Vacarme 81 / Cahier

souveraineté aborigène

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souveraineté aborigène

Les peuples autochtones sont engagés depuis de longues années dans des luttes pour la reconnaissance de leurs territoires. En Nouvelle-Zélande, mais aussi en Australie dont il est question ici, ils parviennent à reconfigurer notamment les rapports à la terre. Leurs moyens sont multiples mais c’est au prix de mobilisations insistantes que petit à petit, ils imposent leur légitimité première et redéfinissent des équilibres hérités des colonisations.

« Vendre votre terre, c’est merdique.
Battons-nous ensemble pour nos droits.
Mettre du poison sur notre terre pour avoir du cash.
Vous creusez un trou dans mon âme. »

— Kylie Sambo

C’est par ce rap de la jeune aborigène Kylie Sambo que commence La révolte des Rêves — Sovereignty Dreaming (2015), le très beau documentaire de Vanessa Escalante qui montre la lutte d’un groupe de femmes contre l’enfouissement de déchets nucléaires sur leur terre à Muckaty, dans le Territoire du Nord australien. Le film explique la procédure juridique qui leur a permis de gagner un procès contre la Cour fédérale pour protéger leur terre malgré les millions de compensation que leur proposait le gouvernement australien. Si ces femmes aborigènes ont gagné, c’est qu’elles ont réussi à montrer que le gouvernement s’était trompé en signant un accord avec un autre clan qui avait, lui, accepté de toucher l’argent. Comme l’explique Michael Anderson dans le film, d’une manière générale, les financements gouvernementaux ont détruit à plusieurs reprises la défense aborigène de leurs terres et la prise en main de leurs propres affaires, en s’attaquant aux services autonomes qu’ils ont créés et autogérés depuis les années 1970. Anderson fut l’un des quatre activistes qui, à l’époque du Black Power aborigène, inaugura en 1972 l’occupation fondatrice de la pelouse du Parlement australien en s’asseyant sous un parasol avec une pancarte indiquant : « Aboriginal Embassy » (« Ambassade aborigène »). Cette action politique, entretenue depuis par l’érection sans cesse renouvelée de « tentes Ambassades » et d’un drapeau aborigène avec un foyer allumé, est devenue une revendication de souveraineté autochtone dans un pays colonisé. L’appel à la reconnaissance d’une souveraineté sur les terres habitées se manifeste aussi ailleurs dans le monde, notamment chez les Amérindiens d’Amérique du Nord ou latine. Dernièrement, le mouvement des six peuples amérindiens de Guyane française en s’alliant avec plus d’une centaine d’organisations et différents collectifs de la société civile, contre le grand projet d’orpaillage de la « Montagne d’or » par des compagnies minières canadiennes et russes qui va détruire leur forêt, a rappelé dans une liste de revendications que l’avenir de la planète dépend de l’autogestion de leurs territoires par les autochtones.

Image extraite du clip « Fly Girlz » de Kylie Sambo avec son groupe TCG.
Image extraite du clip « Fly Girlz » de Kylie Sambo avec son groupe TCG.

Si le gouvernement australien a abandonné ses projets d’enfouissement des déchets nucléaires dans des sites du Territoire du Nord, il a passé un accord avec un fermier blanc d’Australie du sud pour enfouir sur « sa » terre ces mêmes déchets radioactifs, anciens équipements d’hôpitaux australiens, depuis des années traités et stockés en France mais que l’Australie est désormais obligée contractuellement de récupérer. La décision est à nouveau contestée, par les Aborigènes du sud, propriétaires traditionnels de cette région des Flinders rangers [1]. Là encore, les femmes sont au front et avancent leur responsabilité de gardiennes de la terre à l’égard non seulement de l’environnement mais également de la vie des habitants humains et non humains mise en danger.

La santé de la terre en un lieu spécifique (en l’occurrence le sol de la ferme du Blanc qui a donné son accord à l’enfouissement) ne s’y arrête pas mais est connectée à celle de la région entière des monts Flinders, de l’Australie et de ses océans, et au-delà de toute la planète. Pour une partie des Aborigènes qui aux quatre coins de l’Australie manifestent leur opposition au nucléaire et aux énergies extractives, comme le gaz de schiste, qui menace la côte nord-ouest et la rivière Fitzroy du Kimberley [2], la seule solution possible est un changement de mode de vie. Cette position est également soutenue par des activistes et des organisations non gouvernementales, tandis qu’un appel militant à une spiritualité de la terre vient faire écho à certaines postures des éco-féministes.

De telles alliances sont aujourd’hui indispensables pour défendre la vie sur terre, et de nombreuses stratégies sont possibles : réinventer des modes de contestation en inaugurant de nouveaux rituels collectifs, comme l’a fait Starhawk, ou internationaliser les luttes comme le fait par exemple le mouve-ment international pour les droits de la nature comme terre mère, initié par des changements de constitution en Bolivie et en Équateur qui ont reconnu les droits de la Terre Mère Pachamama inspirés d’une forme de culte andin. Mais ce sont les autochtones eux-mêmes qui nouent des alliances transnationales entre eux, que ce soit aux Nations unies ou dans leurs sites d’occupation comme Standing Rock.

Il me semble urgent pour tous les habitants de la terre, et particulièrement les intellectuels et politiques des pays favorisés, de se mettre à l’écoute et apprendre de ce que les peuples autochtones ont à nous dire sur toutes ces questions. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître des savoirs hérités et des mémoires transmises ou à retrouver, mais de saisir un processus créateur de devenirs que ces peuples nourrissent envers et contre toutes les colonisations passées et présentes. De tels devenirs ne relèvent pas juste d’un Tout-monde interconnecté et créolisé, salutairement invoqué par Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau, mais aussi de spécificités locales qui consistent à soigner des revenants mortifères dont la quête de sang et de sol doit être littéralement détournée pour leur permettre de se virtualiser dans un autre espace-temps et de laisser la place de vivre aux vivants. Les revenants sont ceux d’une mémoire pré-coloniale, coloniale et actuelle ; ils hantent toutes nos représentations, à commencer par le fantasme qu’il nous suffirait de continuer à vampiriser les ressources de la terre pour continuer à vivre.

En juin 2017, le parlement du Victoria, État d’Australie, invitait une délégation aborigène du groupe Wurundjeri, dont la représentante Alice Kolasa qui a annoncé, devant l’assemblée, l’enregistrement d’une ordonnance reconnaissant une rivière située sur leur terre en tant qu’être vivant. Selon Alice Kolasa, la nomination, pour la première fois dans l’histoire australienne, d’un texte officiel à la fois en anglais et dans une des centaines de langues aborigènes d’Australie, le woi wur-rung, parlé par un des clans du même nom chez les Wurundjeri, a consacré dans la loi la place de son peuple comme première Nation : l’État du Victoria a, par ce processus, reconnu les Woi Wurrung comme le peuple premier de la rivière Birrarung. Le nom de l’ordonnance « garder la Birrarung vivante » ne se résume pas à une démarche écologiste pour empêcher la pollution de ce fleuve, des pois-sons, végétaux et humains qui habitent son milieu et en vivent, ni même à ce nouveau champ de la « justice environnementale » qui s’enseigne dans les universités anglo-saxonnes et est mobilisé par les peuples autochtones, notamment au tribunal inter-américain des droits de l’homme et du droit à la vie sous l’angle de l’interdépendance des humains, de la société et de l’environnement [3]. L’ordonnance du Victoria va beaucoup plus loin, en redéfinissant la notion même de vie : elle affirme l’existence de la rivière comme une entité vivante, dans le même esprit que le précédent juridique de Nouvelle-Zélande qui a reconnu l’an passé le statut officiel d’être vivant au fleuve Whanganui.

Pour une partie des Aborigènes qui manifestent leur opposition au nucléaire et aux énergies extractives, la seule solution possible est un changement de mode de vie.

Dans les deux cas, ce sont des peuples autochtones, premières nations de pays colonisés, les Maori en Nouvelle-Zélande et des Wurundjeri en Australie, qui ont fait campagne pour donner au fleuve une personnalité juridique. Ce statut, dont avait déjà bénéficié le parc Te Urewera du nord de la Nouvelle-Zélande, permet que les « intérêts du cours d’eau » soient défendus par deux acteurs, un avocat pour la tribu reconnue propriétaire du fleuve et un autre pour le gouvernement. Selon certains, cela se rapprocherait du statut d’une entreprise plutôt que d’une personne. Mais le plus important à retenir est que la loi reconnaît une voix collective indissociable du lieu et du réseau constitué par toutes les formes de vie qui habitent ce milieu.

Les autochtones des deux pays n’ont pas eu besoin de la confirmation de débats anthropologiques qui relativisent la vieille opposition occidentale entre nature et culture pour défendre leur combat. En effet, ces débats ne font que reformuler avec beaucoup de retard ce qui fonde les multiples formes de transversalité pratiquées et pensées par les peuples que nous, anthropologues, sommes censés étudier : ils affirment que les rivières comme toutes les sources d’eau sont vivantes au même titre que toutes les formes de la matière dont les humains, au côté des animaux, des plantes ou des minéraux ne sont que des aspects particuliers. L’histoire officielle de l’anthropologie et des sciences sociales se targue d’une récente décolonisation et « dé-narcissisation » de l’histoire des sciences ; or, celle-ci aurait dû être ébranlée par les interprétations existantes d’ethnographies bien plus anciennes qui soulignèrent cette remise en question, particulièrement par des femmes anthropologues parties au front contre le biais mâle ou même anthropoïde, sans pour autant tomber dans le relativisme culturel. Rien ne s’invente, tout se redécouvre… au gré de certaines postures de maîtres ou de maîtresses qui sont toujours recherchées par celles et ceux prêts à en être des disciples. Dommage pour eux comme pour d’autres qui ratent au passage l’autonomie de pensée et sa créativité.

« Nous voulons leur dire
comment nous aimons la terre.
Notre terre nous rend forts. (…)
Voici le pays.
Ma mère l’a reçu spirituellement.
Elle chantait cette chanson
sur le chemin du retour
quand je suis née.
Ici, c’est le pays de Warumungu.
Je vis ici car le Rêve totem
de mon grand-père a commencé là. »

— Diane Stokes, extrait de La Révolte
des rêves — Sovereignty Dreaming
.

Les Aborigènes tentent de défendre ces terres en s’opposant à ce que la loi coloniale appelait Terra nullius, terre supposée « sans habitants ».

C’est précisément en raison des attachements ancestraux qui relient les humains à tout ce qui vit dans leurs territoires que les Aborigènes tentent, depuis le début de la colonisation du continent en 1788, de défendre ces terres en s’opposant à ce que la loi coloniale appelait Terra nullius, terre supposée « sans habitants ». Or, habitants du continent depuis au moins 60 000 ans, ils ont réussi en 1976 à faire passer une loi dans le Territoire du Nord (NT Land Rights Act) qui leur permit de revendiquer leurs droits fonciers ancestraux fondés sur la répartition de responsabilités rituelles sur les pistes totémiques qui relient les sites créés par leurs ancêtres mythiques dits de Rêve (Dreaming). Grâce au procès intenté à l’État par Eddie Mabo, insulaire de l’ile de Mer dans le Détroit de Torres, le concept de « nullius » fut invalidé au terme de douze ans de procédure en 1992. Aujourd’hui, à côté de dizaines de revendications (land claims) gagnées par la restitution à des groupes locaux de l’usage collectif et limité de certaines de leurs terres ancestrales, plusieurs centaines de revendications sont encore en cours au Tribunal mis en place pour examiner ce que la loi Mabo a nommé native title (titre natif), soit le principe de titres fonciers pré-coloniaux qui doivent être démontrés en prouvant la « continuité d’occupation du sol et de pratiques traditionnelles ». Cette clause est évidemment biaisée par le système gouvernemental lui-même qui oppose ainsi certains survivants des massacres et mises en réserve sur leurs terres, à d’autres qui furent déplacés loin de leur terres ou sont nés ailleurs du fait que leurs parents ou ancêtres furent déportés ou contraints à la fuite. En vingt ans, les conflits ont déchiré les communautés.

Les blancs ont séparé
les enfants aborigènes
de leur enseignement traditionnel
pour les sortir de l’influence
de leurs familles,
pour qu’ils n’apprennent pas
à être Aborigène,
qu’ils n’apprennent ni la langue
ni les cérémonies,
qu’ils soient déconnectés
de leur culture
pour qu’ils ne réclament pas leur terre.

— Michael Anderson, extrait de La Révolte de Rêves — Sovereignty Dreaming.

L’ethnocide, qui fut un véritable génocide, ne se mesure pas encore par un chiffre qui puisse rendre compte de l’étendue des victimes, par maladies contagieuses transmises par les vêtements infectés, l’arsenic jeté sciemment dans leur trous d’eau pour les empoisonner, et les nombreux massacres, certains jusque dans les années 1930, dont on trouve encore de nouveaux charniers cachés. Sédentarisés de force dans des missions, des Aborigènes ont été convertis par toutes les Églises, catholique, anglicane, baptiste ou évangéliste, qui continuent à se les disputer, après qu’avait été interdit dans les années 1920 l’enseignement de l’islam aux enfants des chameliers pakistanais ou des pêcheurs de perle musulmans des îles indonésiennes qui avaient été engagés par centaines : les premiers, pour faciliter l’exploration du continent désertique et les autres, pour développer un commerce mondial de perles naturelles.
Les Aborigènes ont aussi subi une tentative de ce qui fut appelé la politique du « blanchiment ». Partant du principe génétique que la couleur de peau noire disparaît en quelques générations chez les métis aborigènes (avec des Blancs, des Arabes ou des Asiatiques), le gouvernement eut ce fantasme — alors partagé en Europe ou Amérique du Nord — qu’il pouvait contrôler la reproduction pour favoriser une race supposée supérieure à d’autres… donc récupérer les plus clairs de peau pour s’assurer que leur enfants seraient encore plus clairs qu’eux en « blanchissant » d’abord leur es-prit, puis leur descendance. Le gouvernement a donc créé un « protectorat » dont la fonction était d’envoyer sa police spéciale (y compris des prêtres) pour retirer de force aux familles aborigènes leurs enfants considérés comme clairs : entre 1905 et les années 1970, un enfant sur cinq, des bébés jusqu’aux adolescents, furent ainsi kidnappés, sous prétexte que leurs familles d’origine étaient trop « sauvages » et ne pouvaient les élever correctement. Pourtant ces enfants de viols ou d’histoire d’amour de l’Australie pionnière vivaient dans leurs familles aborigènes ou avec leurs parents non aborigènes. Mais il était illégal même pour ces derniers de garder ou récupérer leurs enfants métis, quelles que soient les conditions matérielles qu’ils leur offraient contre une supposée précarité. Des centaines de lettres poignantes écrites aux protectorats des différents États australiens en témoignent. On enleva aussi des enfants non métissés lorsque leurs parents avaient été tués ou emprisonnés pour résistance.
Les « Protecteurs » de l’État refusaient de rendre les enfants aux parents car leur mission était de les « civiliser » malgré eux dans des pensionnats, fonctionnant comme des orphelinats, où les petits — comme les écoliers des colonies françaises ou de Bretagne — étaient punis s’ils parlaient leur langue d’origine ou de leur famille perdue. Aux bébés on disait que leur mère les avait abandonnés, aux plus grands qu’ils ne devaient plus fréquenter les « tribaux » sous peine d’aller en prison ou de ne pouvoir avoir le droit de travailler. Le « blanchiment » réussi consistait à les former pour servir sagement les blancs comme domestiques ou garçons de ferme, puis à marier les jeunes filles à des hommes à la peau plus claire qu’elles pour, avec le temps, effacer la peau noire. Dans ces institutions comme ailleurs dans le monde, bien des filles ou garçons furent violés, et maltraités par les familles de leurs employeurs. Si certains furent adoptés et aimés, le statut de serviteur masqua souvent un état d’esclavage, comme en témoignent les cinq femmes aborigènes qui racontent leur vie dans un récent documentaire, Servant and Slave, réalisé par une curatrice aborigène, Hettie Perkins, fille du célèbre boxeur et activiste, Charlie Perkins.

On a appelé ces enfants pris de force à leurs familles aborigènes les Stolen generations, « Générations volées », nom donné à la Commission royale qui a enquêté dans les années 1990 sur cette situation historique en produisant, au terme de centaines de réunions avec les victimes ou leurs descendants, le rapport Bringing them home qui a recommandé différents programmes. Depuis, différentes initiatives de soins collectifs tentent d’accompagner des traumatismes passés ou présents, notamment par la transmission sur plusieurs générations et les discriminations actuelles, provoquant diverses violences, maltraitances et suicides de jeunes.
Le travail des enfants volés, des adolescents puis adultes, ne fut souvent pas rémunéré, tout comme celui des Aborigènes non métissés. [4] Les serviteurs, gardiens et gardiennes de troupeau, ne recevaient que de la farine, du thé et du tabac ainsi que de maigres rations de viande. À partir des années 1940, des mouvements de révoltes s’organisèrent dans différentes régions d’Australie. Dans les Pilbara, le 1er mai 1946, huit cents travailleurs des fermes et cowboys (stockmen) aborigènes ont déserté le même jour des centaines de ranchs à l’initiative d’un mouvement de grève lancé quatre ans avant par Dooley Bin Bin et Clancy McKenna en alliance avec l’activiste blanc communiste, Don Mc Leod. Cela a paralysé l’industrie du mouton jusqu’en 1949. La plupart des Aborigènes ne sont jamais revenus y travailler ; ils ont monté leur propre entreprise Pindan pour l’orpaillage dans le désert et acheter plusieurs fermes de bétail. Il a fallu attendre, à la suite d’autres mouvements, la grève en 1958 à Palm Island dans le Queensland, et le célèbre départ « Walk off » des Kurintji en 1966 qui ont quitté le ranch de Wave Hill dans le Territoire du Nord pour aller squatter leurs terres, soutenus dans les deux cas par le parti travailliste et les syndicats [5], pour, qu’en 1969, l’État oblige les employeurs à payer les Aborigènes le même salaire que les non-Aborigènes. Beaucoup de travailleurs ont alors tout simplement perdu leur emploi.

L’histoire de la justice ne se fait pas du seul fait de commissions officielles ni de l’appel gouvernemental à certaines politiques dites de réconciliation. Si les choses changent, c’est parce que les gens se battent.

Une campagne appelée Stolen Wages (« Salaires volés ») fut initiée dès les années 1960 par Yvonne Butler, une femme aborigène de Palm Island, qui reçut dans les années 2000 le soutien d’avocats bénévoles convaincus de gagner car l’État avait gardé des archives sur les salaires qu’il avait reçu des employeurs sans les verser aux travailleurs : une somme estimée à cinq cents millions de dollars. Le gouvernement a proposé une solution minimale : 4 000 dollars de compensation individuelle versés aux survivants et non aux descendants. La plupart ont refusé. En 2004, le syndicat des travaillistes a fait imprimer et distribuer, dans toutes les institutions publiques dont les bibliothèques, des petits cartons qui appelaient la population civile à soutenir cette campagne pour reconnaitre que, si l’Australie était ce qu’elle était, c’est qu’elle avait été construite grâce au travail des Aborigènes. Très peu d’Australiens sont conscients de ce fait, présupposant que tous les Aborigènes, seraient, comme ceux qu’ils voient dans les rues, sans abri et sans travail, à boire. Or, même ceux qui étaient à la rue, ont pu avoir une vie de travail, sans parler du fait que des milliers de jeunes dans les communautés sont invités à suivre des stages de formation qui ne leur donnent jamais de diplômes. Ainsi malgré leurs compétences acquises dans divers domaines (mécanique, jardinage, construction, électricité…), les administrations préfèrent employer des non-Aborigènes supposés plus qualifiés mais rarement plus efficaces sur le terrain. Une enquête officielle de 2006 sur les « salaires volés » a permis de rendre courant le terme d’« esclavage » pour parler de cette exploitation des Aborigènes liée à l’institutionnalisation des enfants. Malgré le coût faramineux de l’enquête, très peu d’Aborigènes ont cependant été compensés de la dette de l’État à leur égard, et l’acceptation des demandes de restitution des salaires est censée se clore en septembre 2017. En 2016, trois cents Aborigènes du Queensland entamaient un recours collectif class action pour poursuivre ce combat.

L’histoire de la justice ne se fait pas du seul fait de commissions officielles ni de l’appel gouverne-mental à certaines politiques dites de réconciliation. Si les choses changent, c’est parce que les gens se battent. Et en Australie, comme dans d’autres pays, les gens qui ont souffert des injustices se sont bat-tus, avant que l’État ne réponde par des procédures reconnues juridiquement. Par exemple, Lex Wotton, avec qui j’avais fait le livre Guerrier pour la Paix (2008), qui avait pris six ans de prison pour l’incendie de la station de police qui a suivi une mort en garde-à-vue en 2004 sur son île de Palm [6]. Le recours collectif préparé par ses avocats bénévoles pendant des années lui a permis de gagner au début de l’année 2017 contre la police en démontrant l’illégitimité de l’intervention de la brigade d’intervention spéciale après « l’émeute de Palm Island » : sa famille a reçu 200 000 dollars de dommages. Un appel du gouvernement fédéral, qui s’est clos en juin 2017, proposait aux autres inculpés de l’émeute de déposer aussi des demandes de compensation (total estimé à quarante millions) pour la violence de leur arrestation : la brigade avait forcé les portes d’une trentaine de familles en menaçant des enfants avec des tasers. La suite dira où ce genre de procédure, dite de réparation, peut conduire. Elle semble, quoi qu’il en soit, donner un peu de souffle positif, face aux injustices ; elle apparaît comme la promesse de combats qui peuvent être gagnés petit à petit.

Toutefois, l’argent ne saurait répondre au vol des salaires et des enfants. L’enjeu est le futur de leurs descendants et de tous ceux, qui comme nous, cohabitent avec eux sur la même planète. La meilleure façon de sortir de cette dette incommensurable semble être le soin généralisé de la terre, invoqué par les Aborigènes. Une manière d’y travailler est le mouvement pour désinvestir les banques des projets destructeurs, comme le gaz de schiste et la mine de charbon Adani en Australie, le Dakota pipeline aux États-Unis ou la « Montagne d’or » en Guyane française.

Post-scriptum

Photo : Des femmes Warlmanpa et Warumungu devant la cour fédérale de Tennant Creek en juin 2014. Image extraite du documentaire La révolte des Rêves – Sovereignty Dreaming de Vanessa Escalante, Dreaming lms, https://dreamings lms.wordpress.com.

Barbara Glowczewski, anthropologue, est directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens, Plon, « Terre Humaine », 2004 (rééd. Pocket, 2017).

Notes

[1Voir le film de Magali McDuffie, Protecting country, 2017.

[4Entre 1963 et 1982, l’État français a institué de même la déportation, particulièrement pour travailler chez des fermiers dans la Creuse, de milliers d’enfants réunionnais. Les survivants ont enclenché un mouvement similaire aux Aborigènes.

[5Voir le roman de Frank Hardy, The Unlucky Australians, 1966.

[6Marc Abélès & Barbara Glowczewski, « Aborigènes : anthropologie d’une exigence de justice », Vacarme 51, printemps 2010