, posé sur le dégradé du ciel, un grand nuage rectangulaire. Il me semble qu’il est apparu d’un coup. Je veux héler les adultes, Vous avez vu ce nuage ? Mais les adultes sont loin devant. Les yeux suspendus au nuage immobile, j’avance, avec un sentiment de miracle et de surplace, et je pense, « en tout cas, inutile d’essayer de dessiner un nuage pareil vu que personne ne voudra croire que c’est un nuage vu que, un nuage, normalement, c’est comme ça : »

Quelque temps plus tard, un autre après-midi, moquette de ma chambre, le crayon s’enfonce un peu trop et menace de percer la feuille, je dessine un loup. Dos (patate allongée). Quatre pattes. Griffes (triangles). Queue (scie aller, scie retour). Tête (carré). Un seul œil (le loup sera de profil). Une seule oreille (pour la même raison). Bouche (fente dans le carré, zut, le bord du carré ferme l’ouverture de la fente, pas grave je vais le transformer en dent) dent donc (triangles), mais… ça ne fait pas loup. Je récapitule : dos, quatre pattes, queue, tête, un seul œil, une seule oreille, bouche, dents, tout y est pourtant. Je récapitule encore : dos, quatre pattes, queue, tête — manque le museau ! Bon sang, le museau, comment ai-je pu oublier le museau, vite, un ovale.

Ne dessinez pas, mademoiselle.

Encore un après-midi, mais je suis plus grande, autoportrait devant le miroir de la salle de bain, je comprends tout : que les lignes qui déterminent les formes sont des vues de l’esprit, que l’air est une masse de molécules qui épouse la masse de molécules des corps, et qu’il n’y a pas la place de glisser la moindre ligne entre. Je réinvente l’impressionnisme avec beaucoup de conviction. Où commence le bras ? Où fini la serviette ? Le brun du bras du modèle s’émiette et se perd dans le rose du drap de bain, qui lui-même se difracte et contamine le brun du bras — est-ce encore du brun d’ailleurs ? À bien regarder, j’y distingue du vert maintenant. Et un peu de violet aussi non ? J’écarquille les yeux, je m’hypnotise de cette ligne qui n’existe pas. Oui, du violet. Et du vert. Et un genre de orange aussi. Et mon image : une tartine de bouillie.

Lors de notre premier rendez-vous, celui qui allait devenir mon éditeur a eu cette phrase : Ne dessinez pas, mademoiselle, le dessin, c’est difficile. C’est trop difficile pour vous. Ne dessinez pas. J’ai rangé mes feuilles dans mon carton, perplexe. Il m’a fallu du temps pour comprendre — peut-être pas pour comprendre ce qu’il avait voulu dire, mais pour comprendre quelque chose : à défaut de dessiner, je pouvais toujours raconter. Raconter par le dessin, même. 

 Si je n’étais pas publiée, j’aurais sans doute arrêté de dessiner depuis longtemps. Que faire des livres pour enfants soit mon métier, que je sache dès le matin quoi faire de ma journée (moi qui n’ai jamais eu beaucoup de talent pour vivre), c’est d’une aide considérable, pour s’y mettre.

Certains, pour faire décoller la fusée, chargent tous les carburants disponibles à la pompe : colère, désirs de gloire, paranoïa, détestation, tout est bon pour s’arracher au sens commun, toutes les puissances, même les plus noires. Et la puissance est une beauté. 

D’autres, s’installent à l’intérieur de leur folie une bonne fois pour toutes, et passent la vie en apesanteur, je dis apesanteur mais ce n’est pas leur faire justice, je vois bien qu’ils pédalent sans relâche tel le coyote au-dessus du précipice. Tout à la poursuite du bip bip ils sont passés par-dessus bord, maintenant s’ils cessent de pédaler ils chuteront et s’écraseront au fond. Ils le savent, nous le savons. Le vertige est une beauté.

Moi, je suis du genre rampant. Je rampe (le bip bip sans doute est là-bas très loin devant, beaucoup trop loin, qu’il ne se soucie pas de moi je ne me soucierai pas de lui). Je rampe, je rampe sur le plateau, je rampe le long de la paroi, je rampe au fond du précipice, je remonte de l’autre côté. Je ne vais pas vite, et je ne commence jamais. J’y pense, tout le temps — mais y penser, ce n’est pas commencer encore — jusqu’à ce que la pensée forme une histoire racontable. Alors je découpe l’histoire, je la storyboarde — mais story-border, ce n’est rien commencer du tout, c’est une transition — puis je dessine — mais si je dessine c’est que tout est déjà trouvé, l’histoire, le rythme des pages, le livre est déjà là quand je me mets à dessiner. Il m’arrive de faire des livres, des livres comme des boulettes en poussière du chemin, agglomérée par le mouvement de reptation. Je me dis que l’opiniâtreté doit avoir sa beauté aussi, sans doute.

Sans doute la beauté d’une image n’est jamais dans l’image, sans doute la beauté est ce que l’image est, de sa conception à sa diffusion, à sa réception, nul doute, je suis débordée. Ma partie, c’est seulement de négocier des solutions graphiquement viables, des accommodements avec les lieux communs du dessin académique, du dessin tout de suite identifiable, lisible immédiatement. Le « quelque chose de vrai », le truc qui active les images, je le guette, je l’espère de toute mon impuissance.

Un jour j’avais dessiné un iris, avec beaucoup de soin et de concentration, pour l’anniversaire d’une amie qui aime les iris. Elle m’a remercié, elle a dit « On dirait un visage ». Rien ne m’aurait fait plus plaisir que ce compliment, vous comprenez ?

La page est blanche. Bientôt le premier trait : il barattera l’océan de lait, il séparera le gras du maigre, il distinguera le ciel de la terre, et cætera, et cætera.

La page est blanche, mais il y a tout. Tout est là, tout c’est-à-dire… Tout ce qui pourrait, mais sous forme de gaz, ou de… de photons. Ou de… Et il y a un vouloir. Un vouloir qui appuie, qui pèse. Qui crée une perturbation. Qui fait que ça ne va pas rester éternellement ainsi. Pas éternellement. Quoique ça pourrait. Mais, pas cette fois, et donc, à un moment, quelque chose va se produire. Quelque chose va basculer. Mettons, quelque chose comme un précipité, en chimie. Une réaction en chaîne.

La page est blanche et la dessinatrice darde la page de toute l’intensité de ses rayons, et la page réfléchit, mais sa surface est déformante, c’est-à-dire elle n’est pas réellement déformante, simplement elle n’est pas neutre, il n’y a pas de surface neutre, la matière n’est jamais neutre, nulle part, et la page renvoie une image déformée à la dessinatrice. La pauvre, elle ne s’attendait à rien mais elle ne s’attendait pas à ça. Car l’image n’est jamais celle qu’on attendait, elle déçoit inévitablement, surtout comparée à l’autre image, à l’image d’avant l’image (comparée à l’image qui n’existe pas ?).

La page est blanche mais c’est une illusion d’optique, elle est blanche par un effet de superposition de toutes les images, de toutes les images vues, de la mémoire de toutes les images vues par la dessinatrice. Le blanc, c’est simplement la couleur de la culture en veille. Au premier coup de crayon, ces images se dresseront toutes, comme une forêt de pop-up, une forêt inextricable et bavarde, « C’est marrant tu dessines les pommettes comme Rabier », « Les pieds, ce serait pas un peu Ingres, ces pieds ? », « On voit que t’as regardé Ware ».

La page est blanche mais le téléphone sonne, celui qui est devenu son éditeur demande à la dessinatrice s’il ne serait pas possible quand même d’avoir quelque chose pour mardi. Pour mardi ? Pas de problème répond-t-elle.

La page est blanche tel le désert que parcourt Moïse, sourate 18 verset 65, quand il revient sur ses pas à la recherche de son dîner perdu. Son dîner, c’était un poisson sec, mais, au confluent des deux mers, profitant de l’inattention de Moïse, le dîner s’est enfui, il est retourné à l’eau. Moïse vient de s’en rendre compte et il fait immédiatement demi-tour dans l’idée de repêcher le fuyard, il revient sur ses pas et là, dans le désert, se tient quelqu’un. Un inconnu. Qui n’était pas là tout à l’heure, en tout cas, Moïse ne l’a pas vu tout à l’heure, il aurait juré qu’il était seul dans ce désert. L’inconnu — un homme vêtu de vert dans certaines versions, un Verdoyant dans d’autres (parce qu’à son abord, tout pousse), un petit homme vert de type extraterrestre dans une version de 2017, bref — l’inconnu assure à Moïse que, si, il a toujours été là, de toute éternité. Moïse avait mal regardé. L’inconnu vert est instruit, il sait une foule de choses, et il est d’accord pour les enseigner à Moïse, si celui-ci veut bien faire preuve d’un peu de patience.