Au Front (1987)

Jeanne d’Arc, demi-star « Au Front », 1987

par

Nous roulons tranquillement en direction du centre ville où nous avons décidé d’aller boire un verre. Il est tard, aux alentours de 22 heures, les rues sont désertes. A l’avant de la voiture, Véronique et Julien ricanent en parlant. Ils voudraient rencontrer un Arabe, histoire de l’ennuyer un peu. Je me cale dans le fauteuil arrière, fatiguée. Ces délires-là, je n’y prête plus attention, je les ai trop souvent entendus.

Soudain, au loin, dans la rue grise de brume, Véronique aperçoit une ombre.

— Accélère, si ça se trouve c’en est un !

Julien obéit. A cinquante mètres, sur le trottoir de droite, un immigré. La voiture fonce encore, I’Arabe est dans la lumière des phares, j’entends leurs rires, je crie et sens un choc. C’est celui d’une embardée, Julien vient d’éviter sa cible de justesse et reprend sa route à petite vitesse, en gloussant de satisfaction. Véronique se retourne et voit mon état :

— Julien, faudra plus le faire avec Anne, regarde, elle a eu peur.

— Allons Anne, tu croyais pas que j’allais le faire quand même ? me dit-il, en me jetant un coup d’oeil dans le rétroviseur...

De la tête je réponds non, mécaniquement : quel sens faut-il donner à ce « faire » ? Mot caméléon qui, pour elle, signifie foncer dans la nuit, et, pour lui, tuer.

Derrière nous, la silhouette de l’homme, resté appuyé contre un mur, se rétrécit dans la nuit. J’ai été complice de leur violence. Personne ne va me demander de comptes, parce que je n’ai ni tué ni blessé. Demain peut-être, je serai complice d’un meurtre.

Depuis mon arrivée, je refuse d’y croire. Pourtant les articles de presse qui relatent les ratonnades disent tous que l’enfer commence dans la rigolade, comme ce soir. A quoi tient que l’immigré soit encore en vie ? A rien. Nous n’avions pas assez bu, nous n’étions pas assez excités pour vouloir nous acharner. Et puis non, Véronique n’est pas un assassin, Julien non plus, il l’a dit : il n’allait pas le faire. Et pourtant...

Peu à peu j’oublie, comme on oublie les crimes racistes racontés par la presse ; je me rassure, comme on se rassure en refermant le journal, se disant que l’horreur n’est pas un rendez-vous quotidien.

Je retourne à la section après quelques absences. Quand j’arrive, Véronique a oublié notre virée et s’inquiète de savoir si j’ai trouvé du travail. Tous les autres m’accueillent gentiment. Et la séance s’écoule normale. Personne ne parle plus de chants nazis et l’antisémitisme qui, quelque temps plus tôt, avait surgi dans ce local a réintégré les profondeurs souterraines des esprits.

L’effet d’onde du 4 avril persiste malgré tout. Des adhérents que je n’ai jamais vus passent épisodiquement. Certains renouvellent une cotisation qu’ils n’avaient pas payée depuis 1984. D’autres nous informent qu’ils ont astiqué leur carabine, le Front peut compter sur eux en cas de coup dur.

Les militants réguliers, de leur côté, sont saisis de frétillements. La certitude de remporter les prochaines municipales est tellement forte que chacun se prend, même les prétendus désintéressés, à rêver d’une place sur la liste des candidats. Roland se voit déjà maire d’arrondissement, mariant toutes les filles du quartier, Véronique, son plus ardent supporter, répète à l’envi qu’elle attendra donc 1989 pour trouver l’âme soeur. Durand, I’ancien légionnaire qui veut devenir notable, attise la vieille hostilité à l’égard des militants du 16e :

— Vous avez vu : ils manigancent déjà, ils font croire aux députés que leur section est plus grosse que la nôtre pour obtenir plus de places que nous sur les listes. Seulement, si ça marche leur combine, eh bien moi, je démissionne.

Seuls les gentils ont le droit de postuler à l’entrée de la municipalité et, puisque je fais partie des militants réguliers du quartier, je serai moi aussi sur la liste. Parole d’honneur : on me le promet, je ne serai pas bien placée mais j’y serai. Me voici comblée !

Les pré-municipales s’annoncent donc sanglantes, il va y avoir de la concurrence. Les élus actuels ont intérêt à montrer patte blanche s’ils veulent conserver leur siège. Les militants désormais ne pardonneront plus les faux pas. Ils commencent d’ailleurs : quand je passe à la boucherie d’Albert, je le trouve allant et venant à grandes enjambées derrière son comptoir. Il profite de l’absence de clients pour laisser libre cours à sa colère :

— Qu’est-ce qu’ils vont dire les gens ? Ah là là, pour quoi je vais passer moi maintenant ? Ah, si j’avais su, j’aurais rien demandé...

Et de continuer de se lamenter. Il s’était pris de sollicitude pour une dame qui s’occupe d’enfants handicapés. Elle avait besoin d’argent, il a pensé que le Front pourrait l’aider et l’a aiguillée sur un élu qui, après lui avoir promis un soutien, I’a oubliée. Albert est tellement malheureux qu’il veut démissionner.

Le soir, à la permanence, Roland lui remonte le moral en deux mots. Il commence à avoir l’habitude de ces coups de déprime qui se multiplient malgré la prospérité du Front. En cinq mois, c’est la cinquième tentative de démission au sein de la section du 15e. A chaque fois, les mêmes raisons sont invoquées : le militant est déçu et découvre que son parti est comme les autres, un repaire de requins, de profiteurs qui se soucient peu de leur base.

Roland trouve toujours les mots justes. Il a un talent inné pour découvrir où chacun loge sa fierté. Il explique à Albert que le parti compte sur lui et fait de grandes phrases sur le sens des responsabilités. Pour d’autres, il se serait contenté d’une répartie cinglante :

— Y a que les faibles qui démissionnent.

Aucun doute : c’est un excellent chef de section. Pourtant, lui aussi a ses rancoeurs. Il n’a pas pardonné au conseiller d’arrondissement du 15e d’avoir boudé la dernière fête :

— Celui-là de toute façon, il ne vient jamais nous voir ! On va lui écrire. Comme ça, il verra que s’il nous traite comme des anonymes, eh bé, nous, on lui collera plus ses affiches.

Tout le monde l’approuve. Ce conseiller, avant son élection, était un copain, un ami qui n’était pas si fier. En trente secondes, je me retrouve assise devant la machine à écrire, entourée de visages furibards :

— Alors, je la dicte cette lettre ? demande Roland

— Oui, oui, répond l’assistance en choeur.

— Bon, alors vas-y Anne : « Monsieur, vous avez une fois de plus brillé par votre absence, lors de la soirée que notre section a organisée »...

Il marque une pause, les autres en profitent pour suggérer leurs idées, cherchent leurs mots, se coupent la parole. Un véritable charivari dans lequel plus personne ne se retrouve.

— Bon, tu formules ça comme tu veux, hein ? coupe Roland. C’est ton métier à toi, t’es secrétaire.

Comme je refuse, ils reprennent leurs conciliabules, cherchent à attaquer le conseiller « au maximum ».

— Faut dire, tonne Dewaert, que Le Pen a dit que c’est les élus qui sont au service des sections et pas le contraire.

Je tape. Décidément, Le Pen a la démagogie dans le sang. Debout à côté de moi, Georges, le tatoué, qui, comme il l’avait promis, ne rate plus une seule permanence, s’insurge :

— Quoi ? Il a eu besoin de dire ça Le Pen. Eh bé, moi je dis : tous ceux qui veulent faire le petit monsieur, on va les aider à coups de P38 dans la bouche. Comme ça, ils l’auront leur photo dans le journal...

La nouvelle recrue de la section n’est pas tendre. Mais Georges s’explique : dans les règlements de comptes, il ne faut pas laisser de traces, or les écrits restent. Et puis, à chacun ses armes, et ce n’est pas au maniement du stylo qu’il se sent le plus fort. Roland essaie de le rassurer : si le courrier ne suffit pas, ils iront « cogner » ensemble. La lettre terminée, Durand suggère d’en envoyer copie à la fédération. C’est comme à l’armée, précise-t-il, il faut tenir les supérieurs hiérarchiques informés de nos actes. Je colle l’enveloppe, excédée. Si au moins ces dissensions pouvaient nuire au développement du Front... Mais, d’ici peu, le conseiller aujourd’hui accusé, trop soucieux de son avenir aura fait amende honorable en payant une tournée à la section. La querelle sera oubliée. L’envie commence à me démanger de les quitter.

A la fin d’avril, nous nous retrouvons à la rue, la propriétaire du local estime avoir suffisamment patienté. Les militants se replient en catastrophe sur un entrepôt voisin qu’il faut entièrement rénover. Roland, Takis et Georges y consacrent leurs soirées et leurs fins de semaine. On ne les croise plus autrement qu’exténués et blancs de plâtre. Les affaires et le matériel de la section ont été entassés dans des cartons de fortune et jetés en tas dans le garage de Takis. Inutile de chercher quoi que ce soit dans ce tas informe, coincé entre des sacs de ciment et des bacs d’huile de vidange. Du coup, la petite secrétaire que je suis se retrouve au chômage technique. En outre le nouveau local n’a rien d’engageant, il empeste la poussière et le renfermé, je risque à tout moment d’y recevoir un gravat sur la tête.

J’en profite pour prendre le large et rendre visite à d’autres sections.

Renouant avec mes premières amours, je retourne d’abord à la rue de Rome. André, I’homme à lunettes qui avait assisté à mon adhésion, me reconnaît aussitôt et m’accueille d’un large sourire : je tombe bien, le lendemain se tient une réunion de la plus haute importance. A la suite du 4 avril, des responsables de Paris ont constaté la quasi-inexistence du FNJ sur la ville et ont sommé les jeunes d’y remédier.

— Ça fait du bien au moral, hein de voir que la jeunesse s’y met aussi... Il vient juste d’achever sa phrase quand deux tout jeunes garçons entrent. Ils veulent adhérer. La taille de la manifestation les a impressionnés, ils souhaitent rejoindre le mouvement. Pour ma part, je rentre me coucher en fredonnant la chanson de Jacques Brel sur « I’âge idiot qui est à tous les âges ».

Le lendemain, j’appelle mon chef, Sylvain, le responsable du FNJ 15e que je n’ai pas vu depuis février. Il n’est au courant de rien et me demande de passer le chercher chez lui. Il habite chez ses parents, tout en bas du village de Saint-Louis, une villa à l’ombre d’un dédale de ruelles aux pavés défoncés. L’endroit est vieux et rogné sur ses bords par des chantiers de rénovation. Aucun bus ne le dessert. Le soir, des travailleurs immigrés hantent les lieux de leurs ombres silencieuses. C’est à leur intention, pour qu’ils le voient bien quand ils reviennent du travail, que le père Caron a affiché un gros autocollant sur son portail : « Aimez-la ou quittez-la. »

Sylvain me reçoit l’air faussement soucieux. Son travail, me dit-il, I’absorbe totalement et l’empêche de passer à la permanence. Il a étoffé son affaire maintenant : en plus des consultations de voyance, il construit des thèmes astraux et soigne les gens à distance. Il est parapsychologue polyvalent en quelque sorte... A mon regard sceptique il se sent obligé d’ajouter :

— Mais tu n’y crois pas à tout ça, toi...

Renonçant à ma conversion, il me propose un café en attendant la fin du dessin animé qu’il était en train de regarder quand je suis arrivée. Je sirote en souhaitant que les jeunes du Front soient tous aussi rêveurs et distraits.

La réunion se tient rue de Rome. Un garçon de vingt-cinq ans, rondouillard et bonhomme, nous y accueille. Ses « santiags », son blouson de toile « Californie années cinquante », tout, chez ce Jean-Pierre, sent le rocker nostalgique. D’ailleurs, il nous révèle très vite qu’il a quelques-uns des premiers enregistrements d’Elvis ! Il fait partie des quatre responsables tout récemment nommés pour restructurer le FNJ sur Marseille.

Sylvain, vexé que personne n’ait songé à le pressentir, s’interroge sur les critères de ces nominations :

— Parce que le FNJ, il existe peut-être pas sur Marseille, mais dans le 15e, il existait déjà.

Jean-Pierre réussit à dissiper ce nuage naissant, reconnaît que le FNJ était sur pied dans les quartiers nord mais sans avoir suffisamment d’autonomie par rapport au FN :

— Du coup les rivalités qui existent entre les sections du Front se répercutent sur les jeunes. Et ça, faut que ça cesse.

Quel programme ! D’emblée, je doute de sa réussite, plus exactement je souhaite très fort son échec. Les autres jeunes entre-temps sont arrivés, moitié lycéens, moitié travailleurs ou plutôt chômeurs. Les deux camps - les deux classes - ne se mélangent pas, installés de part et d’autre de la table.

Du côté des plus jeunes, les visages me surprennent. J’en ai pourtant déjà vu de semblables lors de certaines fêtes du FN : pâleur rêveuse des filles, maigreur romantique des garçons, images lisses de vies tranquilles. Où sont l’aigreur, I’amertume, la révolte qui d’ordinaire motivent l’adhésion au Front ?

Certains laissent deviner qu’ils ont pris leur carte pour suivre l’exemple des parents. D’autres se rebellent contre un père « trop mou », gaulliste ou giscardien. Ceux-là sont très motivés, veulent faire mieux et plus que les vieux. Quant aux enfants de socialistes ou de communistes, personne ne se vante d’en être. Y en a-t-il seulement ?

Les trois autres responsables, deux filles et un garçon, arrivent en retard. Ils ont la vingtaine passée et semblent très bons amis. Seule l’une des filles, Eliane, travaille... dans l’entreprise de son père. Odile et Philippe sont au chômage. Tous trois sont gais comme des pinsons, se refusent à prendre la politique au sérieux. Philippe a rejoint le Front en espérant qu’Arrighi, Corse comme lui, lui trouverait un travail. En attendant, il réside chez sa mère et vit bien de petits trafics divers. Il a la passion de la vidéo et de la photo, collectionne des matériels coûteux.

Interrompant ces confidences, entre Bérard, le chef de cette section du FN. Puissance invitante, puisque nous nous réunissons dans ses locaux, il prend aussitôt l’affaire en main et nous demande de nous taire.

— Je crois que la première chose à faire est que vous vous présentiez, les demoiselles en premier.

Comme un général dans son QG à la veille d’une attaque capitale, il parle lentement en détachant chaque mot. A chaque syllabe, transpire son passé de parachutiste. Quand arrive le tour de Sylvain et que celui-ci annonce sa profession, la salle, incrédule, le dévisage ; deux filles rient sous cape. Heureusement pour lui, le voyant ne s’aperçoit de rien.

Nous abordons la phase suivante des opérations : les nominations. Jean-Pierre qui, depuis le début de la réunion, en dépit de son souhait de préserver l’autonomie du FNJ, n’a pas encore pris la parole, se risque enfin à défier le chef et fait valoir que les structures du FNJ ne ressemblent pas à celles du FN.

Sans même tenir compte de l’interruption, le parachutiste saisit la liste des postes à pourvoir dans une section d’adultes et entreprend de répartir les responsabilités, en donnant une fois encore priorité aux « demoiselles ». Autour de la table, règne un silence intimidé. Les désignations tombent sur les têtes sans que les victimes osent riposter. Arrive mon tour, de justesse j’échappe à un nouveau titre en bafouillant que je « fais des trucs par ailleurs ». Bérard passe au suivant, je respire.

Le pensum se poursuit durant un bon quart d’heure, tant est longue la liste des titres à distribuer. A chaque fois, Bérard lit son papier, lève les yeux, jette un regard circulaire autour de la table et s’arrête toujours, comme par hasard, sur un visage de lycéen.

Le manège n’échappe pas aux autres qui commencent à maugréer. Le comble est atteint lorsqu’au moment de la récapitulation, Bérard déclare :

— Bien, il n’y a plus qu’à nommer un responsable qui chapeaute tout Marseille. Puis, sans plus de complexe, se tournant vers son fils, il lui demande :

— Toi, je crois que ça t’intéresse, hein ?

Bérard cependant ne semble pas agir consciemment. Il ne voit même pas le mini-bras d’honneur que lui fait un jeune homme tatoué et chauffeur-livreur de son métier. Pour lui, le fonctionnement interne du Front est un modèle de démocratie. Et si on l’accusait d’élitisme, candide il rétorquerait qu’il se contente de respecter les hiérarchies naturelles. D’ailleurs, quand les amis du chauffeur s’exclament :

— Mais, lui, il n’a rien et pourtant ça fait longtemps qu’il est au Front, Bérard réplique :

— Mais c’est pas le titre qui compte, hein ? Il aidera les autres !

La réunion se termine en silence. L’élaboration d’un plan de travail est remis à plus tard. Les pâleurs rêveuses, les maigreurs romantiques, les bras tatoués se dispersent sans se saluer.

Quinze jours plus tard, il ne reste pas même un souvenir de cette réunion. L’encre des nominations n’était pas sèche que déjà le FNJ avait éclaté en trois camps.

Sylvain est reparti se cloîtrer dans le 15e avec le vague projet, malgré tout, de fonder une association de chômeurs « ou quelque chose comme ça ». Jean-Pierre a laissé la rue de Rome au clan des Bérard et entraîné une petite troupe d’ouvriers à la section du Vieux-Port dont le chef Dédé Lambert est trop occupé avec son bar pour s’immiscer dans les affaires de la jeunesse. Jean-Pierre a donc quartier libre et a enrôlé sa cousine comme secrétaire. Comme Roland, il se complaît à dicter de très longs courriers. Quand je les vois tous les deux, je ne peux m’empêcher de penser que la bêtise n’attend pas le nombre des années : ma volonté de comprendre les lepénistes s’est beaucoup émoussée depuis que j’ai failli renverser un immigré avec Véronique.

Le 10 mai approche, et avec lui la fête de Jeanne d’Arc. Le Pen, pour l’occasion, appelle à un grand défilé dans la capitale. Il y a convié les Marseillais lors de sa venue le 4 avril. Ce sera le second coup d’envoi symbolique de sa campagne. Le premier a eu lieu fin avril, quand il a annoncé sa candidature à la présidence de la République en direct de La Trinité-sur-Mer, son village natal.

Convaincue que Jeanne d’Arc est une star susceptible de rameuter les foules nationalistes, je ne rate aucune des manifestations à sa mémoire. Début mai, Le Méridional annonce qu’une conférence sur la Pucelle doit se tenir dans les locaux du FN sur le Vieux-Port. Je m’y précipite... et me retrouve coincée entre une dizaine d’ergoteurs qui n’en finissent plus de comparer la vie de la sainte à celle de Jésus-Christ. Sans sourire le moins du monde, ils constatent que la jeune fille a été vendue aux Anglais pour la somme de 10 000 livres d’or alors que Jésus, lui, fut livré contre trente deniers, et y voient la preuve que l’inflation a toujours existé ! Tout aussi sérieusement, le conférencier assène, au détour d’une phrase : « Les Juifs sont des agités, ce qui les porte à être des agitateurs, la preuve c’est qu’ils ont tué Dieu. » Je m’enfuis éberluée de constater que de telles absurdités puissent encore être entendues.

Un vieux monsieur me rattrape dans le couloir, m’annonce que je viens de rencontrer la chance de ma vie en assistant à une conférence du « Comité d’entente pour le réveil français », une association locale qui se veut laboratoire d’idées. Il m’explique que son organisation, lors de la prochaine présidentielle, n’appellera à voter ni pour Barre ni pour Chirac. Et quand je lui demande : « Pour qui alors ? », il me répond, emphatique et mystérieux : « Pour la France »...

Le 8 mai, la fédération du Front appelle ses militants à se recueillir auprès de la statue de la Pucelle qui, indifférente aux affronts des pigeons, est plantée en haut de la Canebière. La cérémonie a été avancée de quarante-huit heures puisque, le jour de la fête, nous sommes tous censés être à Paris... Cette fois encore je commets un excès de zèle : nous sommes moins de 200 à répondre à l’appel.

Le lendemain soir, le 9 mai, je rejoins les militants qui, comme moi, ont réservé une place dans l’un des deux cars affrétés par la fédération.

Une soixantaine de personnes sont au rendez-vous, essentiellement des jeunes dont les inséparables Philippe, Odile et Eliane, rencontrés à la fondation du FNJ, ainsi que Félix et le pêcheur nostalgique Denis. Il y a aussi beaucoup d’habitants des quartiers nord séduits par la modicité du prix : 200 francs pour l’aller et le retour. Une demi-douzaine de Niçois nous accompagnent, leur ville n’ayant pas prévu de voyage organisé sur la capitale. Enfin un lepéniste parisien est de la partie... mais un faux qui, quelque temps plus tard, publiera un article dans le mensuel Actuel. Sur le moment, aussi fines mouches l’un que l’autre, nous ne nous repérons pas. Il n’est décidément pas difficile de jouer les xénophobes.

Nous partons vers 22 heures, en laissant une vingtaine de militants sur le pavé. Des deux cars réservés, un seul est finalement arrivé, avec deux heures de retard. L’un d’entre nous a eu le temps de décharger son agressivité sur un passant qui, dit-il, I’avait traité de raciste. S’en est suivie une cohue au cours de laquelle un passager a laissé tomber le revolver qu’il cachait dans un sac de supermarché. La nuit s’annonce longue et blanche. Aussitôt assis, Philippe décrète que « le car empeste le pied-noir ». Une heure durant Odile et Eliane, filles de rapatriés, essuient les plaisanteries qui fusent de tous côtés et ne se fâchent qu’une fois traitées « d’Arabes à peine améliorées ». Un tapage à faire pâlir de jalousie une colonie de vacances. Devant nous, un retraité de la police, habitant du 15e rouspète en vain. Quand je parviens à m’endormir, le charivari dure encore.

Au petit matin, à peine réveillés, mes compagnons se mettent à pousser des cris d’orfraie en apercevant, dans une rue du 15e arrondissement parisien, une épicerie tenue par un Maghrébin.

— Putain ! les mecs, on a pas quitté les quartiers nord !

Arrivés place de la Concorde, d’où la manifestation doit partir vers 11 heures, personne n’ose s’éloigner du car. Félix, décidé à jouer les idiots, répète en contemplant la Concorde : « Ils charrient les Parisiens à dire que c’est plus grand que la place de la Plaine chez nous. » Les Marseillais que nous avons laissés la veille sur le trottoir arrivent à leur tour. Ils sont montés en voiture. Puis Denis, voyant débarquer les chanceux qui ont pu prendre l’avion, déclare : « Voila les bourgeois. » Parmi eux, le timide Claude est difficile à reconnaître, dissimulé derrière ses Ray-ban foncées. Depuis qu’il a réussi son concours d’entrée dans la police, il n’ose pratiquement plus s’afficher en public et se cache derrière ses lunettes dès qu’il lui faut manifester :

— Tu comprends, si mes chefs me voient, ils pourraient me casser ma carrière.

Félix a beau le taquiner, lui dire qu’il ne risque rien, noyé dans la foule parisienne, il n’en démord pas et s’enfuit attendre le départ du défilé, bien à l’abri des regards, entre deux cars.

Le cortège se met enfin en mouvement. A l’entrée de la rue de Rivoli, des membres de la DPS aboient dans leur porte-voix et prétendent organiser le magma des manifestants :

— Stop ! Alignez-vous les pieds sur les clous, par rangée de douze. C’est bon, allez-y. Espacez bien les rangées.

Dans mon groupe, I’ordre déplaît : Félix fait valoir qu’on ne lui a jamais parlé sur ce ton-là. On n’est pas à l’armée. Denis, toujours plus politique que les autres, constate que le FN s’étale comme « les communistes ».

— C’est en s’espaçant comme ça que l’autre jour, sur la Canebière, les gens de la CGT ont fait croire qu’ils étaient mille alors qu’il y avait trois pelés.

Et Denis se prend, une fois de plus, à rêver à ce grand mouvement national et populaire spontané et sans chef dont il parle souvent.

Le ton, en attendant, est donné : nous n’allons cesser de geindre. Le cortège est trop mou, on marche trop lentement, si, seulement, il y avait des Arabes sur les trottoirs, on pourrait s’amuser ! Après la manifestation, est prévu un banquet à l’héliport de Paris. Nous sommes toujours aussi bougons. Il fait trop chaud. Le plateau repas de 80 francs est à peine mangeable, la bande son, qui évoque la vie de Jeanne d’Arc, assomme celui-ci, agace celle-là.

Je finis par abandonner les Marseillais pour observer les 8 000 à 9 000 personnes rassemblées sous le chapiteau. A l’orchestre, accordéon et cuivres se relaient pour un pot-pourri de bourrée auvergnate, de berceuse chtimi, de sérénade corse, de vieux airs d’autrefois. Et, tour à tour, chaque province se reconnaît, applaudit à sa musique, trace d’une France profonde et rurale qui n’est plus. Par moments, à voir ces visages rougeauds et transpirants, ces braves gens endimanchés, ce vin qui coule à flots, je m’imagine, cinquante ans plus tôt, convive d’un banquet de la Troisième République.

Le Pen arrive enfin et l’assemblée, qui commençait à s’alanguir, se réveille ; les Marseillais sont de meilleure humeur. Durant les deux heures de discours, la salle se métamorphose en houle, aux flux et reflux incessants : que la voix qu’ils chérissent les enthousiasme et ils se lèvent tous comme un seul homme, qu’elle les inquiète et ils se tassent sur leurs sièges. Les vagues d’applaudissements déferlent les unes après les autres, chaque fois un peu plus fortes. La dernière est un raz de marée.

Au sortir du meeting, les Marseillais retournent vers leur car, galvanisés, excités de bonheur, ne doutant plus de rien. L’un d’entre eux gifle une passante qui, voyant son insigne, I’a traité de « fasciste ». Les femmes retiennent les hommes qui veulent « casser la gueule à cette pouffiasse ». Le car démarre mais le chauffeur se perd dans Paris. A l’arrière, Félix, Denis, tous jubilent. Ils insultent les immigrés aperçus sur les trottoirs, grimacent comme des singes, exhibent les tranches de jambon prévues pour leur dîner au nez de tous les musulmans présumés. Le chauffeur s’y met aussi, le car fait une embardée, un immense éclat de rire l’approuve. Enfin nous trouvons l’autoroute.

Deux heures plus tard, alors que tous sont endormis, je me remémore la journée. Les cortèges de Creuse et du Calvados étaient plus importants que celui des Bouches-du-Rhône. « Le Pen a vraiment des militants partout », ont constaté les Marseillais, vexés de ne pas être les plus forts. Quant à Jeanne d’Arc, elle appartient certes au folklore lepéniste mais d’autres figures historiques plus récentes semblent avoir du poids : ce matin, des manifestants qui exhibaient des portraits du maréchal Pétain ont été largement applaudis... Ce souvenir en appelant un autre, je revois soudain les moments, difficiles, vécus une semaine auparavant.