Au Front (1987)

un calibre dans le sac « Au Front », 1987

par

Je suis désormais secrétaire de la section du 15e. Roland, faisant fi de mon poste au sein du FNJ, m’a nommée début mars après avoir longtemps hésité : il craignait que je ne tombe amoureuse, comme mon prédécesseur, un facteur qui déserta la permanence après avoir rencontré la femme de sa vie. Que doit-il penser aujourd’hui, après que je les ai quittés en prétextant une histoire d’amour retrouvée ?

Au bout de quinze jours de tergiversations, il s’est décidé. Avec ses doigts enduits de cambouis, il mettait une heure pour taper une enveloppe. Il a réfléchi encore un peu, m’a demandé si je pouvais venir l’aider sans avoir de titre, puis la semaine suivante, perdu dans son fichier mal tenu, il a pesté contre ce facteur qui n’avait jamais fait son travail correctement et m’a désignée secrétaire sans plus de cérémonie.

Maintenant, il m’arrive souvent de le retrouver au local une heure avant tout le monde. Nous tapons des lettres à n’en plus finir. Il est heureux de jouer au patron qui dicte son courrier. La plupart du temps, c’est sa correspondance personnelle que nous traitons. Roland a en effet une manie : il adore écrire au Méridional qu’il n’apprécie plus depuis que le journaliste Gabriel Domenech a démissionné pour se consacrer à ses tâches de député du FN. Une autre de ses cibles préférées est Radio-Dialogue, une station locale chrétienne et humaniste qui l’horripile. Roland ne conçoit d’Eglise que traditionaliste.

Nous n’écrivons jamais aux instances du Front national, si ce n’est lorsque nous enjoignons à nos neuf compagnons d’assister à la réunion de bureau dont ils font tous partie. Ce courrier me semble ridicule puisqu’ils sont presque toujours présents aux permanences, mais Roland y tient : « Ça fait bien ! »

Finalement, nous sommes tous les deux satisfaits de cette nomination. Moi, elle me donne accès au fichier des adhérents que je consulte tout à loisir ; lui, elle lui permet de se mettre en valeur, de transmettre son savoir militant. Espérant secrètement pouvoir me faire plus avant la cour, il m’invite même une fois à déjeuner sur le ravissant port de l’Estaque pour que nous ayons plus le temps de discuter.

Passé la première fourchette d’aïoli, il attaque :

— Faut se méfier du 16e, tu sais ? Parce que le 16e, celui qui le dirige c’est un copain d’Isoardo, le mec qu’est communiste...

Je soupire : encore une nouvelle version des querelles qui opposent les deux sections, encore une raison de déblatérer sur les voisins. Seulement cette fois Roland brosse un tableau en perspective, et sur la trame du fond dessine le portrait du suspect numéro un : André Isoardo, alors secrétaire adjoint de la fédération marseillaise. Avant d’adhérer au Front, en 1983, cet homme, qui seconde Ronald Perdomo, est resté dix ans au Parti communiste.

Roland n’admet pas une ascension aussi foudroyante et y voit une manoeuvre de déstabilisation de l’ennemi.

— D’abord, ce mec, il dit qu’il a changé. Seulement, il n’a pas changé du tout, et c’est pas à moi qu’il fera croire qu’il est devenu d’un seul coup nationaliste. La preuve, c’est qu’il dit toujours : « Moi, je suis un prolétaire, un ouvrier comme vous ». Mais, moi, j’ai rien à voir avec lui. Lui et moi, on sera jamais copains. Pour lui, un riche c’est un bourgeois ; pour moi, un riche c’est un mec qu’a travaillé pour avoir son pognon. Il n’y a pas de barrières entre un riche et moi.

Roland se flatte d’être la preuve vivante de ce qu’il avance. Avant d’avoir, comme il dit, « rencontré un projectile », reçu une balle dans le ventre dans des circonstances qu’il veut laisser mystérieuses, il tenait un garage. Depuis, il touche une pension d’invalidité, répare les voitures au noir, et vit de trafics plus obscurs encore. Possédant plusieurs maisons en Corse où il est né et s’estimant aisé, il peste d’autant plus contre Isoardo, qui, simple salarié à l’EDF, a malgré tout dépensé des « millions » pour sa campagne aux cantonales de 1985.

— Tu vas pas me dire que c’est un prolétaire comme nous qui peut se payer ça. Moi je dis, cet argent, il vient du Parti communiste. Ils veulent nous déstabiliser.

Peu convaincue, je le regarde finir son aïoli. Ce qu’il raconte m’évoque moins un complot communiste que la dérive de Jacques Doriot, cet ancien responsable du PC qui, dans les années trente, vira à un nationalisme imprégné de fascisme, et fonda en 1936 le Parti populaire français.

Roland reprend :

— S’ils ne voulaient pas nous déstabiliser, comment t’expliquerais qu’Isoardo nous ait demandé de lui jurer fidélité et de le soutenir, même si aux municipales il n’a pas l’appui du Front ? Dis-moi un peu ? Tu comprends : il se fait élire et, après, il fait la politique du Parti communiste.

Roland continue de divaguer, oubliant que ce parti qu’il voit machiavélique a enregistré deux fois moins de voix que le sien aux dernières élections. De mon côté, j’abandonne la comparaison avec Doriot. Les parcours se ressemblent mais pas les carrures. En 1937, le Parti populaire français revendiquait 60 000 adhérents, dont une bonne partie recueillis dans les rangs communistes. Isoardo a certes grimpé au sein de la fédération des Bouches-du-Rhône mais y reste le seul apostat communiste identifié.

Les anciens abstentionnistes et, surtout, les renégats du RPR sont bien plus nombreux dans les rangs de Le Pen. Dewaert et Takis sont typiques, qui ont quitté ce mouvement voici deux ans. Ils lui reprochent d’être un repaire de magouilleurs dont le système d’élection interne est pourri par le copinage. Et puis, ils se rappellent encore cette figure gaulliste du quartier qui hébergeait des faussaires dans un poulailler au fond de sa propriété. Quand Antoine Tafani, candidat toujours malheureux aux élections, a été inculpé, fin 1978, il a fait mine d’ignorer qu’une poule aux oeufs d’or couvait dans son jardin. Personne n’a été dupe, et Dewaert et Takis, qui disent avoir été écoeurés par cette histoire, ont rallié Le Pen... sept ans plus tard.

Ce faisant, ils ont changé de parti mais pas d’idées. Pour eux, le Front est simplement plus déterminé et plus moral que la droite classique. Dewaert voit même si peu les frontières qu’il lui arrive de tout confondre. Quand, à la permanence, ses amis évaluent prudemment les chances du Front aux municipales de 1989, lui, se laisse emporter par l’enthousiasme :

— Mais on gagnera bien plus que ce que vous dites !

Roland le foudroie alors du regard :

— Qui ça : on ?

Dewaert est bien obligé d’avouer :

— Ben, la droite, bafouille-t-il.

Le poète est moins étourdi quand il s’agit de sa carrière politique. Il confie alors avoir plus d’espoir d’être admis comme candidat sur une liste du FN qu’il n’en aurait eu s’il était resté au RPR, aujourd’hui exsangue.

Ce parti semble sur Marseille incapable de revivre, en dépit d’une récente reprise en main par des responsables parachutés de Paris. Sur le terrain, ses élus et ses militants arborent une triste mine. Fin mars, une demi-douzaine d’entre eux font la tournée des commerçants du quartier Saint-Louis, juste derrière notre local. Ils rasent les murs, d’autant plus que, le même jour, la CGT demande aux passants de signer une pétition pour la défense de la Sécurité sociale.

Mais le RPR a beau être à l’agonie, les lepénistes restent sur leurs gardes, et un rien suffit à leur faire croire qu’il renaît de ses cendres. Un jour de mars, alors que j’arrive encore une fois en avance, Roland m’accueille sombrement et me tend la photocopie d’une coupure de presse qui le laisse perplexe :

— Té, depuis hier, ça me va et ça me vient dans la tête ce truc. C’est Dewaert qui l’a pris dans le journal.

Sous le titre « le RPR se mobilise », un articulet mentionne l’ouverture de nouveaux locaux. Parmi les nouvelles adresses, celle du 10, rue Le Chatelier, là où nous sommes.

— Quand je te le disais que cette conasse de propriétaire, elle nous vire pour louer au RPR.

La propriétaire a donné congé au Front national depuis le début du mois de janvier 1987. Les militants ont fait contre mauvaise fortune bon coeur, puis ont proclamé que, de toute façon, « des locaux, ils en trouveraient plein ». Trois mois plus tard, nous n’avons toujours rien en vue et nous attendrons mai pour déménager.

Cependant, Roland n’a pas remarqué que toutes les adresses citées correspondent à des sections du FN. Comme beaucoup de ses camarades, il connaît mal la géographie des permanences et excelle plutôt dans celle des bars. Quand il réalise, il bondit sur le téléphone et appelle Dédé Lambert, le tenancier du bistrot sur le Vieux-Port, chef de section du même quartier et, surtout, ami de confiance. Au bout du fil, Dédé n’y va pas par quatre chemins :

— Les enculés, dis, ils nous raflent nos permanences ! Faut leur faire un procès.

L’affaire n’ira pas si loin. Au bout d’une heure de discussion affolée avec les autres militants du 15e, Alessandro, soudain illuminé, suggère que Le Méridional a peut-être fait une coquille, à moins que le poète, toujours dans la lune, n’ait superposé deux pages du journal au moment de la photocopie...

Fine mouche, Alessandro fait en effet remarquer un bizarre espace blanc entre le texte de l’article et la liste des adresses. Dewaert nous quitte immédiatement pour aller vérifier. Quand il revient, il confirme l’erreur. Tout le monde est tellement soulagé que personne ne lui demande qui l’a commise. En tout cas, les jours suivants, la presse ne ressent pas le besoin de publier un rectificatif.

Reste que les militants ont le poil facilement hérissé en parlant du RPR. Que le ministre de l’Intérieur ordonne une expulsion de clandestins et voilà mes compagnons qui se lamentent : le RPR va leur reprendre des voix, il chasse sur leurs terres ! Il faut dire que, dans le quartier, se recrutent des adhérents confus qui conservent les cartes des deux partis et exhibent l’une ou l’autre, au gré de leur humeur ou de leurs rencontres.

Le Front a fait le plein de ses voix naturelles, a ratissé tous les anciens de l’OAS, les pieds-noirs, la majorité des royalistes et des intégristes. S’il reste des voix à récolter, ce ne peut être que sur le terreau des déçus du gouvernement. Roland est persuadé que là résident les derniers électeurs potentiels. Pour convaincre ces indécis, il va falloir jouer serré et surtout, ne pas les effaroucher.

Ses consignes en la matière se précisent à l’approche du 4 avril, date à laquelle Le Pen doit venir défiler à Marseille. Nous allons donc nous montrer en public, et il ne faudra pas laisser croire que nous sommes extrémistes ni même le laisser dire... Roland craint par-dessus tout que des « provocateurs » de la Ligue communiste révolutionnaire se mêlent à nos rangs et crient des slogans du genre « Les Arabes à la mer »...

— Et ça, faut les en empêcher. Bien sûr, c’est ce qu’on pense, mais faut pas le dire parce que ça fait peur aux gens.

Plus la date se rapproche, plus les militants de la section se mettent à développer cette phobie de l’extrême gauche. Tous détestent « Krivine et sa clique » et, plus généralement, « les gauchistes crasseux ». Ils se souviennent avec dégoût des contre-manifestations qui ponctuaient les meetings de leur dirigeant au début des années 80. Les médias aussi les exaspèrent. Ils maudissent les journalistes qui filment les violences de leurs défilés. En somme, ils craignent comme la peste tous ceux qui les désignent du doigt et les montrent sous un jour contraire à celui qu’ils désirent : le brave Français, victime, maltraité et gentil.

Quelques jours avant la manifestation, Durand, I’ancien légionnaire, sème la panique en rapportant des propos qu’il dit tenir d’Arrighi : cette fois c’est sûr, il faut s’attendre à un rassemblement de SOS-Racisme. L’explosion d’une bombe dans le local n’aurait pas causé plus de dégâts. Chacun bondit de son siège. Dewaert bégaie plus que de coutume. Albert se tord nerveusement les mains. Ils hurlent que ce n’est pas possible. Dans le brouhaha, on entend à peine Rezzi marmonner : « Faut rallumer les fours, y a que ça à faire. »

Ils se lamentent - Dewaert connaît plusieurs de ses voisins qui refuseront de l’accompagner s’il y a risque de bagarre -, puis se rassurent - c’est une rumeur que la gauche fait courir pour dissuader les gens de venir. Ils se ragaillardissent enfin, se disant que « les Arabes auront du fil à retordre s’ils veulent attaquer », puisque la Légion et les parachutistes ont déjà annoncé leur participation au cortège :

— Et puis, ajoute Roland, y aura les flics. Les flics, à 80 % ils sont pour nous !

Je me sens pâlir : il est vrai que quelques policiers du quartier arborent l’insigne du FN sur leur tenue. Alessandro qui a aperçu que quelque chose me chagrinait se penche alors vers moi et, cherchant à me réconforter :

— Mais faut pas t’inquiéter, les Arabes, ils ne viendront pas, parce que c’est des lâches.

— Ça, ça c’est bien vrai.

Ce cri du coeur vient d’Albert qui raconte aussitôt comment il a récemment attrapé un petit Arabe qui avait lancé des boules puantes dans son magasin.

— Je te l’ai chopé, et je te lui ai fourré la tête dans la poubelle.

D’un bond, Albert s’est levé et mime la scène, ses mains s’acharnent sur une tête invisible.

— Je te l’ai maintenu là-dedans. Vous auriez vu ça !

Tous sont suspendus à ses lèvres. Je crois assister au supplice de la baignoire.

— Ma femme, poursuit Albert, elle avait peur devant les clients. Et les clients, ils disaient : « Vous allez voir, les grands vont venir se venger ». Mais penses-tu ! Ils vous insultent, mais de loin.

Les autres approuvent et rient de bon coeur. Mais Durand, anxieux, rappelle que c’est un député qui lui a parlé de SOS-Racisme. Un député ne ment pas : les Arabes attaqueront donc. Cette fois, Alessandro le mouche, agacé, et, me montrant du doigt :

  • Mais tu vas lui faire peur à cette petite. Et puis, je le sais bien qu’ils peuvent attaquer. On en a parlé à la DPS. Mais on a tout prévu.

Il répète plusieurs fois sa phrase avec emphase comme pour se retenir d’énumérer tout ce que le département « Défense, protection et sécurité » du Front a envisagé. Puis n’y tenant plus, il dessine sur un bout de papier la disposition du service d’ordre autour du défilé. Le dessin circule entre toutes les mains et, voulant me rassurer, Alessandro achève de m’inquiéter en expliquant que les militants de la DPS n’ont pas peur de « bastonner » et qu’ils en ont l’habitude.

Pourtant, dix minutes plus tard, au moment de quitter le local, Alessandro rappelle les consignes : nous devons défiler dans le calme.

— Même qu’on te traite de sale con, me dit Takis en me saisissant la manche pour mieux me convaincre, tu ne réponds pas, parce que c’est fait exprès.

— Parce que toi, coupe Roland excité en me tordant presque l’autre bras, si tu sors le bâton, et même que, dans toute la manifestation, il n’y a qu’un tout petit bâton de rien du tout, la caméra, elle plongera dessus.

La peur des caméras ne relève pas seulement d’un souci tactique. Certains, tels Albert ou Dewaert, ne comprennent vraiment pas qu’on puisse présenter comme dangereux les bons pères de famille qu’ils veulent être. Bien à l’abri des murs de la permanence, ils peuvent se laisser aller à déverser quelque agressivité rentrée, mais, passée la porte du local, leur plus cher désir est de ne pas se faire remarquer. Ils n’ont guère de goût pour la propagande de rue.

Dès mon arrivée à la permanence début janvier, j’ai aperçu des milliers de tracts qui traînaient dans les coins. J’en pris un jour quelques-uns, les plus récents, dénonçant la grève de la SNCF qui battait alors son plein. Dewaert se précipita vers moi et s’exclama tout affolé :

— Anne, vous savez ce que vous faites : vous le glissez dans les boîtes aux lettres à l’envers côté face blanche, et si, malgré ça, il y a quelqu’un qui vous demande quelque chose, vous dites qu’on vous paie pour le faire, et que vous ne savez même pas ce que c’est.

Croyant les imiter, je proclamai que je n’avais pas peur de mes opinions. Alessandro me répondit :

— D’accord, ma des fois on tombe sur un fada, alors, nous, c’est comme ça qu’on fait.

De la même façon, à l’approche du 4 avril, je dois ruser pour obtenir de participer à une séance d’affichage. Marseille est en train de se couvrir de bandeaux jaunes et noirs annonciateurs de la venue de Le Pen. Je veux moi aussi coller. Mais Roland et Alessandro me refusent ce caprice, cette tache, « dangereuse », est réservée aux hommes, aux vrais, comme eux. Les autres m’expliquent qu’ils n’auront pas de temps à consacrer aux collages. Reste Albert qui se laisse convaincre de m’emmener : il a déjà embauché sa femme qui conduira la voiture.

Le couple me donne rendez-vous à 21 heures un soir de semaine. Yolande, l’épouse d’Albert, me dévisage, un rien inquiète de voir cette fille que son mari présente comme une militante dévouée. Je crois voir dans ses yeux une ombre de jalousie ou de crainte face à une femme qui partage avec les hommes les séances d’une permanence qu’elle n’ose fréquenter.

Je monte à ses côtés, à l’avant du break que son mari utilise chaque jour pour aller prendre la viande aux abattoirs. Derrière, monsieur Harbet, garagiste et pied-noir, se présente en caricaturant l’accent arabe :

— Bonjour, moi c’est Harbi.

Puis, volubile, il nous informe qu’avec ses voisins, il va créer une « comment on dit déjà ? Un missile ? » pour lutter contre les voleurs de voitures. Missile ou milice, décidément le mot obsède les habitants des quartiers nord. C’est probablement ainsi, en le répétant sans cesse, que certains finissent par transgresser le vieux principe qui interdit de se faire justice soi-même, et tirent de leur balcon sur les malfaiteurs... présumés.

Nous filons le long de la voie rapide qui, un mois plus tôt, était bloquée par la manifestation de la Maurelette, et dépassons la cité où Albert et Yolande ont leur boucherie. Pas question d’aller y afficher, le couple a trop peur que « les gens » ne les voient. Nous nous enfonçons donc dans le 15e rural et cossu, le quartier des pavillons individuels que les artisans et petits cadres se font construire à coups d’emprunts. Scrupuleusement, les maisons se cachent derrière des haies de thuyas.

Premier arrêt : Albert prend un seau de colle, tend un balai à Harbet, je prends les affiches. Un petit coup de tête nerveux à droite à gauche : il n’y a personne. Nous trottons vers le trottoir d’en face où une poubelle se tient de guingois et collons dessus, parce qu’aucune affiche n’adhère sur le crépi des murs qui cernent les villas. Yolande laisse tourner le moteur ; en cas de danger, nous pourrons ainsi déguerpir. L’anxiété dégouline le long de nos nerfs à vif comme la colle sur les poils du balai.

— Allez, vite, vite. Vous fatiguez pas, de toute façon demain, là, il n’y a plus rien ! Harbet parle très vite. Il est vif, sec, rebondissant. Ses yeux bleus tournent et virent dans leurs orbites. A l’entendre, la mairie entretient des fonctionnaires dont le seul travail est de décoller les affiches du Front et les communistes passent derrière pour enlever ce qui d’aventure peut rester.

Albert s’active, tiraillé entre son amour du travail bien fait et la nervosité de son compagnon. Nous repartons. Dans sa précipitation, Yolande cale, évite de justesse de noyer le moteur et se lamente qu’aucun de nous n’ait songé à prendre une matraque pour se défendre.

Autour, les villas dorment paisiblement sous la lune, les rues sont désertes et la brise est légère. De ces hauteurs, au hasard d’un tournant, on aperçoit les lumières de la ville sur laquelle plane une étrange douceur. Cette balade printanière et vespérale pourrait être si reposante.

Nouvel arrêt :

— Garez-vous bien contre le mur, comme ça les Arabes, ils nous voient moins.

Harbet est né en Algérie, à l’étranger comme il dit, et si les Algériens l’ont chassé de chez eux, il n’entend pas être chassé de chez lui, la France. C’est bien le seul rapatrié lepéniste qui me parlera de l’Algérie comme d’une terre étrangère ! Une voiture passe, nous nous figeons : le chauffeur va s’arrêter, nous attaquer. Puis la crainte passée, les mots fusent pour effacer ce court silence d’angoisse. Les deux hommes expliquent qu’ils n’ont jamais « fait de politique » avant 1985. Et c’est presque ensemble qu’ils ont pris leur carte au Front.

Le tour du quartier étant terminé, nous redescendons vers la voie rapide, au grand dam d’Harbet qui nous répète qu’il est inutile de continuer « puisque tout va être décollé ». Albert, qui veut finir son seau de colle, s’arrête malgré tout une dernière fois. Derrière une haie, un chien se met à aboyer, d’autres lui répondent :

— Chiens d’Arabes, hurle Harbet, puis un ton au-dessous : c’est eux, c’est eux qui nous dénoncent.

A la vitre de la voiture, apparaît le petit sourire jaune bilieux de Yolande.

— Mais, enfin, arrêtez de crier comme ça, et puis Albert tu mets trop de colle, regarde, ça dégouline !

Albert n’entend pas. Il n’en finit plus de coller, il colle sur toutes les surfaces lisses qu’il trouve. Enfin, le seau est vide. Satisfait et en sueur, il contemple un muret qu’il a entièrement recouvert. Harbet redescend d’un petit nuage où il s’était envolé peut-être pour échapper à son angoisse :

— T’as fini de coller ? Mais, tu sais, tu t’es fatigué pour rien, parce que, là, demain, il n’y aura plus rien.

Puis il nous tire sa révérence, et, pressé d’aller se coucher, s’enfuit vers son pavillon qui est à deux pas. Les jours suivants, une seule affiche est décollée, et jusqu’à la venue de Le Pen, toutes les autres auront tenu sans une égratignure.

Entre-temps, je retrouve Pascal, Céline et Félix, mes amis du centre ville, à un bal masqué donné par le 8e arrondissement, un quartier périphérique, mais chic celui-là, au sud de Marseille. Quand je leur annonce que j’ai affiché, ils se récrient, me traitent de téméraire puis me considèrent comme définitivement fanatique parce que j’accepte une invitation des militants du Vieux-Port.

Cette section organise le lendemain un cortège de voitures bariolées d’affiches de Le Pen. Ils traverseront tout Marseille. Désiré, pied-noir, fier de son accent et de sa verve, me convainc de les rejoindre. Je vais peut-être enfin rencontrer des lepénistes qui n’ont pas peur de s’exhiber.

Le rendez-vous est fixé place Viveaux, du côté nord du Vieux-Port, au coeur des anciens docks. La section dirigée par Dédé Lambert s’est logée dans un vieil entrepôt repeint à neuf et inauguré en novembre 1986. A l’entrée, sur un vieux parchemin encadré, on peut lire l’intégralité de La Marseillaise. Le local est plus attrayant que celui du 15e mais personne n’y passe, me confient les militants. Dehors, une trentaine de personnes s’affairent sous la pluie autour des voitures. Capots, ailes, portières sont déjà recouverts des fameux bandeaux jaunes.

Le propriétaire d’une 2 CV toute déglinguée s’escrime sur une affiche qui ne veut pas épouser les rondeurs cabossées de l’aile. Derrière lui, une blonde un peu snob, un élégant blouson de cuir sur le dos, gare sa Peugeot 205 Lacoste à côté d’une rutilante BX. L’homme à la 2 CV soupire : il y a deux ans, il avait encore une belle voiture, puis il a été licencié et a dû s’en séparer. Le cocktail des couches sociales est au centre ville plus mélangé que dans le 15e.

Nous tardons à partir. Les hommes vérifient l’huile, une impatiente leur rappelle que ce n’est pas une traversée saharienne que nous allons faire ; en vain, personne ne se presse. Le photographe du Méridional nous immortalise drapeaux en main, parés pour l’aventure. L’épouse de Désiré a apporté « le calibre » et le cache sous son bras dans un sac en plastique. On ne sait jamais ce qui peut arriver au cours de ce périple. Sous d’autres bras, se cachent d’autres sacs en plastique...

Nous partons. Désiré nous donne les dernières consignes :

— Hé, attention, pas de provocations, pas de coups de klaxons. On se suit à la file et en silence !

En général du cortège, il prend la tête. Je monte dans la deuxième voiture où deux jeunes gens de vingt-cinq-trente ans peuvent m’accueillir. Une dizaine de véhicules suivent, transportant couples, voire familles. Dans l’un, s’entassent même trois générations, de la grand-mère aux petits-enfants. A vingt à l’heure la file met le cap sur le parc Chanot, où se tient la foire de Marseille. Mon chauffeur rouspète. La hampe des drapeaux qu’on nous a distribués, est encore fraîche de peinture et risque d’abîmer sa carrosserie :

— Faites gaffe, bon sang, c’est pas le Front qui me la remboursera celle-là.

Son ami Gilles et moi essuyons précipitamment les traces. Dehors, des retraités applaudissent à notre passage. Un chauffeur de taxi nous adresse un clin d’oeil amical. Mais Gilles ne les voit pas et sursaute en revanche au moindre Maghrébin entr’aperçu :

— Putain ! t’as vu sa tête. Remarque, on lui a fait peur. Je dis pas qu’il a blanchi parce qu’il peut pas, mais presque.

Toujours sur le qui-vive, il s’inquiète de voir des CRS autour de la foire, se ronge les ongles en pensant à sa future belle-mère que nous venons de croiser. Elle n’apprécie guère qu’il passe son temps à discuter de politique plutôt qu’à travailler, elle va le disputer. Sur les trottoirs, la haie de casquettes jovialement soulevées, de sourires, de saluts, continue de défiler...

Durant plus d’une heure nous serpentons en silence, et je désespère de rencontrer un signe d’hostilité. Le cortège est tellement heureux de tous les témoignages de soutien qu’un indiscipliné se met à klaxonner. C’est Günter. Joyeux drille et ancien légionnaire, il a revêtu un blouson imprimé de flammes bleu-blanc-rouge. Les autres lui répondent aussitôt. Les voitures qui nous croisent aussi. Un tintamarre assourdissant qui s’arrête brutalement aux abords de la Canebière.

— Ça va se corser, murmure mon chauffeur.

Au même instant, une piétonne, enfin une ennemie, nous lance un regard noir, appuyé d’une insulte furibarde.

L’avenue bordée de grands magasins est toujours encombrée le samedi après-midi. Les trottoirs pullulent de monde. La plupart des têtes, lorsqu’elles nous aperçoivent, se détournent, emportant sur leurs lèvres un ironique sourire... Comme si nous étions de simples ringards, comme si elles avaient peur de nous assener ce mépris qu’elles n’osent même pas partager avec les autres badauds.

Figés au milieu de toutes ces fuites, les visages des travailleurs immigrés. Silence de leur bouche, de leurs yeux. Leurs regards, lentement, presque imperceptiblement, suivent notre avancée, forment une haie de honte. Je m’enfonce dans le siège arrière. Mon chauffeur se met à jurer, il a cru voir une canette de bière voler :

— Tu vas voir, tout ce qu’on va gagner avec cette histoire, c’est une voiture bousillée.

— Et ça sert même à rien de passer dans ces quartiers-là, renchérit Gilles, ils votent pas les Arabes ! Il frémit, une bande de punks vient de nous adresser une flopée de bras d’honneur. Nous venons d’essuyer la seconde et dernière insulte de notre parcours.

De retour à la section, les femmes se précipitent ensemble vers les toilettes, les hommes déshabillent leur voiture. Une épouse ramasse les affiches qu’ils jettent tous au sol :

— Quand même, Le Pen par terre, ça fait mauvais genre. Jetez-le plutôt à la poubelle.

Elle rougit, réalisant ce qu’elle vient de dire, aux éclats de rire que son lapsus provoque. Puis chacun évoque les manifestations de sympathie qui ont ponctué cette aventure. De leurs ennemis, ils n’ont même pas vu le nez. « Tout le monde est pour nous ». La phrase revient comme une incantation. Ils sont rassurés. Ce besoin de consensus qu’ils expriment constamment depuis que je suis dans leurs rangs est enfin satisfait. A une semaine de la venue de Le Pen, cet après-midi a un avant-goût de victoire dont ils se délectent.