Vacarme 81 / Cahier

politique et poésie des déchets

« ils n’ont qu’à bouffer leurs ordures ! »

par

On estime les chiffonniers du Caire à environ 100 000 hommes et femmes, récupérant, triant et recyclant 5 000 à 6 000 des 15 000 tonnes de détritus produits quotidiennement par les dix-sept millions d’habitants de la métropole. Le mot zabbâlîn (sing. zabbâl) qui les désigne en dialecte égyptien dérive de zibbâla, la poubelle et de zabbâl l’ordure, la fiente. Les quartiers des zabbâlîn peuvent parfois être appelés zarâyeb (sing. zerîba), littéralement « porcheries ». Chrétiens coptes pour l’essentiel - minorité religieuse en butte à des discriminations -, les chiffonniers sont soudés par une même origine géographique, la Haute-Égypte, par la force communautaire, par l’endogamie et par le travail avec les déchets. Cette superposition des dimensions identitaires - religieuse, sociale et professionnelle - construit la corporation, l’ancre dans une histoire et dans l’espace de leurs quartiers. Ramassant au porte-à-porte les poubelles des habitants, ils traitent les matériaux recyclables (40 % de la collecte) dans un millier d’ateliers tandis que les déchets organiques (40 à 50 % de la collecte) nourrissaient leurs porcs avant l’abattage de ceux-ci en 2009. Impossible à recycler, le reste du reste (10 à 20 %) est jeté dans les décharges du désert, plus ou moins contrôlées et aux normes sanitaires aléatoires. Travaillant dans la discrétion, sans jamais rien demander aux autorités en échange du service rendu, les zabbâlîn se trouvent confrontés depuis les années 2000 à plusieurs graves crises qui, paradoxalement, les sortent de l’invisibilité et mettent au débat public l’épineuse question de la gestion des déchets : pour la première fois de leur histoire, les chiffonniers prennent la parole et mettent en avant leurs sa-voir-faire, leur inventivité, leur courage et la dimension écologique de leur travail.

En effet, en 2002, une réforme gouvernementale, appelée en Égypte « privatisation », attribue la gestion des déchets du Caire à cinq multinationales européennes (italiennes et espagnoles dont deux filiales du groupe Vivendi), excluant du jour au lendemain les chiffonniers. Cette délégation de service sous forme de partenariat public-privé est mue par le paradigme d’une modernisation à tout prix des services publics urbains, impulsée par les directives de la Banque mondiale dès les années 1990 et s’accompagnant d’un plan d’ajustement structurel. Ce transfert de modèle Nord-Sud de « bonne gestion intégrée » ne peut tenir compte du contexte local, en l’occurrence des chiffonniers dont les façons de faire sont perçues comme archaïques, sales, impures. Cette perception sera l’un des facteurs déclenchant la deuxième grave crise à laquelle ils sont confrontés, à savoir l’abattage en mai 2009 de leurs cochons. Les sbires d’Hosni Moubarak procèdent à l’abattage brutal des 300 000 porcs des chiffonniers en raison de la grippe A/H1N1 baptisée à tort « grippe porcine », alors même que les scientifiques démontrent qu’il s’agit d’une grippe humaine. À partir de 2010, des discussions s’ouvrent entre les leaders de la communauté et les autres acteurs de la gestion des déchets en raison des défaillances du service de collecte privatisé. En janvier 2010, l’une de ces négociations a ainsi réuni les représentants du ministère, ceux des gouvernorats du Caire et de Guizah et cent trente zabbâlîn venus défendre leur cause. Aujourd’hui, toutes les multinationales ont abandonné la partie, hormis la société italienne Ama Arab qui sous-traite, très profitablement, la majeure partie de sa collecte aux chiffonniers ayant, pour leur part, ainsi accès à la ressource que constitue le déchet.

C’est le récit de ces crises, luttes et négociations qui, notons le, sont antérieures à la révolution égyptienne de 2011, que nous propose ici Youssef. Né au milieu des années 1960 de parents, migrants pauvres venus de Haute-Égypte, Youssef vit depuis 1971 dans le quartier de Manchiat Nasser, au Muqattam, avec sa famille. Les entretiens se sont déroulés dans un français parfait, souvent émaillé de mots d’anglais, de blagues, d’anecdotes et de coups de colère. La plupart de nos rencontres commencent ainsi : « Comment vas-tu Youssef ? — Comme tu le vois, je suis toujours vivant ! Le poisson vivant résiste au courant. Quand il est mort, il part au fil de l’eau. »

Une rue du quartier de Manchiat Nasser (Muqattam).
Pascal Garret, 2017.

ce que veut dire « être chiffonnier »

« J’ai commencé à travailler à 4 ans, avec mon père et mes frères, je gardais la charrette et l’âne de quatre heures du matin jusqu’à neuf heures pendant qu’ils montaient dans les étages des immeubles pour récupérer les poubelles des habitants. Ensuite, je suis allé à l’école, mais l’après-midi je triais les déchets, je m’occupais des cochons jusqu’au soir et il fallait chercher l’eau très loin. Je tombais de fatigue… Mes parents avaient connu sept expulsions de bidonville en bidonville avant d’arriver ici. À l’époque, il n’y avait pas l’eau, ni l’électricité et on s’éclairait avec des lampes au kérosène, c’était le désert, la montagne…. Ici, c’était aussi dangereux la nuit à cause des chiens sauvages, des rats et des serpents. On se faisait mordre (il me montre ses cicatrices sur ses mollets), mais grâce aux déchets, on attrapait toutes les maladies et ensuite on était immunisé contre tout ! Ce qui a tout changé, c’est l’arrivée de l’électricité, en 1986 ou 1987, parce que, là, on pouvait commencer à fabriquer des machines pour recycler. Ensuite, j’ai suivi des cours de mécanique, puis des cours de droit à l’université. La bonne sœur Emmanuelle m’a appris à parler français car j’étais l’un de ses protégés, puis j’ai appris l’anglais tout seul. Après mes études, je me suis mis dans le recyclage en 1991, puis je me suis marié, j’ai eu des enfants, j’ai embauché des ouvriers pour recycler le plastique… Ça marchait bien et j’avais signé des accords avec les grands hôtels du centre-ville car leurs déchets sont très riches pour les porcs. Avec la “privatisation”, on a gardé nos territoires de collecte, on respecte la répartition du travail de chacun, mais plus rien ne va comme avant.

Nous, on ne s’appelle pas zabbalîn ! Je l’ai dit à la ministre de l’Environnement qu’on n’était pas des zabbalîn : ce sont ceux qui créent les ordures qu’on peut appeler comme ça ! Qui vient ra-masser les déchets chez nous ? Personne… On ne voit jamais un camion de collecte dans ce quartier alors que nous payons nous aussi pour ce service… C’est le comble ! Entre nous, on ne dit rien, on n’emploie pas le mot zabbâlîn. On est ramasseur, récupérateur, éleveur et recycleur, garbage collectors… Nous ne sommes pas des éboueurs, mais des businessmen des déchets ! En même temps, je suis fier d’être chiffonnier, d’être zabbâl. On est célèbre comme ça dans le monde entier même si, ici, on essaye de résister contre quelque chose qui va contre nous. Nous, on résiste à tout et on n’attend rien des autres, on sait se développer par nous mêmes, ne compter que sur nous-mêmes. »

Recyclage du plastique (Muqattam).
Pascal Garret, 2017.

la « privatisation » et ses effets

« Le recyclage nourrit au jour le jour les familles. Certains ont une licence du gouvernorat pour collecter, mais elle ne nous protège pas de la police. La police nous demande nos papiers, les papiers du camion, nous oblige à repasser les voir. On a parfois des amendes et des insultes… Ça, c’était habituel, mais l’arrivée des compagnies étrangères, on ne s’y attendait pas, on n’était pas au courant. Dès qu’on a compris la privatisation, notre Association of Garbage Collectors a immédiatement proposé aux autorités de créer une société pour collecter et pour organiser ce qu’on faisait déjà individuellement. Nous savons recycler, nous fabriquons nous-mêmes nos broyeurs avec des matériaux récupérés, nous faisons vivre beaucoup de monde et nous sommes nombreux ! Mais le gouvernement voulait un travail parfait, réalisé par les multinationales ! C’est difficile pour ces compagnies parce que tout le monde est contre elles. Les habitants se sont habitués à ce que “leur” chiffonnier vienne prendre la poubelle à leur porte et ce n’est pas le père de famille qui va descendre sa poubelle dans le conteneur ! Les gens ne sont pas du tout contents et, en plus, le nouveau service leur coûte bien plus cher que nous. Ceux des quartiers chics sont contre cette réforme et nous ont défendus car cela fait longtemps qu’on travaille pour eux en échange de presque rien. Nous, on n’a jamais reçu un sou du gouvernement pour nettoyer la ville…

Tout le monde était contre les sociétés étrangères. Par exemple, les multinationales ont installé des containers en plastique en bas des immeubles et certains les ont volés pour les recycler ; ensuite ils en ont mis en métal, mais c’était la même chose ! Finalement, ils ont placé des grandes bennes. Des gens d’ici se sont arrangés avec les concierges des immeubles pour collecter avant le passage des camions des sociétés. Certains ont aussi laissé des déchets partout pour pouvoir accuser les compagnies de ne pas faire correctement leur travail et elles ont eu à payer des amendes. En 2003, on était vraiment en colère et on a bloqué l’autoroute qui passe en dessous du quartier, ici au Muqattam ; mais la police est arrivée, il y a eu des blessés et on a laissé tomber. On a dû courir se réfugier dans le quartier. Le plus efficace, c’était nos grèves de la collecte car les compagnies étrangères n’étaient pas capables de collecter aussi bien que nous et il y avait des déchets partout… Le gouvernement a bien vu son erreur, mais c’était trop tard.

Ensuite, et à cause de tous ces problèmes, on a discuté : les sociétés venaient nous voir pour qu’on travaille pour elles. Moi, j’ai été invité par l’une des compagnie pour collecter à sa place. Mais je n’irai pas : si j’y vais, ils font quoi tous les autres autour de moi ? Bon, certains ont accepté : la société italienne Ama en a embauché et les paye par nombre d’appartements collectés. Mais ce n’est pas ça qui est intéressant car le tarif est très bas ; ce que les chiffonniers veulent, c’est récupérer pour recycler ; c’est ça qui est rentable pour nous. Les compagnies étrangères devaient recycler 20 % de leur collecte. En fait, elles jettent tout dans les décharges du désert et ne recyclent rien du tout… Je ne sais pas si les compagnies connaissaient notre système avant d’arriver en Égypte ? Elles ont traité avec le gouvernement, jamais avec nous… Elles ont “acheté” leurs contrats grâce aux dessous de table ? Je ne sais pas… »

Recyclage de l’aluminium (Muqattam).
Pascal Garret, 2017.

la crise des cochons : un coup fatal ?

« Les cochons se vendaient deux fois par an : c’était la banque des familles ! Parfois, on pouvait gagner vraiment beaucoup. Il y avait quatre familles de commerçants-charcutiers et la viande était vendue aux grands hôtels et à l’exportation. Ça nous payait l’école, les vêtements, une chambre à construire pour les mariés. Le lisier servait à faire du compost de très bonne qualité et on le vendait très bien. Nous, on aime les cochons, ça vaut cher le kilo, ils mangent n’importe quoi, ils sont beaucoup plus solides que les moutons. On n’achetait jamais de viande, puisqu’on avait les cochons qui étaient à nous ! Même les chiffonniers musulmans avaient des cochons, sinon ils auraient fait quoi de leur déchets organiques ? Avec la crise des cochons, le tiers des enfants de l’école privée des sœurs ont dû s’inscrire à l’école gouvernementale, faute de moyens.

L’abattage, c’était vraiment terrible et violent. J’étais présent, il y a avait la police, il y avait tout le monde… Vraiment, si nos porcs avaient été malades, on aurait eu peur pour nos enfants et on les aurait tués de nos propres mains ! Mais ce n’était pas le cas, on le savait nous ! Je ne sais pas qui a eu cette idée de l’appeler “grippe porcine”… Regarde, on voit toujours des poules dans les quartiers du Caire, elles, elles peuvent vraiment transmettre la grippe aviaire !

Les camions du gouvernement roulaient sur les cochons, ils étaient tous entassés vivants et ils ont été déversés encore vivants dans de grandes fosses dans le désert. Quand nous nous sommes op-posés en leur criant d’arrêter, ils nous ont répondu par des coups, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. L’État nous avait promis des indemnités pour chaque animal abattu, on n’a quasi-ment rien touché.

Depuis cette crise, beaucoup ont arrêté la collecte au porte-à-porte : ça ne rapporte plus et surtout on ne sait plus quoi faire des déchets organiques. Pourquoi le ramener ici ? Pour qu’il pourrisse chez nous ? ! Du coup, on fait la grève de la collecte. Tu as vu dans les rues tout les déchets organiques qui traînent ? Les gens ne sont pas contents et c’est dangereux pour la santé, ça attire les bêtes nuisibles… Mais qui a voulu ça ? Pas nous ! Ce qui nous gardait vivant, c’était les porcs beaucoup plus que le reste.

Qu’est-ce qu’on peut faire ? Pour l’instant, on résiste, on essaye de résister. Tu vois, je suis toujours vivant.

On ne parvient pas à convaincre le gouvernement que les porcs, c’est la seule solution : où vont-ils jeter toutes les poubelles des habitants maintenant ? La solution, c’est les cochons ou alors de nous payer pour la collecte, sinon, on arrête tout. On nous a proposé d’apporter les déchets organiques jusqu’à des fermes qui seraient créées dans le désert à 80 km du Caire, mais nous n’avons aucun intérêt à faire ça : les fermes seront gérées par d’autres et nous on payerait l’essence pour y aller ?

Personne ne nous a défendu. Le député du quartier avait peur, les responsables religieux d’ici étaient d’accord avec le gouvernement et nous, on avait peur aussi. À cette époque, personne n’avait réfléchi à ce qu’allaient devenir les déchets organiques. On a expliqué notre travail aux journalistes, mais le gouvernement nous a accusé d’agir contre le pays et nous a menacés. On a cessé de parler…

Par exemple, les contrats que nous avions signés avec les grands hôtels ont cessé et maintenant, ils payent les sociétés étrangères. Or, c’était très rentable pour nous. Tu vois, l’hôtel Marriott (l’un des plus chics du centre-ville) faisait vivre ici trente personnes, plus d’autres familles pour les déchets organiques, et les déchets remplissaient deux chargements de camion par jour. On payait même le directeur du Marriott pour récupérer les déchets tellement c’était rentable. Mais, sans les cochons, c’est fini : ils n’ont qu’à manger eux-mêmes leurs ordures, au Marriott ! »

Récupération dans les bennes de la société Ama, devant le Palais de justice du Caire.
Pascal Garret, 2017.

la négociation

« Maintenant, on peut dire que l’État nous respecte davantage, parce qu’il a vu que sans nous, ça n’allait pas. Mais on n’a toujours pas de véritable reconnaissance officielle… De toutes façons, on n’en veut pas, ça serait plus d’ennuis que de bénéfices. Les zabbâlîn se sont adaptés : ceux qui collectent en sous-traitance dans les quartiers chics récupèrent tout, trient ici puis vont jeter les déchets organiques dans les décharges du désert. Dans les autres quartiers, on trie les déchets recyclables dans le camion ou à même la poubelle et on laisse les déchets organiques dans les bennes. Beaucoup de scavengers, qui ne sont pas de chez nous, sont apparus avec la crise et récupèrent aussi dans les décharges. Ils payent des bakchichs pour entrer, mais c’est dangereux.

Toutes ces décisions étaient vraiment dirigées contre nous et le gouverneur pensait que Le Caire al-lait devenir une ville européenne ! Cela s’est révélé idiot et ils se sont rendu compte que sans nous, la ville serait enterrée sous ses déchets…

Les cochons ? Les cochons, on en avait caché, sous les lits, dans les placards, surtout des truies pleines… On n’a jamais cessé d’avoir des cochons, sauf qu’on ne pouvait pas les montrer et que, bien sûr, il y en a beaucoup moins qu’avant et qu’on n’a pas le droit de les vendre en dehors du quartier… On se fait des méchouis tous les jours ! »

Post-scriptum

Bénédicte Florin est géographe (Université François-Rabelais) et membre du réseau de recherches Société urbaines et déchets (SUD).

Pascal Garret est sociologue et photographe indépendant. Voir son site.