Au Front (1987)

les gens sont des moutons « Au Front », 1987

par

Dans une semaine, le 4 avril, Le Pen arrive, Le Pen vient, Le Pen descend. Depuis quinze jours, nous ne parlons que de cela. C’est le branle-bas de combat. Le téléphone sonne, des têtes nouvelles passent à la permanence. Ce sont les adhérents qui, enfin, prennent chair et sortent de leur fichier. Ils viennent s’informer du déroulement prévu de la manifestation. Mes compagnons ne les avaient pas revus depuis les dernières élections.

Mme Riquet aussi nous rend visite. Elle me reconnaît : nous nous sommes déjà rencontrées à la manifestation de la Maurelette. Elle vient pour acheter, en prévision du grand jour, un de ces autocollants où, sur le dessin d’une France en bleu-blanc-rouge, s’inscrit le slogan « Aimez-la ou quittez-la », sans équivoque pour les immigrés. Son enthousiasme la rend totalement inconsciente : elle a laissé une métisse, sa fille, l’accompagner. En voyant la demoiselle, Alessandro ne peut masquer un léger mouvement de recul. Puis, tout le monde oublie cette présence peu ordinaire : Mme Riquet vient de tomber en extase devant la photo de Le Pen :

— Ah, il a une tête drôlement sympathique, hein ?

Les autres renchérissent, elle a raison : leur chef est beau, intelligent, il n’y a pas assez de mots pour le louer et, comme je ne fais pas cercle avec eux autour du portrait, Alessandro, le dur, I’ancien de l’OAS qui se vante de ne jamais s’émouvoir m’incite à les rejoindre :

— Tu l’as jamais vu, toi, Anna, mais tu vas voir : c’est quelqu’un. Il te fait rire comme il te fait pleurer. On est gaga devant lui et après on ne peut plus s’en passer.

Et, de bonheur, il embrasserait presque la photo. Cet instant d’émotion passé, nous abordons un sujet tout aussi sérieux : combien serons-nous à la manifestation ? La fédération estime qu’un défilé de 8 000 personnes serait déjà un immense succès. A la permanence, mes compagnons sont de cet avis, Mme Riquet le partage aussi et s’en explique avec véhémence :

— Moi, comme je dis toujours, messieurs, le Français est... Elle baisse subitement d’un ton pour dissimuler l’injure qu’elle va lâcher... Le Français est un couillon. Ça, pour dire qu’il est pour Le Pen, il vous le dira ; mais pour manifester... - Elle balance d’un pied sur l’autre, mime l’hésitation... - Alors là, il a peur. Seulement, si on a tous peur comme ça, on est cuits !

Femme de service dans une école, elle raconte comment elle mate du regard les petits Arabes qui « sinon, vous insulteraient ». Elle a tant de verve que les hommes, complètement sous le charme, ne peuvent plus que bredouiller après elle :

— Ah, c’est sûr, on est cuits.

Pour l’heure, nous cuisons dans une ambiance surchauffée et euphorique : plus que quelques jours et la Canebière sera reprise !

Reprise peut-être, mais pas sans combat : Le Provençal, le quotidien de tendance socialiste, annonce, pour le même jour, deux rassemblements antiracistes, I’un sur le Vieux-Port vers 11 heures, l’autre à Belsunce vers midi.

Le 4 avril, je descends donc de bonne heure au centre ville. La Canebière scintille, propre, lessivée même par les trombes d’eau qui ont crépité toute la nuit. La veille, sous l’orage, la ville était encore plus déserte que de coutume. Ce matin, I’ambiance sonore est celle des lendemains de pluie, tout résonne dans la lumière crue.

Des bruits de slogans martelés me heurtent bientôt le tympan. Ce doit être la manifestation antiraciste. Je me dirige vers elle. Mais, à l’ombre de ces ruelles qui s’entrelacent de part et d’autre de la célèbre avenue, j’aperçois bientôt, stupeur : Pascal, en survêtement noir, à la tête d’une petite troupe déchaînée. Ils sont une dizaine de jeunes gens à avoir chaussé les rangers, enfilé les tenues de camouflage. Au milieu, deux jeunes filles élégantes dans leur popeline blanche semblent tout droit descendues du 16e parisien. Tous viennent en effet de la capitale pour « casser du raton ». C’est à ce mot qu’on sait qu’ils ne sont pas du cru. Ici on parle de « bicot », de « tronc », voire de « crouille ». Ils ont tout juste vingt ans et marchent la tête haute en hurlant : « La France aux Français, Algérie française, Le Pen président ». Pascal, le pli soucieux du chef en travers du front, les guide, comme vers un combat. De justesse, j’esquive son regard. Pas le courage de le saluer quand il est comme ça.

Ils filent droit sur le Vieux-Port. Devant eux, un misérable attroupement. Les voici, les antiracistes, quatre-vingts personnes, guère plus, silencieuses, timides. Leur banderole mal tendue n’est même pas lisible. Ils ont la mine des jours de défaite.

La troupe de Pascal accélère le pas. Ils sont maintenant à dix mètres des manifestants. Ils vont attaquer ! Non, au dernier moment, Pascal les évite et poursuit sa course en direction du bar de Dédé Lambert où il va présenter ses amis parisiens.

Je m’apprête à remonter dans mon lointain 15e quand je tombe sur Gilles, rencontré le samedi précédent, lors de la caravane publicitaire pour Le Pen. Il est méconnaissable, s’est fait couper les cheveux et a troqué son jean et son blouson noir contre deux tiers de costume de mariage. Il en a le pantalon et le gilet mais pas le veston.

Sans prendre la peine de me dire bonjour, il se plaint :

  • Non mais, vous avez vu comment ils m’ont habillé ! C’est à la DPS, ils veulent qu’on soit corrects pour accueillir Le Pen. Il gigote, mal à l’aise.

— Seulement, s’il pleut, j’ai rien qui va avec.

Il m’invite à prendre un café chez le rival de Dédé Lambert, le second bar du Vieux-Port à afficher clairement ses opinions nationalistes. Une forêt de drapeaux décore l’arrière du comptoir. Au moment où Gilles, péremptoire, me présente au patron comme une vraie lepéniste, Désiré, veste militaire sur le dos, entre en faisant le V de la victoire, salue à la cantonade et ressort aussitôt, aspiré par l’excitation des grands jours qui règne dans les rues. Le point de départ de la manifestation est situé cent mètres plus haut. Des militants d’autres départements sillonnent les alentours en quête d’un restaurant. Ils parlent haut et fort, bousculent parfois les piétons, s’excusent encore. Dans quelques heures, ils ne s’excuseront plus...

Cette fois, il me faut remonter dans le 15e : Véronique m’a demandé de passer la chercher. Elle m’accueille excitée, elle aussi, par l’appel du pavé : nous allons fouler le bitume, crier, nous amuser ! Elle garde son survêtement sur le dos pour rester libre de ses mouvements. Nous filons.

— Je te parie ce que tu veux qu’il va y avoir de la bagarre.

Elle en jubile d’avance.

— J’espère que non.

— Té, bien sûr que si, si l’autre il vient, comment il s’appelle déjà ? Ralem Désir non ? Tu vas voir !

C’est à la porte d’Aix, au coeur du ghetto arabe, que nous quittons l’autoroute, le chemin le plus rapide pour descendre du 15e quand nous sommes en voiture comme aujourd’hui. Des petits groupes d’immigrés flânent devant les magasins. Elle soupire de dégoût et porte la main à son estomac comme si elle y avait mal. Plus bas, le Vieux-Port est la proie d’un embouteillage. Des membres du service d’ordre aident, tout guillerets, les policiers à régler la circulation. Gilles est au milieu. A défaut de veste, il a endossé un loden bleu, trop grand pour lui. Plus loin, Pascal, raide comme Artaban, discute à grands gestes avec les Parisiens. Cinq cents personnes piétinent déjà au point de rassemblement sur le cours Puget, en avance de trois quarts d’heure sur l’horaire et s’affairent autour des pancartes et des banderoles. Dewaert nous salue à peine, il a un problème. Comme toujours, il en fait une montagne :

— Putain ! on a rien, pas un clou, pas une punaise pour fixer notre bandeau.

A ses côtés, Roland est sur son trente-et-un, costume bien coupé et nuque dégagée. Il trépigne : on ne peut rien confier au poète. Une jeep qui fonce dans la foule manque de nous renverser. Au volant, le chef de la section de la rue de Rome en tenue de parachutiste. Lui aussi est passé chez le coiffeur. A l’arrière, sa femme s’amuse à faire claquer un immense drapeau de deux mètres. Des petits groupes se croisent, s’adressent de grands sourires, de larges saluts. Pour dix francs, on peut acheter des bouts de plastique bleu-blanc-rouge avec en prime un supplément spécial de National hebdo, le journal du FN.

Je ne connais pas tous les visages mais tous les visages que je connais sont au rendez-vous. Seul Alessandro manque à l’appel. Il nous avait prévenus, c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille. Il nous rejoindra après la messe.

Les femmes, venues en force, bavardent mezza voce. Quelques accents pointus percent le bourdonnement des conversations. Deux cars sont descendus de la capitale. Le flot ne cesse de grossir. Finalement, peu de gens ont respecté la consigne de s’habiller pour faire honneur à Le Pen. Jeans et chaussures de sport sont l’uniforme du jour. Chacun semble être resté fidèle à lui-même, à ses goûts, et c’est donc pimpante comme à l’habitude, perchée sur ses talons aiguille, qu’arrive Céline, I’amie de Pascal. Elle ne sait plus où donner de la tête.

— Que de monde, que de monde ! Les gens qui ne sont pas pour nous et qui habitent là, ils doivent se barricader, dit-elle en ponctuant d’un petit rire.

Deux barbus entreprennent aussitôt de lui faire un brin de causette. Ils viennent de Paris et évoquent le meeting que Le Pen y a tenu, quelques jours auparavant, à la salle du Zénith.

— On était 15 000, il a fallu refuser du monde. Alors on s’est dit, si c’est comme ça à Paris, faut aller à Marseille, parce que ce sera un tabac encore pire. Les gens ils soutiennent tous le Front maintenant.

On rit, on s’amuse, c’est la fête, c’est si bon de se voir si nombreux. Certains déjà triomphent, I’ennemi n’existe plus. Caron me croise, me serre la main sans même me regarder, puis poursuit sa route en relatant à son compagnon le contenu d’une émission entendue le matin même :

— C’était sur Radio Galère, tu sais la radio des gauchistes, soi-disant que Le Pen c’est un fasciste, il a torturé en Algérie etc., mais moi je vais leur téléphoner demain et je vais leur dire : ah ! je suis communiste et j’ai drôlement aimé votre émission ; j’ai regretté qu’une chose : c’est qu’on ait pas parlé de Mitterrand et de Marchais ! Parce qu’on nous traite de collabos mais on oublie toujours de dire que, I’un, il a eu la Francisque et que, I’autre, il a été travailler en Allemagne.

Des grand-mères renchérissent :

— Et voilà, être français c’est être nazi maintenant, si on veut rester français, on est nazi ! Non mais, c’est quand même un comble !

Les derniers arrivés cherchent leur section dans le cortège, des banderoles se déplacent par-dessus les têtes. Les 8 000 escomptés par la fédération sont déjà présents au départ, combien serons-nous donc à l’arrivée ?

Une rumeur se répand soudain à la vitesse de la lumière : « Le Pen arrive, Le Pen arrive », une vague déferlante m’entraîne, un instant j’oscille tel un esquif sur sa crête : la foule m’a hissée au-dessus d’elle, puis me chavire, puis me noie. Je ne vois plus que des épaules, des nuques. C’est l’asphyxie, je donne des coups de coude, j’en reçois. Dans la cohue, une femme continue son exposé :

— Et ce Noir, il a trente-deux enfants, trente-deux, vous imaginez les allocations familiales...

Elle croise mon regard, comprend que j’ai entendu et cherche la surprise horrifiée qui nous ferait soeurs. Vite de l’air.

Un premier slogan fuse : « Melon, tête de con », rapidement réprimé par une marée de « chut ». Les manifestants ont encore leur sang-froid. La foule compacte s’ébranle et commence à marcher.

Je rejoins ma troupe du 15e qui est maigrelette. La plupart des militants se sont placés en tête de manifestation afin d’essayer d’approcher Le Pen, de le toucher du doigt. Le cortège est immense et glisse, comme un fleuve méandreux et apathique, jusque sur le Vieux-Port. Dix à vingt mètres séparent chaque section, nous nous étirons en longueur, chacun discute calmement avec son voisin.

Le point stratégique, le lieu magique où le fleuve est soudain saisi de convulsions, c’est l’entrée de la Canebière. La Canebière ! L’avenue mythique, symbole de Marseille, qui, dans les fantasmes, occupe la place de choix. « Ils », les Arabes, I’ont envahie. Non contents de s’entasser sur son côté nord, dans leur ghetto autour du cours Belsunce, « ils » I’ont traversée, « ils » s’étalent maintenant sur sa face sud. Mais ce soir, « ils » ne l’occuperont plus, la Canebière aura été reconquise. Et les manifestants s’y engagent, plus guerriers que jamais. Les bouches se tordent, les visages se crispent. Des cris jaillissent de poitrines jusqu’ici paisibles : « Les Français avec nous, Arrighi à la mairie, Arrighi à la mairie ». Les voix s’enflent, remontent l’avenue : « Marseille réveille-toi, tu es ici chez toi ».

Des rafales d’applaudissements saluent notre passage. Entre les bravos, quelques vieux immigrés restent figés comme la semaine précédente lorsque je les apercevais de la voiture. Parfois, un jeune beur vient nous lancer une insulte comme il lancerait un cocktail Molotov et s’enfuit.

Moi aussi, désormais, je remarque les différences de couleurs de peau. Pas un seul Blanc pour s’affirmer contre nous. Un sourire ironique et suffisant nous signifie parfois que nous sommes imbéciles. Rien d’autre. Et, pourtant nous sommes maintenant près de 10 000. Le Pen est déjà en haut de la Canebière et la queue de la manifestation n’a pas encore bougé. Autour de moi, le bilan est déjà tiré :

— T’as vu, y a que les Arabes qui sont contre nous, tous les Français ils ont compris, ils sont avec nous.

J’ai honte, une honte insidieuse, bilieuse, une honte impuissante. Honte de ces Français xénophobes sur la chaussée, honte de cette France peureuse sur les trottoirs, honte de moi. Et nous continuons d’avancer...

Enfin, je vois un radeau dans ce naufrage, j’entends une voix contre Le Pen : là, à contre-courant des manifestants, fragile, menue, une petite vieille résiste et sourdement, obstinément, murmure le Chant des partisans.

La petite vieille est bousculée, ballottée, déjà loin derrière moi. Et nous continuons d’avancer, comme aspirés à l’approche du ghetto arabe qui, un peu plus haut, frôle l’avenue sur sa gauche. En marge du cortège, Caron joue les mouches du coche et scande, teigneux, les slogans que la troupe du 15e reprend d’une même voix : « Marseille réveille-toi, tu es ici chez toi ». Hystérique, au coeur du groupe, Mme Riquet agite frénétiquement une pancarte « être Français ça se mérite » et se brise les cordes vocales.

La Marseillaise, çà et là, est entonnée à pleins poumons. Nous courons presque maintenant. Sur le trottoir, à droite, deux militants de la DPS que, sur le moment, je ne reconnais pas, secouent une Maghrébine contre une palissade de chantier. Plus elle crie « con de Français », plus les deux hommes la secouent Personne ne lui porte secours. Un CRS intervient, prie poliment les deux excités de rejoindre le courant. La femme reste seule à pleurer.

Nos pas se précipitent encore : Belsunce n’est plus qu’à une dizaine de mètres.

— Déjà ça, c’est des quartiers où je me sens à l’aise, susurre, agressif, un manifestant derrière moi.

Plus personne ne chante. Le cours apparaît sur notre gauche et, avec lui, une première rangée de CRS qui nous tournent le dos. Puis une seconde rangée de CRS, toujours de dos, lance-grenades à la main. Au-delà, nous apercevons de minuscules têtes noires s’agiter. C’est un petit groupe d’immigrés, à 100 mètres. On devine qu’ils se hissent sur la pointe des pieds pour tenter de nous voir défiler.

Silence, le cortège ralentit sa marche, tous les regards sont tendus vers Belsunce, j’ai l’impression que nous nous arrêtons, mais le carrefour lentement glisse de notre vue. Soudain, quelqu’un m’agrippant le bras me fait trébucher...

— Là, là...

La voix est affolée, le doigt pointé vers le petit croisement suivant. Là : pas de CRS, mais une cinquantaine de jeunes beurs, le poing hérissé, se retiennent de briser la chaîne que trois ou quatre des leurs ont formée pour les contenir. La forêt de poings tangue dans notre direction. Je les dépasse. Derrière moi, un cri. Le cortège s’arrête. Un second cri, je me retourne, je suis seule : électrons en folie déviant de leur trajectoire, tous, tous sans exception, les jeunes, les vieux, un boiteux, Albert, Dewaert, Durand, tous se précipitent vers l’étroite rue, gagnés par une paranoïa collective. Du petit groupe de beurs, seule une insulte a fusé et la rumeur colporte qu’ils nous agressent ! Le fleuve est maintenant torrent, il bouillonne, les manifestants giclent sur le trottoir comme des éclaboussures. A mes côtés, un homme hurle dans un porte-voix les consignes dont il est seul à se souvenir. « Restez où vous êtes, ne cédez pas à la provocation. » Mais derrière nous des hommes, des femmes déferlent et déferlent encore, se décrochent du cortège. « N’y allez pas, n’y allez pas » ! répète le porte-voix. Véronique passe devant moi comme une flèche. Elle aussi ! Même elle ! Sans s’arrêter, elle hurle son délire : « Ils attaquent ! »

Finies la bonhomie, la sympathie. L’insulte des Arabes, le racisme obsessionnel des discours, j’avais fini par croire qu’il s’agissait chez elle, comme chez les autres, d’une thérapie contre des blessures que je devinais. C’est fini, devant moi les visages sont tendus, transfigurés par la haine. Les petites haines que chacun portait en soi, mises bout à bout, ont abouti à cette déferlante qui maintenant les possède, noie chacun d’eux. C’est la vingt-cinquième heure, I’heure qui selon Le Pen ne se produit jamais, l’heure à laquelle les lepénistes les plus calmes sous l’effet de masse passent à l’acte. Les interdits sautent : cette foule va peut-être tuer et les meurtriers resteront anonymes.

Nous ne sommes plus que quelques-uns du 15e à balancer sur nos jambes dans l’attente du pire. Plus bas, la manifestation piétine ; plus haut, elle s’entasse déjà sur la place Stalingrad où son guide doit prendre la parole. Les secondes ne veulent plus s’écouler. Enfin, Véronique revient en courant, puis les autres, Durand, Dewaert, Albert, le boiteux, les vieux, les jeunes. Ils étaient trop nombreux à vouloir cogner, la plupart se plaignent de n’avoir pu toucher l’ennemi. Demain, la presse donnera le bilan de ce premier accès de folie : un Algérien de trente ans, frappé au sol, aura dû être hospitalisé.

Le fleuve s’écoule à nouveau, calmé. Le courant lourd, puissant, emporte sur son passage des grappes de badauds, puis s’achève en vagues molles au pied du podium.

Les premiers mots de Le Pen s’envolent avec le vent qui se lève. Il plagie le discours du général de Gaulle à la Libération de Paris : « Marseille, Marseille défigurée, Marseille ruinée, Marseille occupée mais Marseille bientôt libérée. »

Son discours pour une fois sera court, aujourd’hui personne n’a besoin d’une grand-messe. L’assemblée a déjà sacrifié, il n’est plus besoin de la galvaniser. La rue, le coup de poing l’ont repue. Elle écoute, sereine, presque distraite, Le Pen qui poursuit :

— Marseille dont certains quartiers constituent déjà autant d’enclaves étrangères et demain ennemies (...), Marseille dont la vocation est d’être la capitale du monde méditerranéen, mais non le parking.

Quelques mains applaudissent et Alessandro, qui revient juste de son mariage, me souffle à l’oreille :

— Eh, nous, on le sait tout ça...

Le Pen évoque l’avenir :

— Le temps viendra où le Front national prendra la direction de Marseille. Le temps viendra où notre ami Arrighi sera son maire. Nous déclencherons alors l’enquête minutieuse sur la gestion socialiste de cette ville et je voudrais rappeler à Madame Edmonde que pour grimper au cocotier il faut avoir le caleçon propre et que pour donner des leçons de morale, ce qui est le péché mignon du socialisme capitaliste et académique, il ne faut pas que des dizaines de fonctionnaires de la mairie soient aux Baumettes.

Une gerbe de huées éclabousse la veuve de Gaston Defferre. Le Pen attaque la gauche sur un autre terrain, l’accuse de vouloir donner le droit de vote aux immigrés afin « de remplacer les électeurs communistes et socialistes qu’elle a perdus ». La phrase se termine sous une giclée de rires. Puis il frappe à droite :

— Dans le cas du code de la nationalité (...), j’accuse le gouvernement de s’être préparé à une capitulation qui correspondait, en fait, à ses véritables idées. Il n’avait tenu le langage de la fermeté pendant la campagne électorale que pour éviter que le torrent des électeurs UDF et RPR ne vienne voter pour le Front national.

Cette fois, c’est une marée d’applaudissements qui l’approuve. Et Le Pen continue de marteler ce que ses partisans se répètent tous les jours, notamment :

— N’est-il pas inquiétant de voir que 90 % des jeunes Algériens préfèrent faire deux ans de service en Algérie plutôt qu’un en France (...). Nous ne disputons à aucun autre pays le sentiment patriotique, je trouve normal, je l’ai déjà dit au Zénith avant-hier, que, dans certains pays, il y a des gens qui sont morts pour donner une patrie aux beurs et pas pour qu’ils viennent dans la nôtre.

La conclusion du discours arrive :

  • La nation est en danger, elle a besoin de ses fils (...) Marseille a donné aujourd’hui une preuve éclatante de sa volonté et de son patriotisme, ceci n’est que le début de la renaissance, mais comme ce fut le cas au temps de notre Révolution...

Je regarde autour de moi ; dommage, je ne vois aucun de ces lepénistes que j’avais croisés à la messe royaliste du 21 janvier ; j’aurais voulu entendre leur réaction devant tant de flamme républicaine.

— ... il est réconfortant que cela soit commencé à Marseille et c’est pourquoi nous allons chanter notre hymne national : La Marseillaise.

C’est terminé, déjà les banderoles se replient. Dix minutes seulement de discours, un record de concision pour Le Pen. Au micro, un responsable du service d’ordre nous intime l’ordre de rentrer chez nous.

— Rentrez, rentrez, il n’y a plus rien à voir.

Il gesticule pour rien, le reflux est déjà massif et tranquille. Juché sur une borne, comique à contre-courant, le trésorier de la fédération s’agite encore et réclame des « sous pour la campagne », d’une voix de fausset inutile. Personne ne l’écoute plus.

Je retrouve les responsables du SO du 15e, Roland, Takis et d’autres que je n’ai jamais vus. Parmi eux, Georges, un immense chauve tatoué, ressemble à un gros bras tout juste sorti d’une bande dessinée. Ensemble nous redescendons la Canebière car Roland a décrété qu’il valait mieux rester groupés au cas où « ils attaqueraient ». Nous n’avons pas fait deux pas que c’est lui qui attaque, entraînant tous les autres. Ils foncent vers un porche où déjà un essaim de types s’agglutinent. Puis ils me rejoignent, bredouilles : ils sont arrivés trop tard, un homme était déjà par terre. Demain la presse nous apprendra que ce blessé-là, un Martiniquais, a également dû être transporté aux urgences.

Roland reprend la tête de notre petite escadre, les mâchoires crispées.

— J’ai les boules, j’ai les boules ! Je rentre, je prends un Tranxène.

Il n’a pas supporté de voir « ces milliers d’Arabes se masser le long du cortège » : lui et moi étions dans la même manifestation et nous n’avons rien vu de semblable.

— T’as pas vu, t’as pas vu ? Par grappes entières, ils étaient accrochés aux balcons.

— Mais y a que des bureaux sur la Canebière, c’est fermé le samedi !

— Putain ! t’es aveugle, toi. Et cette pouffiasse-là qui m’a dit « con de Français », tu sais pas ce qu’elle m’a fait en plus ?

Et essayant d’imiter le cri des femmes du désert, il hurle d’un air idiot :

— « Ululu, Con de Français » qu’elle m’a dit, tu te rends compte ?

Autour de nous, la police, la majorité des CRS qui remontent dans leurs cars fraternisent avec les manifestants, leur adressant des saluts amicaux et, une fois derrière les vitres blindées, continuent en faisant le V de la victoire. Une heure plus tôt, face aux immigrés, je ne leur ai pas vu cet air bonhomme.

« La police est avec nous, la police est avec nous ! » Les manifestants s’extasient, jouissent de les voir. Deux motards coupent la route à Roland, aperçoivent son écusson DPS, signe qu’il appartient au service d’ordre, et, lâchant le guidon, d’un même élan, dressent tous deux le pouce en l’air, façon de lui dire chapeau.

— Quand je te le disais que les flics, ils sont à 80 % avec nous, me dit-il en se retournant.

Le réconfort qu’il en tire ne parvient cependant pas à le calmer tout à fait. Toutes les trois minutes, il marque le pas, une crampe à l’estomac. L’image de la femme arabe lui revient :

— « Con de Français » qu’elle m’a dit, alors je l’ai secouée contre la palissade...

Cette fois, c’est moi qui me fige : c’était donc Roland qui frappait comme un dément...

Les autres hochent la tête, réinventent l’après-midi que nous venons de passer, se contredisent sans s’en apercevoir. Takis se félicite que la police les ait soutenus, puis deux minutes plus tard :

— Ouais, les Arabes, ils ont fait les beaux parce qu’ils avaient les CRS et la loi pour eux. Mais y aurait pas eu les flics, ils auraient pas bronché les Arabes.

Je me fige à nouveau : que se serait-il passé si l’ensemble des CRS, au lieu de se contenter de sympathiser après la manifestation, s’étaient rués avec elle sur Belsunce ?

Nous approchons de notre point de départ. Une militante d’Orange, perdue, au bord des larmes, nous demande si nous avons vu son car. C’est à peine si nous lui répondons, notre attention est attirée par le groupe de Parisiens qui hurlaient ce matin dans les rues. Ils n’ont pas l’air d’avoir perdu leur journée et ont les yeux rougis par les gaz lacrymogènes. A leur tenue militaire, Xenakis reconnaît tout de suite en eux des amis et s’inquiète de ce qui leur est arrivé.

— Rien, répliquent-ils, c’est les CRS qui nous ont balancé les lacrymos, parce qu’on coursait les ratons.

  • Qui, quoi ? demandent les Marseillais qui comprennent ensuite : Ah les melons, mais où vous avez fait ça ?

— Là-bas, on sait pas comment vous appelez ça, là-bas où il y en a plein quoi.

— Ça doit être Belsunce, explique Roland, c’est là qu’ils sont tous.

La réplique fuse aussitôt, pleine de morgue :

— Bah, de toute façon, vous en avez plein partout des bougnoules...

Et, bien décidés à ne pas frayer plus avant avec les lepénistes locaux, ils s’éloignent en évoquant les ratons qu’ils « se sont faits ». Leurs deux admiratrices en popeline sautillent autour d’eux et ricanent. Elles ont encore autour du nez le foulard Lancel qui les a protégées des gaz...

Georges le tatoué hausse les épaules :

— C’est pas le jour qu’il faut les fracasser les Arabes. C’est la nuit, tu prends ta voiture, tu t’en chopes un, le lendemain : pas vu pas pris. En public, par contre, faut rester correct, parce que le gouvernement il attend que ça pour nous dissoudre.

Les autres ne relèvent pas et se mettent à entonner le couplet que toute la fédération reprendra les jours suivants. Cette manifestation a été un extraordinaire succès. Il n’y a eu aucune violence. Ils sont fiers de s’être bien tenus.

— Ça va frapper les gens, une manifestation calme comme ça, et puis le nombre ! s’exclame Takis. Les gens sont des moutons, quand ils vont voir qu’on était si nombreux, qu’il n’y a pas eu un Français contre nous, ils vont venir !... Vous allez voir, on était nombreux mais on va être encore plus nombreux.

Le temps allait lui donner raison...