Everything gardens : les villes en transition Entretien avec Rob Hopkins
Rob Hopkins a initié un mouvement peu connu en France, mais qui a essaimé partout dans le monde. Celui des villes en transition, ou plus simplement de « la Transition ». Le but est de vivre dès maintenant comme s’il n’y avait déjà plus de pétrole. Anticiper la crise climatique pour mieux la stopper. Inventer une société post-pétrole, une économie post-croissance. Pour ce professeur de permaculture britannique, cela a commencé un jour de 2005 en allant frapper à la porte de ses voisins, à Totnes, pour qu’ensemble ils construisent cette nouvelle ville. Une réinterprétation de la philosophie punk qu’il a faite sienne : DIY (do it yourself) ou en français « Si tu n’aimes pas une chose, fais-la toi-même ». Rob Hopkins aime alors citer le souvenir de ce tract punk trouvé en 1976 : « Voilà trois accords, maintenant tu peux montrer un groupe ». En 2010, il a publié le Manuel de transition, avec non pas trois accords, mais douze marches pour accéder à la Transition. Aujourd’hui, le réseau comprend 1 170 groupes de Transition au fonctionnement horizontal. Chacun transitionne comme il l’entend : création de jardins partagés, monnaies locales, logements accessibles, brasseries, éco-quartier, lutte contre les discriminations… Seule exigence : que toutes ces initiatives locales transmettent aux autres leur histoire. Aujourd’hui, Rob Hopkins répand partout cette envie de faire — sans trop se déplacer car il a décidé de ne plus prendre l’avion et il se tient à cet engagement écologique. Il sait adapter son discours pour qu’il touche ses interlocuteurs quels qu’ils soient, à grand renfort d’anecdotes bien choisies, d’un choix des mots pragmatique, mais avec une sincérité et une volonté qui ne peuvent laisser indifférent. S’il veut tant convaincre, c’est que c’est sa seule façon de changer le futur et d’enrayer le changement climatique et la crise sociale.
En 2005, vous avez lancé une initiative de citoyens engagés dans la transition énergétique à Totnes en Cornouailles au Royaume Uni. Depuis, des initiatives équivalentes, sous le nom de « transition », mobilisent des citoyens dans plus de quarante-sept pays. Ce sont des initiatives locales et horizontales, avec des moyens pauvres. Comment la transition a-t-elle commencé ?
Nous venons de fêter les dix ans ans de la transition à Totnes. Nous n’étions pas d’accord sur la date anniversaire. Quand cela a-t-il commencé ? Le soir où nous avions eu une conversation dans un pub ? Le jour où nous avions organisé notre premier grand rassemblement ? Celui où nous avions formellement fondé l’organisation ? Je me souviens précisément en revanche de l’année où je prends conscience d’une urgence, c’était en 2004. Le film The End of Suburbia (La fin de la ville suburbaine) de Gregory Greene sur le pic pétrolier venait de sortir et je lisais un livre de David Holmgren. Il était le fondateur — avec un autre Australien, Bill Mollison — de la permaculture. Ce livre me subjuguait. Chaque soir je lisais, et le lendemain, j’en discutais à bâtons rompus. Après dix ans d’enseignement de la permaculture, il allait falloir imaginer quelque chose de plus grand, de plus rapide, qui engage la société dans son ensemble.
C’était une question que personne ne posait à l’époque. Comment faire de la permaculture à grande échelle ? Face à la crise climatique, il y avait d’un côté les experts des gouvernements et de l’autre des survivalistes états-uniens endurcis prêts à s’isoler dans les montagnes. Personne ne proposait de réinventer le futur en fixant pour ligne de conduite la compassion à l’échelle d’une communauté, elle-même à reconstituer. C’est l’idée centrale de la transition telle qu’elle émerge des efforts collectifs des premières années. Contrairement à l’approche savante qui définirait les valeurs et l’histoire du mouvement, le chercheur italien Luigi Russi a mis en avant dans sa thèse la part mouvante de la transition qu’il décrit après avoir passé un an parmi nous. Publié en 2015, son livre est ainsi intitulé Everything Gardens. C’est un des principes de la permaculture, selon lequel tout élément modifie le jardin dont il fait partie. Les quatre autres principes, qui sont aussi au cœur de la transition, sont les suivants : travaille avec la nature, envisage les solutions plutôt que les problèmes, tout est cycle, la production est théoriquement illimitée. Autrement dit, notre question favorite est : « Que se passerait-il si… » et il y a toujours une série de « et ». « Et que se passerait-il donc si… ».
Il y a aujourd’hui plus de 1170 groupes de transition, dont quatre cents en Grande-Bretagne, impliquant plusieurs dizaines de milliers de « transitionneurs ». Vous ne vous êtes guère exprimé dans les grands médias, on ne peut pas parler de marketing, ni même de militance, comment se passe-t-on le mot ?
Précisons d’abord que cela a marché parce que nous avons travaillé très dur. Mais c’est aussi une de ces idées qui viennent mettre un mot sur des pratiques déjà établies. Tant de gens qui faisaient de l’agriculture urbaine, imaginaient l’autonomie énergétique ou des monnaies locales, se sont reconnus dans la transition. Mon blog a reçu une attention immédiates en 2006. Avant même que je ne publie le Manuel de transition (2008), on m’a montré la vidéo d’une femme qui présentait parfaitement la transition en Nouvelle-Zélande. Nous étions en 2007. La transition était devenue virale !
J’ai écrit ce premier manuel parce que je ne pouvais plus répondre à chacun. C’est ainsi que nous avons formulé l’idée d’un réseau de transition. Le seul engagement nécessaire pour le rejoindre, c’est de partager ses récits. Mais, le réseau devrait disparaître dans quelques années parce que la base aura développée des modes de communication horizontaux. Si nous existons encore en tant que réseau dans cinquante ans, nous aurons échoué.
Le Manuel de transition se lit comme une belle histoire enthousiasmante en même temps qu’un manuel très pratique, décrivant des méthodes pour faire travailler ensemble des groupes disparates dont la motivation varie. Il sert à démarrer un mouvement dont l’objectif est de passer à l’action et d’entrer en dialogue avec les pouvoirs publics et si nécessaire des financeurs. Est-ce que la transition est avant tout une méthode de changement, avec ses douze marches ?
Certainement pas ! Même si j’aime ce manuel, je ne le recommanderais plus. À l’époque nous avions fait la liste des actions, puis nous nous étions dit, « Allez ! Il y en a douze, ce seront les douze marches ». Après quelques années, les gens parlaient des douze marches comme si elles avaient été gravées sur des pierres par un gros barbu en haut d’une montagne. Ils ajoutaient « nous avons fait la huitième étape, puis la seconde, puis quelque chose qui n’a rien à voir ». Je parle aujourd’hui plus volontiers d’ingrédients dans la fabrication d’un gâteau. On retrouve quelques éléments fixes dans la recette. J’ai ainsi écrit un Guide essentiel de la transition pour l’internet qui fait la liste de sept ingrédients : des groupes sains : apprendre à travailler agréablement et efficacement ensemble ; une vision : imaginer l’avenir que nous souhaitons co-créer ; impliquer nos communautés dans la transition : tisser des liens au-delà de nos cercles naturels d’amis ; réseaux et partenariats : collaborer avec les autres ; projets pratiques : mettre sur pied des projets inspirants ; faire partie d’un mouvement : se lier aux autres « transitionneurs » tout en portant sa propre bannière et apportant sa créativité ; faire le point et faire la fête : célébrer les résultats.
Est-ce que la transition, qui fonctionne à l’échelle locale, peut s’appliquer dans des grandes villes comme Paris ?
Dans la plupart des villes, les gens ont choisi de définir le local à l’échelle d’un quartier. Ce qui peut être réalisé à cette échelle est considérable. On compte aujourd’hui à Londres plus de cinquante groupes travaillant avec le gouvernement local, qui se sont focalisés sur des thèmes très différents : la désintermédiation alimentaire, la production agricole urbaine ou le soutien de nouvelles entreprises. Dans le quartier de Brixton par exemple, un groupe de transitionneurs travaille dans des quartiers pauvres, au milieu des HLM. Ils ont installé des panneaux solaires sur les toits des immeubles, et ce sont les habitants eux-mêmes qui les ont posés après avoir reçu une formation. Les premiers investissements sont venus des classes moyennes, puis les familles défavorisées ont fait de même, investissant deux cents à trois cents livres, en prenant en compte les économies à venir.
Dans certaines cultures, en particulier celles dont la fiscalité est élevée, on attend de l’État qu’il pallie les problèmes, ce qui n’est pas le cas au Royaume Uni qui est peut-être plus prompt à se lancer. Mais il y a des groupes de transition en Espagne, en France, à Paris, Montreuil. La transition recouvre une diversité d’actions, cela peut être un groupe énergétique qui lève treize millions de livres, la création d’une monnaie locale comme la livre de Bristol ou un simple jardin. Mais on ne parvient pas à la participation par magie. Le jardin est souvent une étape avant que de plus gros projets puissent être pris en considération. Un jardin est une invitation à la transition.
La transition a-t-elle gagné les pays du Sud depuis la crise ?
Il y en a en Espagne, au Portugal, en Italie, il n’y en a pas beaucoup en Grèce, même si on ne connaît que ceux qui prennent contact. La transition s’adapte aussi au contexte, dans la favela de Sao Paulo au Brésil, les transitionneurs se soucient davantage de la justice sociale, de la lutte contre les violences, de la défense des femmes et de la solidarité que du changement climatique. Quant au Portugal, elle va devenir une démarche de lutte contre l’austérité. Là-bas, ils inscrivent leurs initiatives dans le cadre de l’économie du don et de la gratuité. Comme ils travaillent avec des gens usés, qui ne croient plus en leurs possibilités d’avenir et qu’il faut encourager, ils ont choisi d’organiser des sessions où les gens rêvaient ce qu’ils souhaitaient, puis se mettaient au travail. Le groupe de transitionneurs mobilise des personnes pour réaliser ces rêves. Aucun argent ne circule mais les projets aboutissent. Des choses simples d’abord : que la place soit repeinte en blanc, qu’un jardin soit installé au pied de tel immeuble, etc. Idem en Espagne où ils ont travaillé deux ans avant de passer à des objectifs de la transition. Ces objectifs rencontrent ceux de Podemos et de certaines mairies espagnoles. Ce sont des modèles de politique locale basée sur la recherche de solutions, pour rendre aux gens le pouvoir.
Du point de vue des mouvements citoyens, les rapports avec les élus locaux à différents échelons posent question : être avec ou être contre… Quel est votre point de vue ?
Nous amorçons tout juste une réflexion globale sur la question. Nous observons une grande variété de rapports entre groupes de transition et élus locaux. Nous nous définissions comme un mouvement du bas vers le haut, mais nous ne souhaitons pas décourager les initiatives des municipalités. En Alsace, Jean-Claude Mensch, le maire d’Ungersheim, une ville de 2 200 habitants dans le Haut-Rhin, a lancé une initiative d’ampleur en 2008 prenant en compte la production énergétique, le transport, l’habitat, la monnaie. Celle-ci a produit une participation démocratique intense, en créant des emplois dans une période d’accélération dramatique du chômage évidemment et en diminuant les coûts de fonctionnement. L’expérience est décrite dans le film Qu’est-ce qu’on attend ? de Marie-Monique Robin.
À Ungersheim, je trouve excitant qu’on voie émerger un nouveau modèle économique où les agents de l’État parlent comme des transitionneurs pour regretter l’épidémie de solitude et d’isolement qui touchent autant ceux ceux qui travaillent — au point d’en tomber malades — que de chômeurs.
La ville de Grenoble est un autre exemple où des élus locaux ont émis le désir de mettre en place une monnaie, sans pouvoir s’appuyer sur aucun groupe de transition existant. Parfois la mairie se lance, parfois ce sont les gens. L’idéal, c’est la collaboration.
« La transition fonctionne à l’échelle locale pour inclure le plus grand nombre de personnes possible. Cela nécessite parfois de ne pas avoir de couleur politique. »
À l’inverse, il arrive que nous ne soyons pas compris et que la transition soit dévoyée par des élus et autres politiques. Lorsque le Manuel est sorti en 2008, un sondage du libraire Waterstones a annoncé qu’il figurait en cinquième position sur la liste des livres emportés en vacances par les députés britanniques cette année-là. L’année suivante — et je ne peux évidemment que supposer un lien de cause à effet — le gouvernement conservateur a lancé l’idée de la Big Society, qui proposait de réduire les budgets à leur strict minimum en demandant aux communautés locales de venir gérer les hôpitaux… On y retrouvait des éléments de la transition, mais tout était de travers. C’est un danger. Les gouvernements pourraient utiliser l’idée pour justifier l’austérité tout en gardant le pouvoir.
Pourquoi, dès lors, prôner une sorte d’apolitisme ? Est-ce pour des raisons tactiques ou plus fondamentales ?
La transition a une utilité spécifique. De même qu’on ne peut pas couper une pizza avec une cuillère, on ne peut pas faire usage de la transition hors contexte. C’est un outil qui fonctionne à l’échelle locale pour inclure le plus grand nombre de personnes possible. Cela nécessite parfois de ne pas avoir de couleur politique. À Totnes, nous faisons des efforts considérables pour ne pas être identifiés comme de droite ou de gauche, Verts, socialistes ou conservateurs. Nous nous concentrons sur notre capacité à créer de la résistance, de la beauté, de l’attention à soi et aux autres, de la volonté de changement. Certains souhaiteraient créer un parti de la transition. Le danger de cette perspective partisane est d’avoir à assumer un programme sur des questions comme celles de l’avortement ou de la défense qui nous situe forcément à l’intérieur du spectre politique, et donc éloigne une partie des personnes que nous pourrions par ailleurs rallier. D’autant qu’il est difficile de positionner la transition sur ce spectre-là. Il nous est arrivé en revanche de mener une campagne contre une chaîne de cafés qui aurait mis à mal les cinquante et un cafés indépendants à Totnes, et par là, de mener un combat sur un terrain plus classiquement politique.
Peut-on en conclure que c’est à la fois un souci d’efficacité et le désir d’engager dans ces projets des gens qui voteraient éventuellement conservateur ?
Oui. Nous vivons une période dangereuse où la droite et la gauche ne parviennent plus à discuter ; tout ce qui peut restaurer un degré de dialogue ou de confiance me paraît essentiel. Lorsque nous avons commencé des projets alimentaires ou de plantation de noisetiers dans les espaces publics, la plupart de nos recrues n’étaient pas politisées. Elles avaient simplement envie de faire des rencontres, ou alors elles aimaient les arbres ou les pique-nique… On parle bien d’une épidémie de solitude au Royaume-Uni. Les conversations se font rares !
Selon vous le pouvoir est du côté des citoyens plutôt que des élus ?
Le refus des villes américaines à la suite du retrait états-unien des accords de Paris est un exemple à grande échelle de ce que nous prônons depuis des années et avons mis en œuvre à Totnes. Ce que nous avons réalisé en dix ans, nous seuls pouvions le faire, en tant que citoyens. Nous connaissons bien la ville, nous connaissons les gens et nous pouvons avancer plus vite. Les hommes politiques savaient que nous avions les moyens d’avancer et nous nous passions d’autorisation. De façon plus générale, plus vous montez dans la hiérarchie du pouvoir et des institutions, de l’État évidemment, plus l’imagination s’évapore !
Ce travail du local peut-il avoir un effet sur l’État ?
Les meilleures idées ne viendront jamais de l’État. La politique gouvernementale est réactive et gestionnaire : l’État est incapable de produire des politiques imaginatives. Pour autant, si nous ne prouvons pas que nos idées fonctionnent — à l’échelle où nous en sommes capables —, elles seront immédiatement disqualifiées. On pourrait y voir de la naïveté mais je crois que c’est la condition même du changement.
À Berlin, après avoir introduit des plantations potagères en ville, il a été spécifié dans la loi qu’il fallait privilégier des plantes comestibles, sous l’impulsion d’associations locales.
À une autre échelle, un État pourrait avoir un effet sur l’Union européenne (UE). En Roumanie, le gouvernement a voté une loi qui exige des supermarchés qu’ils vendent 51 % de produits provenant de ressources locales. J’étais impressionné mais on m’a rétorqué que l’UE s’opposerait à ce type de réglementation. J’ai alors demandé combien de temps il faudrait avant qu’une procédure légale vienne s’y opposer. Six ans. En six ans, on peut espérer, avec le soutien du gouvernement roumain, former une génération d’agriculteurs, de boulangers, de brasseurs et autres producteurs locaux. Le réseau actuel serait alors démantelé, les avantages de santé publique deviendraient évidents, les gens se sentiraient impliqués.
« La politique gouvernementale est réactive et gestionnaire : l’État est incapable de produire des politiques imaginatives. »
Mais pour illustrer l’impact positif que nos actions peuvent avoir sur les institutions politiques, je dois raconter l’histoire du projet d’éco-quartier Atmos. Il s’agit d’un projet de transformation d’une ancienne laiterie à Totnes dont l’ambition était de créer des logements. Nous avons fait voter le projet par référendum en utilisant une législation de 2012 qui introduisait un droit de construire sans permis de construction sur des parcelles de petite taille pour des projets qui auraient reçu un assentiment citoyen. Nous avons proposé soixante-cinq domiciles à prix raisonnable, mais aussi un hôtel qui générerait un revenu pour la communauté, un espace de concert, un espace d’incubation pour les nouvelles entreprises. Tous les bénéfices reviendraient à la communauté. On l’a fait ! Et ce modèle épate le gouvernement, qui cherche maintenant à reproduire l’expérience ailleurs. Nous avons été les premiers à utiliser cette législation pour créer une économie locale, et cela grâce à la collaboration avec les élus locaux.
Êtes-vous conscients que vos mots : entrepreneur, changement, créativité, peuvent sonner comme ceux d’un consultant en organisation déroulant sa méthode du changement ? N’a-t-on pas l’impression que des mots qu’on aime nous ont été volés par ces acteurs du capitalisme ?
La transition joue effectivement avec les mots. Cela dit, je n’ai pas trouvé de meilleur mot qu’« entrepreneur ». J’avais pour habitude de parler d’un « esprit de volontariat » où le changement souhaité aurait lieu selon le rythme que nous voudrions et sur la base du strict volontariat. Une femme m’a dit un jour, « Si c’était sur la base du volontariat, personne ici ne fera partie de votre révolution ! » Il faut penser la transition en fonction des besoins des gens là où ils vivent : ils ont besoin d’un emploi, d’un toit dans leurs moyens, de jardins pour leurs enfants. Nous devrions pouvoir répondre à ces besoins tout en poursuivant la transition. Et ça, ça devient vraiment intéressant !
J’ai fondé une brasserie à Totnes et créé trois emplois. Je suis un peu obsédé par l’industrie de la bière comme modèle pour penser l’évolution de l’économie. Au lieu d’une industrie structurée autour de quatre énormes brasseries (AB InBev qui a racheté SABMiller, le deuxième plus gros producteur, puis Heineken et Carlsberg), nous avons maintenant des milliers de petits brasseurs dans le monde, qui inventent leur propre bière selon leur propre approche. Depuis, j’ai un autre projet qui créera beaucoup d’emplois. Je suis un entrepreneur ! Je n’ai pas envie de jeter le mot à la poubelle, mais de lui donner un autre sens que celui qui me rebute.
L’économie ne changera autour de nous que si nous la changeons nous-mêmes. Comment les jeunes trouveront-ils des emplois là où ils sont, tout en ayant l’impression que le monde devient meilleur ? Qu’il n’aient plus à dire : « Bon allez il va falloir que j’aille travailler pour Orange, pardon… ». C’est un enjeu tellement précieux !
Les monnaies locales font-elles partie de ce nouveau modèle d’économie locale, la Re-Economy ?
Ce n’est pas essentiel mais c’est l’un des outils. Dans certains cas, comme à Bristol, c’est utile. Cela a permis une discussion très pertinente avec la mairie sur l’économie locale. Les organisations paient une partie de leurs salaires en monnaie locale, laquelle sert à payer des billets de train ou de bus, par exemple, ou encore ses impôts. Le nombre de personnes payant leurs impôts en monnaie locale a doublé récemment. À terme, cela oblige le conseil municipal à dépenser son budget localement et empêche que l’argent soit placé à l’étranger. C’est beaucoup de travail et on peut faire beaucoup sans, mais c’est une bonne méthode pour cristalliser l’effort quand ça marche. Et pour attirer l’attention sur la transition. Bristol devient « branché » et cristallise l’attention autour de ses billets à l’effigie de David Bowie ! Quant à Totnes, nous n’avons jamais eu autant de couverture médiatique que lorsque nous avons imprimé notre premier billet.
Mais on peut produire cette attention médiatique avec d’autres symboles que la monnaie. Nous avons par exemple décrété que Totnes était la capitale du noisetier. Les gens se sont interrogés « mais pourquoi la capitale de la noisette ? » Personne n’a tenté depuis de nous voler ce statut et on a encore gagné en notoriété. Très vite, lorsqu’on disait « Je suis de Totnes », on vous répondait « Ah la ville en transition de Totnes… ». Nous changeons la culture de cette ville, les récits qu’elle raconte sur elle-même et ce qu’elle attend de son futur. C’est ça la puissance !
Vous avez toujours enseigné ce que vous appelez la transition intérieure…
Aujourd’hui, deux idées fortes distinguent le mouvement de la transition. D’une part, la Re-Economy que nous avons évoquée et qui met l’accent sur la création d’emplois locaux. D’autre part la transition intérieure qui porte sur les pratiques permettant de prévenir le burn-out. Nous sommes partis du constat que nous avons pour habitude de travailler pour changer le monde exactement de la même façon dont fonctionne ce monde que nous voulons changer : les groupes ont souvent des dynamiques de pouvoir extrêmement malsaines, dominées par deux ou trois hommes qui parlent plus haut que les autres ; nous n’avons pas les bonnes méthodes de prise de décision ; nous ne prenons pas soin les uns des autres ; nous ne nous aidons pas à trouver un équilibre de vie saine. Repensez au nombre d’activistes autour de vous dont la vie amoureuse s’effondre, dont la famille pâtit de leur engagement…
« La façon dont nous faisons les choses compte autant que ce que nous entreprenons. Travailler en groupe, c’est réfléchir sur les moyens de travailler de façon plus stable et plus soucieuse de notre santé collective. »
Ainsi, la transition a insisté depuis le début sur l’idée selon laquelle « la façon dont nous faisons les choses, compte autant que ce que nous entreprenons ». Travailler en groupe, c’est réfléchir sur les moyens de travailler de façon plus stable et plus soucieuse de notre santé collective. C’est une entreprise de vie, le travail de toute une vie. Car il faut garder à l’esprit que les projets nécessaires à la transition écologique vont prendre un temps fou, et ceux qui s’y engagent sont ambitieux. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous effondrer après un an de travail commun, ou de voir notre conjoint nous quitter, ou que le groupe soit dissout à cause des tensions et de l’épuisement. Or, qu’un groupe perdure, cela n’arrive pas par hasard, mais dépend d’une éthique à mettre en place. Il ne s’agit pas d’un culte, ou d’une danse rituelle, mais d’un engagement au travail collectif et à ce qui le rend possible comme, par exemple, l’habitude de commencer les réunions par un check-in où chacun a l’occasion de dire comment il va et de partager ce qui lui pèse ou l’enchante, y compris si cela concerne sa vie personnelle et des difficultés intimes.
S’agit-il d’un changement de culture ?
La permaculture, qui a inspiré les principes de la transition, a été créée il y a quarante ans, par des hommes, avec une culture du faire. Pour ces hommes, il n’était pas question de prendre du recul, mais d’agir et vite. Il a fallu près de quarante ans pour que les femmes y trouvent leur place. Ce sont elles qui nous ont ensuite obligées à nous interroger sur ce que nous éprouvions, ce qui est essentiel pour le bon fonctionnement d’un mouvement militant. Elles ont dû le faire en faisant face à des hommes qui répondaient systématiquement « il n’y a pas le temps de se demander ce que nous ressentons, c’est urgent ! » Or, c’est cela qui a engendré beaucoup de burn-out et d’échecs. La transition a donc dès le début cherché à éviter cet écueil, pour durer et voir plus loin. Nous avons créé cet espace nécessaire à la réflexion, afin que chacun puisse se représenter la façon dont la participation à ce mouvement affecte sa vie. À Totnes, nous avons un programme d’accompagnement (mentoring) et des psychologues offrent gratuitement leurs services à celles et ceux qui travaillent dur pour la transition. En faisant de cet effort un des piliers du mouvement, nous avons réussi à réduire significativement le taux de burn-out en comparaison d’autres mouvements activistes, tout en renforçant la communauté et le sentiment d’appartenance de ses membres.
Vous n’aimez pas parler d’utopie, mais de récit qui permette de passer à l’action. De quels récits s’agit-il ?
Je m’insurge contre le mot « utopie ». Les gens s’imaginent qu’inventer le futur c’est créer de l’utopie. Le monde futur ressemblera à celui que nous avons sous les yeux, plutôt qu’à Star Trek. On y cultivera plus de fruits, plus d’arbres, il y aura plus d’énergies renouvelables, nous aurons modifié la façon dont nous y vivrons.
Le problème c’est que la société actuelle n’a pas de récit pour raconter comment nous pourrions négocier cette crise écologique. Nous produisons aujourd’hui des récits de fin du monde, avec pour agents toxiques des zombies, des extra-terrestres, des robots, des maladies ou le numérique. Les rêves que l’on nous propose sont plaqués sur le passé, c’est le retour à la « great America » des années 1950, promis par Trump ou le sous-texte du Brexit qui se garde d’un futur trop compliqué et effrayant.
Si je vous demande de dessiner les créatures vivant sur une planète récemment découverte, elles auront des parties de poisson, d’humain et d’oiseau, car nous assemblons ce que nous connaissons pour produire de la nouveauté. Or, pour imaginer la société qui adviendrait après la fin de l’exploitation outrancière des hydrocarbures, nous manquons de matière pour nourrir notre imagination. Ni les médias, ni notre quotidien ne nous proposent de modèle. Notre imagination est bridée et c’est là que l’expérience de la transition offre une alternative.
C’est pour ces raisons que je me suis réjoui de la sortie du film Demain (2015), pour la même raison que j’ai décidé de publier un ouvrage sur l’imagination. Créer des histoires puissantes et délicieuses sur le futur est important.
Je vois de plus en plus mon rôle au sein du mouvement de la transition comme celui d’un conteur, allant d’un lieu à un autre, écoutant et racontant les histoires des autres : je pollinise. Les groupes de transition sont autant de laboratoires de l’imagination : ils proposent un cadre pour rendre l’imagination des citoyens plus fertile. En effet, si je me contente de lancer la question « Imagine le futur », c’est un peu comme si je me mettais devant une barre de recherche Google sans taper aucun mot en espérant trouver quelque chose. Mais si je propose un contexte alors les gens foisonnent de réponses, et si j’ajoute « Et si nous nous y mettions ? », alors quelque chose advient.
Quel est l’horizon de la transition ?
Je ne sais pas ; je ne suis probablement pas la bonne personne pour répondre. J’ai lancé la transition ; le futur appartient à d’autres. Ce que je préfère dans la transition, c’est la façon dont elle ne cesse de surprendre. Ce que je souhaiterais c’est qu’un projet politique commence par des questions de transition : se demander comment faire pour créer une économie où l’argent investi fasse autant qu’il lui soit permis de faire avant de quitter le circuit, des questions d’appropriation collective (« community ownership »), d’appartenance communale et d’engagement communautaire. Je crois que nous en viendrons là parce que c’est la meilleure proposition que nous ayons.