la politique comme commun

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Face à un besoin, les citoyens se regroupent pour agir collectivement. Transport, logement, gestion de l’eau, accès à la culture, le but est de construire des communs, parfois en impliquant les institutions de l’État, mais pas nécessairement. Surtout, il s’agit de renouveler les pratiques du pouvoir politique : considérer la politique comme une ressource à gérer en commun, mieux partager le pouvoir avec les personnes concernées, imposer le collectif dans les prises de décisions. C’est cette pratique des communs que cet article met en lumière, invitant à repenser l’exercice de la démocratie, la vie de la Cité.

des initiatives citoyennes à l’expérience des communs

Chacun peut constater au quotidien, dans son environnement, en ville, à la campagne, sur Internet, la multiplication d’initiatives citoyennes qui illustrent la mise en œuvre de « communs ». Qu’il s’agisse de permettre de se déplacer en partageant son véhicule, d’assurer un accès à la Wi-Fi, de partager des livres, de gérer la distribution de l’eau dans certaines villes, de cultiver au sein de l’espace public urbain ou dans des jardins collectifs ou partagés, d’aménager des espaces de loisirs, des espaces de création, de travail, de vie et même d’habitation, etc. Toutes sortes de ressources ou de services sont co-produits et auto-gérés par des personnes qui se regroupent, s’organisent pour ce faire. Dans certains cas, il s’agit de palier l’absence ou la disparition de lieux, de services, de ressources ; dans d’autre cas, de rendre abordables ces lieux, ces activités, ces possibilités, ces ressources, ou d’en assurer une présence pérenne et durable. Ces pratiques se développent ainsi par nécessité ou par choix, et permettent aux individus de répondre à des besoins ou à des envies.

Les théoriciens le rappellent souvent : « un commun » n’est pas un bien, mais plutôt l’association d’une ressource, d’une communauté, et des modalités de gouvernement collectif de la ressource développées par la communauté. C’est avant tout une pratique de partage, de mise en commun, ce que traduit le passage de l’expression « biens communs » à celle de « communs » dans la bouche des personnes investies dans ce type d’action, et l’émergence d’autres expressions comme « en-commun », ou encore « commoning ». On parle de « communs », lorsque, face à un problème, besoin ou envie, les individus se regroupent et choisissent d’agir en mobilisant leurs propres capacités individuelles et collectives, plutôt que de faire appel aux instruments (mécanismes) de l’État, services publics, administration, ou bien à ceux du marché, entreprise privée, mise en concurrence, loi de l’offre et de la demande. Pour la plupart, ces collectifs et ces initiatives n’excluent pas de s’articuler, selon les cas, avec l’État ou le marché. En revanche ils ont pour objectif, affirmé de manière explicite ou implicite, la réalisation de ce qui est utile et juste du point de vue des membres du collectif. À cette fin, ces collectifs se dotent d’outils de gestion, de mécanismes de délibération et de décision. Ils élaborent une identité, un récit commun, qui permet à chaque membre de ce collectif de tisser des liens d’appartenance et d’engagement réciproques.

À travers l’action menée et la résolution des difficultés auxquelles ils font face, ces collectifs représentent des espaces où sont interrogés, très pratiquement, la propriété de ce qui se partage et le pouvoir d’en décider ensemble. La multiplication des initiatives et de l’expérience vécue des communs les conduit à éprouver ce que cela signifie « d’agir et de penser comme commoners » (Silke Helfrich [1]). Elle correspond ainsi à une véritable action politique d’engagement des individus sur ce qui devient un terrain d’émancipation, et non plus seulement le lieu de production d’améliorations du quotidien.

une pratique collective pour interroger les pratiques politiques

À côté de la prolifération d’initiatives concrètes, les « communs » [2] s’affirment aussi désormais comme un véritable mouvement autour d’une conviction : pour changer le monde il est nécessaire de modifier le rapport à la propriété et au pouvoir. Si les modes d’action traditionnels des mouvements sociaux visent généralement soit à influencer les gouvernements, soit à s’y opposer, celui-ci a la particularité d’accorder une place importante à l’action publique non institutionnelle et de poser les actions citoyennes alternatives comme des formes essentielles de la lutte sociale. Comme l’explique Nancy Neatman [1], changer le monde ne peut pas reposer sur le seul fait d’obtenir de l’État qu’il change les règles ou leurs comportements. Les individus prennent ainsi part à l’action en s’investissant dans des domaines jusque-là souvent considérés comme relevant de la seule responsabilité de l’État, comme l’énergie, l’alimentation, l’accès et le partage de la connaissance, l’accès et la protection de l’espace public, et alors même que ces ressources sont de plus en plus souvent transformées en simple marchandise. Ce faisant, ils sont aussi porteurs d’une « position offensive qui constitue un projet politique » (Chantal Delmas [1]). Pour nombre de militants, celui-ci se décline en propositions qui visent à assurer la satisfaction effective de droits fondamentaux comme le logement, la santé, l’éducation, l’exercice de liberté, etc. et qui, comme le précise Pablo Solón [1], peuvent s’articuler à d’autres propositions politiques, comme la décroissance, l’écoféminisme, la déglobalisation, ou le bien vivre. Dans un monde où la plupart des gens n’ont aucune expérience politique et idéologique autre que celle du néolibéralisme (voir Ianik Marcil [1]) et où les cadres politiques traditionnels peinent à nous offrir des horizons, cela n’est pas rien.

Forts de leur expérience et de leurs pratiques d’engagement, les commoners défendent l’idée que le pouvoir politique doit être mieux et différemment partagé avec les personnes concernées par les décisions et les politiques publiques. Si la pratique des communs n’est pas une solution miracle, elle est porteuse d’enseignements pour penser les modalités de gouvernement, la pratique de la politique et l’exercice de la démocratie. Dans de nombreuses situations, elle implique d’ailleurs un travail par les citoyens de leurs rapports à la politique institutionnelle : développer un commun impose souvent une négociation avec les institutions locales (obtenir un accès ou une autorisation, établir un contrat d’usage, etc.), et avec des voisins, des riverains, des entreprises, etc. Une fois de plus, au-delà des exemples concrets d’implication des citoyens, les expériences de commoners fournissent aussi d’intéressants éléments pour aborder la politique : à partir du point de vue des communs, mais surtout des pratiques des commoners.

On s’intéresse alors ici aux relations entre les individus, et entre les individus et leur milieu, plus qu’à ce qui est géré pratiquement ou qu’aux perspectives offertes par les communs. Il s’agit de se pencher non pas sur la façon dont les expériences aboutissent pour permettre de gérer telle ou telle ressource, ou satisfaire tel ou tel besoin (comme c’est souvent le cas dans les recherches qui portent sur les communs), mais sur la façon de faire et de s’organiser des collectifs qui se tiennent derrière les communs pour gérer et décider collectivement. La méthode des commoners, en somme.

émergence d’un mouvement politique

En 2016, une initiative a été lancée, d’abord par une trentaine d’activistes européens, rapidement rejoints par une centaine d’autres, pour créer un mouvement européen des communs. Dénommé l’Assemblée européenne des communs (European Commons Assembly), il regroupe plusieurs centaines d’individus à travers l’Europe, engagés pour les communs dans des domaines très variables, dans des réseaux locaux eux-mêmes connectés à des réseaux plus larges. Ce mouvement vise à nourrir une culture politique fondée sur un processus horizontal, participatif dans les décisions collectives, qui œuvre pour la conception et préservation des communs. C’est un mouvement européen qui « fait la promotion de la solidarité, la collaboration, la connaissance ouverte et le partage d’expérience comme des forces visant à défendre et renforcer les communs ». Encore balbutiant et peu structuré, il s’inscrit dans la continuité du travail initié par quelques précurseurs : Michel Bauwens, Silke Helfrich et David Bollier, et en France plus particulièrement Philippe Aigrain, Valérie Peugeot et Hervé Le Crosnier. Avec l’Assemblée européenne des communs, un cap est franchi. Les commoners se positionnent comme des forces de propositions de législations pour défendre les communs, de politiques publiques, et de pratiques politiques fondées sur les expériences d’auto-gestion des ressources (énergie, alimentation, connaissance, espace public, etc.).

Pour changer le monde, il est nécessaire de modifier le rapport à la propriété et au pouvoir.

À l’origine de cette mobilisation, il y a un constat et des craintes : « Alors que les institutions européennes sont en perte de vitesse et en crise profonde, nous, en tant que citoyens européens, voulons revendiquer l’Europe. Nous nous inquiétons que tant de gouvernements aient tendance à favoriser les intérêts particuliers des forces dominantes des marchés au lieu de s’impliquer dans la recherche du bien commun pour les peuples et la planète. Au niveau mondial, nous sommes inquiets des menaces que font peser sur notre futur les inégalités sociales croissantes et les exclusions, ainsi que le changement climatique. Nous regrettons que les privatisations massives et la marchandisation nous aient déjà privés de tant de biens communs partagés qui sont essentiels à notre bien-être physique, social, culturel et à notre dignité. »

Le premier grand évènement de l’Assemblée européenne des communs s’est tenu à Bruxelles au Parlement européen en novembre 2016. D’autres rencontres se dérouleront, notamment à l’échelle municipale. La mise en réseau de commoners renforce la capacité d’agir (agency) de chacun, mais, parce qu’elle connecte une multitude d’actions et d’initiatives, les renforce aussi collectivement dans leurs interactions face aux institutions. Il s’agit pour le mouvement d’apporter des propositions politiques directement construites à partir de l’action des commoners, et ce faisant de donner à voir la diversité des initiatives menées [3] et de susciter une réflexion et des réactions de la part de députés européens. Le réseau cherche ainsi à « frotter » les communs aux différents niveaux de la politique institutionnelle, dans le but de les enrichir, les déranger et les transformer. Cette occupation de la politique par les commoners doit permettre de renforcer la protection et la production de communs au sein des politiques, et ce faisant d’alimenter une culture du commoning.

les communs en politique

La capacité d’agir des commoners ne suffit cependant pas à permettre une co-construction ou une collaboration avec les institutions territoriales, ou à inclure de nouvelles perspectives dans les politiques de l’État. Dans la pratique, ses représentants restent convaincus qu’ils doivent contrôler l’action politique (voir Jordi Via Llop [1]) et ne peuvent imaginer s’en tenir à en faciliter le déroulement. Par ailleurs, les exemples, en Espagne ou ailleurs, montrent que quand bien même les municipalités cherchent à sortir des modèles traditionnels, les pressions tant au sein des institutions qu’à l’extérieur peuvent être très fortes (qu’il s’agisse de la difficulté de gouverner en minorité, de la pression des lobby, etc.). En outre, les bonnes intentions en elles-mêmes n’offrent aucune garantie. Combien de fois a-t-on vu des personnes engagées dans la société civile et/ou dans la politique pour servir de louables objectifs, corrompue en quelques années par le système politique. Lorsque les objectifs affichés par les individus et les actions réellement menées divergent manifestement, il serait simpliste de se contenter d’invoquer la cupidité ou la duplicité et des choix personnels. Il faut au contraire prendre au sérieux la capacité des institutions telles qu’elles fonctionnent actuellement à produire ces échecs. Décréter qu’il faut « faire de la politique autrement » en soi ne permet pas d’y arriver. De même, on ne manque pas d’exemples de pays où des gauches sont parvenues au pouvoir sans que s’ensuive la moindre transformation sociale.

Ainsi, monter une liste politique des communs aux élections n’est pas en tant que tel une solution. Il s’agit moins de faire des communs l’objet des politiques, que de les faire émerger comme sujets de la politique (Silke Helfrich [1]). Mais si les commoners souhaitent être de véritables partenaires (Christian Laione [1]), et non de simples prestataires ou intermédiaires, obtenir un État participatif et démocratique impose de changer la façon de gouverner.

L’expérience des communs en politique se nourrit d’expériences diverses comme à Barcelone ou à Bologne, deux villes où les municipalités actuelles cherchent à renouveler les rapports entre les élus et l’administration, et les élues et les habitants. À Barcelone, la liste municipaliste tente de mettre en avant les questions concrètes et de changer les formes de débat pour donner accès à tou·te·s au débat politique [4]. À Bologne, à travers des dispositifs juridiques, la ville tente d’apporter un cadre d’action citoyenne négociée avec la ville, et de fonder une ville collaborative.

Ce qui importe n’est pas « les leçons tirées de la gestion des ressources naturelles » réalisées à une échelle locale, mais les formes de relations, de communication, de travail et de décision en jeu.

Entrer en politique pour les communs impose d’une part de penser collectivement le passage des individus issus des mouvements sociaux aux institutions (pour éviter le piège de la professionnalisation et de la technicisation de la politique), d’autre part de développer des formes collectives de travail, de collaboration et de prise de décision pour assurer le collectif (et éviter les usages opportunistes et cosmétique des communs ou d’autres « narrations politiques » sans véritable transformation sociale).

la politique comme un processus de commoning

Envisager la politique elle-même comme un commun est probablement l’une des approches potentiellement les plus transformatives. Pour tenter de refaire collectif au sein du système politique, on peut, inspirés par les travaux d’Elinor Ostrom, proposer un pas de côté vis-à-vis de la conception traditionnelle de la politique portée par Garett Hardin selon laquelle la seule façon de gérer des ressources est « l’imposition par une autorité extérieure d’une régulation centralisée ou d’une privatisation complète de ces ressources ».

Il ne s’agit par forcément d’imaginer remplacer le système actuel par un système nouveau. Mais on peut vouloir le transformer en profondeur, modifier les interactions entre les acteurs et avec l’environnement, notamment en se servant des outils et des méthodes développées par les commoners pour débattre, décider, gouverner. Il s’agit d’envisager une conception de la politique où la décision politique est elle-même conçue comme une propriété commune (common property resources) dont la gestion doit se faire à l’aide de moyens réélaborés collectivement. Cette conception demande un premier déplacement important qui consiste à arrêter de penser que la politique est le travail de quelques-un·e·s — devenant d’ailleurs le seul travail qu’ils ou elles seraient capables de faire, justification du fait de la nécessité d’être élu·e·s quelque part ou ré-élu·e·s. On s’intéresse alors plutôt à la politique comme un processus de commoning (voir Silke Helfrich [1]) où la pratique du commoning est porteuse d’enseignements.

Se pose dès lors la question des échelles. À quelle échelle souhaite-t-on et peut-on agir ? Les communs permettent d’agir à une échelle locale — cela, Ostrom l’a établi. Certes, comme le pense David Harvey, « ce qui semble être une bonne solution à une certaine échelle ne l’est plus à une autre. » Cependant cette échelle locale n’est pas constituée d’une succession d’îlots, juxtaposés, hermétiques les uns aux autres. Au contraire, elle peut s’imbriquer et se connecter à d’autres échelles. Une action locale qui transformerait les relations et les modalités de la relation entre les citoyens et les élus locaux (municipaux, régionaux, nationaux, européens) peut avoir un impact sur l’action de ces élus. Par ailleurs, la mise en réseaux, la circulation des savoirs et des individus et l’action collective d’acteurs locaux peuvent leur permettre une action sur des institutions régionales, nationales ou européennes. Ainsi, ce qui importe n’est pas en soi « les leçons tirées de la gestion des ressources naturelles » réalisées à une échelle locale et la transposition d’une échelle à une autre, mais les formes de relations, de communication, de travail et de décision qui sont en jeu. En cela, les pratiques et les expériences que les commoners multiplient localement, à l’instar des tentatives menées dans certaines communes, offrent des perspectives de travail et de transformations politiquement exaltantes.

Notes

[1Voir son intervention dans la vidéo Les communs dans l’espace politique.

[2C’est d’ailleurs ainsi que les forces politiques alternatives issues du mouvement du 15-M en Espagne sont nommées par leurs détracteurs. À Barcelone, le terme est repris par la municipalité élue issue de ce mouvement, Barcelona en Comù. Voir l’article de Ludovic Lamant dans ce numéro.

[3Voir notamment les vidéos sur le site de l’Assemblée européenne des communs : http://europeancommonsassembly.eu/videos.

[4Voir l’entretien avec Joan Subirats réalisé par Alain Ambrosi et Nancy Thede sur Remix The Commons, http://www.remixthecommons.org/2017..., et l’article de Ludovic Lamant dans ce numéro.