Qu’est-ce que la démocratie participative ?

Méditations saillansonnes extraits et propos recueillis sur le fil auprès de Jean-Christophe Faure

Saisir sa chance

Avant Saillans, durant vingt années de travail pour les ONG de défense des droits de l’Homme, j’avais été témoin d’abus de pouvoir considérables à l’échelle de municipalités autant que d’États. À Saillans, il ne s’agissait certes pas d’abus graves, mais de façons de faire qui finissent par ressembler à de l’abus de légitimité, voire de pouvoir, fait de non-transparence, d’exclusion des oppositions, d’accaparement des savoirs, une façon de prendre des décisions rapides qui vont finalement à l’encontre des cultures du lieu, qui mettent en péril le lien social… Il faudrait faire une BD sur la manière dont un maire pourrait en vingt-cinq ans pousser une commune dans les bras des extrêmes, par une suite de choix politiques et économiques : fonction des habitants qu’on veut attirer, avec la politique du logement, le type de commerces favorisés… Le maire de l’époque multipliait les idées qui allaient, me semblait-il, dans ce sens.

Ateliers « grande carte » organisés par la commune de Saillans dans le cadre de la révision participative de son plan local d’urbanisme (PLU) en avril 2016.

On ne pouvait pourtant pas se battre sur tout. On se dit « il faudrait faire quelque chose », mais on ne sait pas comment. Lorsque j’ai découvert par hasard le projet de supermarché, je me suis décidé tout de suite, c’était une opportunité de rassembler. Ce supermarché, c’était évidemment mal connaître la population locale. Les gens vont bien sûr à l’hypermarché de Crest, la ville la plus proche, mais il ne s’agit pas d’un choix politique ou d’un choix de vie. En revanche, mettre un supermarché en marge du bourg, à la place d’une supérette en centre du village, c’était casser cette vie sociale qui se jouait entre autres par la proximité des commerces. Ce refus pouvait cristalliser des énergies. Et même si rien n’advenait, ça permettrait d’intéresser suffisamment de gens pour qu’ils soient témoins de la façon dont les décisions se prenaient.

Passer à l’action

C’était en 2010. J’ai appris le projet un dimanche matin. Le soir même, j’ai écrit la pétition. Après les premières signatures, j’ai pu faire venir les médias. C’était la Semaine du commerce de proximité, donc Radio France et France 3 sont venus, les journaux ont repris. Pendant plusieurs semaines, les élus ont nié les faits. C’était aggraver leur cas ! Dans le temps, au travers des discussions avec la communauté de communes, on a constaté que le projet était effectivement envisagé, et qu’il contribuerait à distendre le lien social. Cela a fédéré toutes sortes de personnes, jeunes et vieilles, anciennes et nouvelles. Le problème des supermarchés — économique et social — était déjà identifié à l’époque, les difficultés politiques au niveau du local on les connaissait aussi, le problème était de passer à l’action pour créer un mouvement qui dure, et de changer le système de gouvernance.

Problèmes de transmission

Dans la presse, depuis 2014, les récits de ce commencement sont souvent inexacts. Ce qui n’est pas grave. Ce qui l’est un peu, c’est qu’ils aient pu laisser le sentiment que tout avait commencé simplement avec des post-it, en 2013. « Construire une démocratie à partir de post-it », cela nous a été assez reproché. Or pour rendre l’expérience reproductible, il faut entendre autre chose dans ce récit. La façon de discuter ensemble est certes très importante, mais ce n’est pas fondamental. La mobilisation a pu être relancée fin 2013 parce que quelque chose était prêt à advenir.

Temps local, temps national

Pas mal de livres sont sortis ces vingt dernières années sur l’étude de l’impact des supermarchés dans les villes et sur cette nécessité d’agir ensemble, et ce moment-là correspond à ce temps-là : c’est un temps local mais c’est aussi un temps national. Ce sont deux dynamiques qui se rencontrent. Je trouve intéressante cette rencontre entre ce que représente le supermarché et la recherche qui consiste à acquérir plus de pouvoir d’agir, pas nécessairement localement, mais là où on existe. Cela en dit long finalement sur la totalité indissociable du politique, du social et de l’économie.

Ateliers « grande carte » organisés par la commune de Saillans dans le cadre de la révision participative de son plan local d’urbanisme (PLU) en avril 2016.

La démocratie comme horizon

Cette idée du vivre ensemble, de prendre un peu le contrôle, n’est possible que si l’entière population est d’accord. Cela oblige à envisager la démocratie comme un horizon, et un horizon mouvant. La dictature, et donc les différents modes de gouvernance et leurs abus, était un de mes sujets — en tant qu’ancien journaliste au sein des ONG de défense des droits de l’Homme ; la participation l’était aussi devenue ; j’ai ainsi pris un an pour voyager en France et aller voir ce qui se faisait ailleurs, auprès des associations, des mairies et des instituts de recherche. Je n’ai pas tant appris sur ce qu’il fallait faire que sur ce qu’il fallait éviter : éviter tout rapport de force, s’émanciper du charisme de quelques-uns, éviter les cristallisations des idées et les stigmatisations de personnes, ne pas systématiser les fonctionnements, éviter les structures figées, et la rétention du savoir, le cloisonnement autant que le secret

Le tirage au sort

Le tirage au sort a un double effet ; sur les personnes choisies, mais aussi sur la population. En temps normal, une distance se crée entre les participants et ceux qui n’en font pas partie, qui finissent par se sentir exclus même si au début on a pu croire que tout le monde pouvait en faire partie. Avec le tirage au sort, on en fait toujours potentiellement partie, on demeure potentiellement participant ; le propre de la pratique du tirage au sort est donc aussi d’éviter l’étirement et l’évaporation de la participation. Chacun comprend comment le tirage au sort affecte la prise de décision, mais je pense que cette autre perspective — la façon dont cela affecte le corps social — est essentielle.

Ateliers « grande carte » organisés par la commune de Saillans dans le cadre de la révision participative de son plan local d’urbanisme (PLU) en avril 2016.

Une action multi-céphale

Il faut non pas une action acéphale, mais une action multi-céphale sans que quiconque domine. En 2010, lors du début de la mobilisation, j’étais par exemple contre la création d’une association. J’avais croisé en France trop d’exemples négatifs pour les reproduire : quelqu’un lance une action, crée et prend la tête d’une association, en fait finalement une force, et participe ainsi à la pérennité des conflits qui ne se résolvent que par rapports de pouvoirs… Bref, le 8 octobre 2010 j’ai lancé officiellement la pétition, et j’ai repoussé l’idée de monter une association moi-même en estimant que cela adviendrait le moment venu et si nécessaire, à la faveur de la population alors rassemblée (ce qui s’est produit début 2011 et a participé très efficacement à la pérennité de la mobilisation). Rapidement, afin de mettre à l’épreuve la volonté de transparence des élus et surtout de permettre à la population de s’exprimer, j’ai élaboré une demande de consultation en vue d’un référendum, un recours (le « droit à pétition ») qui n’est pas très utilisé en France, qui permet de contraindre une communauté de communes ou un conseil municipal à discuter une question à l’ordre du jour. Nous avons réuni la signature de plus de 40 % des électeurs sur Saillans.

« Les élections se passent de la confiance au profit d’une notion de représentation abstraite, et finalement de soumission. »

L’important en fait était que tous les habitants puissent se saisir des questions, participer au débat, se sentir potentiellement aussi compétents que toute autre personne, et éviter tout regroupement qui exclut. C’est pour cela entre autres que toutes les actions menées depuis 2010 (remise des pétitions à la mairie, dépôt de la consultation au conseil communautaire, signatures des recours administratifs, réalisation d’un journal, manifestations de l’association, prises de paroles devant les médias, organisation d’assemblées, équipe pour les municipales…) ont été portées par des groupes de personnes toujours différentes, sans « leader ».

Le mouvement se crée ainsi, mais c’est une toile. J’ai du mal avec le terme de démocratie participative, il est mal choisi. Je ne sais pas par quoi nous devrions remplacer le mot mais il n’est pas satisfaisant. La démocratie est la démocratie : une forme de vivre ensemble. Démocratie participative, ça ressemble à une forme d’injonction.

L’intelligence collective

Il est très important de ne pas éteindre les récits de chacun, c’est-à-dire les vécus. Dans les rapports de pouvoir, les récits de chacun sont atrophiés. Or notre objectif, c’est la création de nouvelles propositions à partir d’un terrain neuf. J’essaie d’utiliser d’autres mots que « prise de décision » à partir d’une question… Envisager une question, un problème, c’est se condamner à ne laisser s’exprimer que des solutions limitées : où mettre les voitures/créons un parking ; ce n’est pas ainsi que peuvent émerger des initiatives nouvelles, que l’on peut profiter des ressources de l’intelligence collective. À long terme, cela ne crée pas des états forts de vie intérieure. Je m’interroge après vingt ans d’expérience associative sur ce qu’intérêt général veut vraiment dire : le rapport à l’émotion de chacun et aux récits de vie n’est-il pas toujours assez fort pour le prendre en considération ! Il y a des systèmes de concertation pour que ces lignes de force soient là, s’expriment, puis qu’à un moment, grâce entre autres à l’intervention de tiers, les rapports de force soient dépassés pour avoir des rapports humains, d’intelligence, et de créativité.

Un pari

J’ai réalisé à Saillans ce que j’avais appris au cours de ce tour de France, entre 2010 et 2011, et pendant vingt ans de vie dans le monde des ONG de défense des droits de l’Homme, un peu comme un semeur, parmi d’autres, un peu comme un laboureur, parmi d’autres. Puis, ma femme et moi sommes partis avec nos enfants pour un long voyage, après avoir tout de même hésité à monter un rassemblement en vue des élections municipales, avec cette peur toujours présente en chacun de nous que le mouvement retombe. Et je crois que cela aurait était une mauvaise idée, qu’il fallait assumer la confiance que l’on avait dans la population de Saillans. Car, en 2014, le mouvement était tel depuis quatre ans qu’un certain nombre de personnes ne pouvaient que se lancer, d’abord avec des tentatives avortées dans une logique partisane, et puis finalement, la liste collective a gagné les élections. Tout le processus de ce genre de démocratie est un pari.

La confiance

On monte une institution et un pouvoir, cela crée un cadre fermé, c’est une machine, c’est guerrier aussi, c’est efficace cette forme de gouvernance des sociétés, ça peut nous permettre d’aller vivre sur une autre planète un jour ! Le système de démocratie au sens de la participation de la population, d’une gouvernance élargie, c’est moins solide, cela se construit à chaque instant, c’est organique, c’est vivant, c’est un écosystème indéfini. La participation a ses limites, ses faiblesses, on a vu des comités de quartier échouer, elle nécessite une grande confiance. Sans confiance en l’autre, ces systèmes-là ne fonctionnent pas, alors que les élections se passent de la confiance au profit d’une notion de représentation abstraite, et finalement de soumission. Il s’agit de cadrer, de produire un format d’être humain, là où le tirage au sort s’intéresse à l’être humain en tant que récit, s’incarnant dans une société où il y a plein de récits, des êtres humains en général.

Rentrer d’un long voyage

Je suis rentré de voyage il y a deux ans, c’est toujours difficile. Ayant été programmeur, maquettiste, rédacteur en chef, forestier, et maintenant libraire, je ne suis jamais à la même place. Chaque fois ce sont des images particulières. Lorsque j’ai lancé la pétition, c’était aussi une image un peu particulière, mais c’est intéressant, j’adore. Ça stigmatise un instant et deux ans plus tard il y a autre chose. Je ne me suis pas impliqué à la mairie. Ce n’est pas aujourd’hui ma place. Mais je suis prêt si il y avait une nécessité. Je parle de la pieuvre, je ne sais pas comment l’appeler, ce n’est pas l’araignée, ce grand mouvement, laisser les énergies apparaître, au moment opportun.

La librairie

La librairie est un projet qui nous correspond, concret ; c’est aussi un acte politique et social fort. Je pense que le livre, qui est le foisonnement des réels qui naît du récit de l’autre, peut nous sauver. Autant individuellement que collectivement, tant pour améliorer la connaissance de soi que pour sortir de son milieu et s’ouvrir ; c’est un des moyens d’accès à la liberté totale, une façon de se grandir, et de s’échapper du temps lourd de nos corps. Personne ne ferait ça, parce que c’est un projet fou, avec des investissements considérables, sur un marché économique où il n’y a pas de marge. Ma femme et moi avons donc planché pour le réaliser : minimum de charges, peu de frais, faire les travaux nous-mêmes, partager le projet avec le plus grand nombre, faire de la librairie une évidence. C’est une librairie mais c’est avant tout un lieu de vie sociale, de rencontre, de parole. Et puis, un village où il y a une librairie, c’est un autre village ! Ce qui était stratégique, c’est comment le mettre en place… L’année dernière j’ai été forestier, et seul dans la forêt à élaguer, les idées peuvent aboutir entre une réflexion sur la démocratie et sur la librairie…