APB mon amour

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Le baccalauréat n’est pas l’ultime épreuve du secondaire, mais le premier diplôme du supérieur. Depuis 2009, les élèves de terminale doivent accomplir une procédure informatique par l’intermédiaire de laquelle ils hiérarchisent leurs vœux d’orientation, sont tenus informés de l’état de leur candidature et « choisissent » finalement le cursus au sein duquel ils entameront leur formation. Admission Post-Bac, qui deviendra ParcourSup à partir de 2018, est une formidable machine à classer, hiérarchiser, orienter. Elle révèle les contradictions d’un système scolaire partagé entre des projets différents voire antagonistes. Si elle vise à orienter les élèves dans les formations qui conviennent à leurs besoins et à leurs attentes, elle reproduit en même temps les inégalités qu’elle prétend combattre. Défendre une orientation libre et conforme aux intérêts de chacun·e est une exigence nécessaire à l’heure des projets de sélection à l’université.

« La vie est belle, le destin s’en écarte,
Personne ne joue avec les mêmes cartes.
Le berceau lève le voile,
Multiples sont les routes qu’il dévoile,
Tant pis, on n’est pas nés sous la même étoile »
— IAM, Nés sous la même étoile

L’été 2017, comme le précédent et comme celui d’avant, aura été pour les élèves qui venaient d’être reçus à l’examen du baccalauréat et qui n’avaient pas été déjà admis à poursuivre leurs études dans une filière sélective, un temps de stress et bien trop souvent de déception. Le nombre de bacheliers non affectés, qui s’égrainait semaine après semaine dans les médias, se réduisant certes, mais toujours impressionnant par les nombres à 5 chiffres qu’il exposait [1], les situations personnelles, les angoisses, la violence des déceptions ont semblé amener à une prise de conscience, à un ras-le-bol définitif et partagé de manière commune par des acteurs divers du monde de l’éducation (enseignants, parents, élèves en premier lieu) et d’ailleurs (des journalistes aux membres du gouvernement, en passant la CNIL et la Cour des comptes). Si bien que le ministre de l’Éducation nationale et la ministre de l’Enseignement supérieur ont mis en place une commission et proclamé, avant même que tou·te·s les lycéen·ne·s aient été affecté·es et que ladite commission ait rendu ses travaux, la fin de la procédure APB, ou tout du moins sa refonte totale.

En tant qu’enseignant du secondaire, je ne compte plus les cas de mes élèves, d’amis de mes élèves, d’enfants d’amis qui se confrontent à partir du printemps à la violence d’une procédure que beaucoup pourraient à raison qualifier d’inhumaine, ou du moins de totalement désincarnée, et peut-être pire encore, d’inefficace. Dans mon seul lycée, en juin dernier, 25 % des élèves de la série ES n’avaient toujours pas reçu d’affectation (94 % d’entre eux ont réussi l’examen depuis). Il faut attendre le milieu de l’été ou la rentrée de septembre pour recevoir des messages, souvent désespérés, d’élèves orientés dans des cursus auxquels ils n’avaient pas candidaté ou qu’ils avaient été obligés de demander tant la pression sur certaines filières à l’université est forte, et qui souvent ne correspondent en rien à leurs projets d’avenir, à leurs désirs (et le désir c’est important pour les projets d’avenir). C’est à cette période que l’on peut réellement prendre la mesure de l’ineptie d’un système, qui, accordons-nous tout de suite, ne fonctionne pas ou plus du tout.

APB (pour Admission Post-Bac) est une procédure en ligne, testée en 2008 et adoptée en 2009, qui a pour but d’orienter (et d’affecter, c’est une obligation) les futurs bacheliers dans les établissements d’enseignement supérieur. Les élèves formulent, à partir de janvier et jusqu’en mars, un certain nombre de vœux (24 au maximum, et il leur est recommandé de tenter d’en faire le plus possible) ; ensuite, un algorithme complexe (dont le fonctionnement a été rendu public en 2016) trie, classe ces vœux et « oriente » les élèves par le truchement de lignes de codes entrées dans des machines perfectionnées qui moulinent dans le vide (de l’humain). Les affectations tombent à partir du mois de juin, en trois phases (quand une affectation est acceptée par un élève, elle « libère » un certain nombre de places dans d’autres formations). Une procédure complémentaire vient parfaire cet édifice en juillet et se termine en septembre. Voilà le monstre. Complexe, obscur, dématérialisé. Il fait peur jusque chez les professeurs principaux des classes de terminale qui ont pour mission d’accompagner les élèves dans la procédure, de vérifier qu’ils ont bien respecté chaque deadline, que les vœux qu’ils formulent sont en cohérence avec leurs parcours… Que dire des angoisses et de l’incompréhension qu’il suscite chez les élèves, en particulier ceux qui sont le plus en difficulté ou restés à l’écart du système scolaire (mais qui auront le bac à force d’investissement — oui, car ils n’en manquent pas — et parce que les politiques éducatives ont décidé qu’ils l’auraient, pour 80 % au moins d’entre eux) ou encore de leurs familles, souvent encore plus perdues dans les méandres de l’éducation et de l’orientation ?

Il est néanmoins facile de taper sur APB comme on le fait depuis plusieurs années, sans s’interroger sur le symptôme qu’il représente : celui d’une politique d’orientation qui, dans le secondaire (l’orientation qui supporte la procédure APB commence en réalité en 3e) et dans le supérieur (l’ampleur de sa faillite se mesure avec les chiffres de l’échec en licence) constitue un problème qui ne peut être réduit à la simple étape de la sortie du lycée et de l’entrée à l’université. Et la procédure APB, aussi compliquée, violente, obscure qu’elle soit, revêt en fait quelque chose de presque désirable (dans son ambition au moins) au regard du contexte dans lequel elle vient jouer son rôle.

864 324 candidats inscrits au 1er juin 2017, dont un très grand nombre, près de 39 % d’entre eux (et une majorité écrasante pour les filières générales), ont émis le souhait de rejoindre l’université. C’est dans ces deux chiffres que réside l’intérêt d’APB : un système d’orientation pensé pour la masse des élèves et résolument tourné vers une poursuite d’études à l’université (et donc vers des filières non sélectives — les autres futurs étudiant·es peuvent s’orienter vers des CPGE, des DUT, des BTS, filières pour lesquelles leur dossier sera scruté, sélectionné et ce, pas uniquement par une machine). APB semble en fait exister pour faire fonctionner un beau principe de notre système scolaire : son universalité. APB veut dire : « si tu as le bac, diplôme d’entrée dans le supérieur, tu peux accéder à n’importe quelle filière de l’université française, car l’accès à l’enseignement supérieur est ton droit. » Ce projet n’a rien d’une utopie abstraite et désincarnée, il est celui-là même qui fonde l’organisation du parcours de nos élèves, tournée vers l’obtention du baccalauréat, et donc, vers l’université, vers une poursuite d’études dans le supérieur.

Certes, on entend aujourd’hui un certain nombre de critiques [2] visant ce principe même : le système scolaire français (et de ce fait la société toute entière car il en est toujours ainsi, l’école, par métonymie, représente la société et la société s’y reflète) serait tenu en échec par cette ambition irréalisable de vouloir voir une classe d’âge accéder massivement au supérieur. L’éducation pour tou·te·s, oui, mais à condition que tou·te·s ne puissent pas étudier trop longtemps et acquérir trop de diplômes — cela coûter cher, et cela met mal à l’aise les élites, cela pénalise ceux pour qui le diplôme a toujours représenté un signe de distinction en le dévalorisant. Ce phénomène aurait deux conséquences nocives : la « baisse du niveau » (la fameuse !) et le décalage de la sélection sur les années de licence, voire de master. Cette critique peut être entendue, mais elle ne doit pas être plaquée, encore une fois, sur les seuls événements que constituent la sortie du lycée et l’entrée à l’université. Elle doit être pensée en amont, en fonction des exigences des programmes, des compétences demandées aux élèves, de celles du baccalauréat, et bien sûr en aval, sur le rôle que l’on entend faire jouer aux études supérieures et donc à l’université (professionnalisation ? recherche ? épanouissement intellectuel ? possibilité d’une émancipation politique, culturelle, sociale ?).

À l'université : pas de sélection. Les cartes peuvent être rebattues, l'orientation à nouveau choisie, désirée, le projet repensé dans ce moment charnière.

Le débat sur l’orientation ne peut se réduire à la simple critique de la procédure APB, il doit avoir de plus grandes ambitions et porter sur une durée bien plus importante que celle des derniers mois de terminale. L’Éducation nationale, comme toutes les grosses machines, semble se nourrir d’un insatiable besoin de classement. Dès la fin de la classe de 3e, les futur·e·s lycéen·ne·s sont trié·e·s, classé·e·s, orienté·e·s, en fonction de leurs choix (et donc du projet qu’ils formulent) mais aussi de leurs résultats et de l’avis du conseil de classe entre la voie professionnelle et la voie générale et technologique. À 14 ans. Ce « tri », sûrement nécessaire, est peut-être même salutaire car l’enseignement proposé en lycée général, pensé pour le plus grand nombre et tourné vers la poursuite des études, ne convient évidemment pas à tou·tes les élèves. En seconde, il faut à nouveau choisir, cette fois la filière dans laquelle on passera l’examen (sa structure disciplinaire, ses coefficients, ses débouchés). Et, étant donné qu’il est difficile pour une famille, un·e élève, et même pour les professeurs de ne pas considérer qu’un choix d’orientation et un projet d’avenir construits à 15 ans doivent pouvoir évoluer, il s’agit en fait pour tout le monde de tenter de jongler avec deux objectifs : garder le plus de portes ouvertes, mais aussi pouvoir obtenir dans de bonnes conditions l’examen final, le bac. Le travail mené sur l’orientation au lycée par les professeurs principaux, les psychologues de l’Éducation nationale (autrefois conseillers d’orientation psychologues), les équipes de direction des établissements, les élèves et leurs familles est un travail de longue haleine, souvent difficile. Lui, justement, ne se fait pas en ligne mais en face-à-face, dans l’écoute, la discussion, l’explication, la négociation. Mais ce travail confronte néanmoins le projet de l’élève à ses résultats et sonne parfois comme un couperet terrible. C’est justement dans l’obtention du baccalauréat, que, quoiqu’il soit arrivé avant, les portes qui avaient pu se fermer au lycée, peuvent à nouveau s’ouvrir. À l’université : pas de sélection. Les cartes peuvent être rebattues, l’orientation à nouveau choisie, désirée, le projet repensé dans ce moment charnière.

Ce principe essentiel suppose néanmoins que les universités aient les moyens d’accueillir en licence tou·te·s les étudiant·e·s qui souhaiteraient s’y inscrire. Et lorsque le gouvernement annonce en juillet avec grand bruit que le système APB doit être repensé car 87 000 futur·e·s étudiant·e·s demeurent sur le carreau, alors qu’il vient de couper 331 millions d’euros dans le budget de l’enseignement supérieur, on peut se demander ce qu’il reste de ce beau projet. Et de qui on se moque. C’est certainement là que réside toute l’hypocrisie de la critique portée sur APB. La baisse des budgets de l’enseignement supérieur, les conditions difficiles de travail pour les enseignant·e·s comme pour les étudiant·e·s dans des amphis et des salles de TD surchargés, la précarisation des un·e·s et des autres, l’état souvent vétuste des bâtiments que cette baisse des budgets implique, illustre le projet sous-jacent [3] et la nécessaire défense d’APB car la procédure porte en elle une ambition qu’on semble vouloir faire abandonner à l’université, et par « ruissellement » au lycée : celle d’intégrer tou·te·s les élèves, de leur proposer des formations exigeantes et variées, et de leur laisser la possibilité de se réorienter, c’est-à-dire de changer non seulement d’avis mais aussi de changer eux-mêmes.

La question posée aujourd’hui par le gouvernement dans la refonte qu’il propose du système est celle de la sélection à l’entrée à l’université. C’est celle-ci que nous devons combattre car elle est un leurre misérable. De fait, si l’université n’est pas en mesure de recevoir tou·te·s les étudiant·e·s car les politiques n’ont pas anticipé la hausse du nombre de lycéen·ne·s arrivant au baccalauréat (cette hausse — celle du baby boom des années 2000 — n’a rien d’inattendu ni même d’inédit, elle était très précisément prévisible), une sélection s’opère au moment du « tri » effectué par APB. Et ce tri, forcément, s’effectue d’une manière obscure et aléatoire : on parle alors de « tirage au sort », et on s’indigne de voir de très bon·ne·s élèves, reçu·e·s avec mention, ne pas obtenir l’orientation souhaitée (ce qui est évidemment déplorable). Le rôle de l’école, c’est justement de lutter contre le tirage au sort, celui de la naissance, du nom de famille, de la profession des parents, de l’adresse… C’est d’introduire de l’égalité là où il n’y en a pas, de donner les moyens de renverser les déterminismes. Mais vouloir introduire une sélection sur des critères de résultats, solution proposée par le gouvernement, ne constitue en rien une solution acceptable. Si le conseil de classe de terminale doit rendre un avis sur les vœux effectués par les élèves et si l’université doit poser des prérequis autres que ceux fixés par l’examen du baccalauréat, ils ne font que prolonger le processus de tri opéré par l’orientation en troisième puis en seconde, et, pour l’élève (en difficulté ou non, mais c’est encore plus compliqué pour l’élève en difficulté — celui que l’école doit aider le plus), aucune porte ne semble plus pouvoir s’ouvrir, aucune réorientation ne semble à terme possible, et le tri devient assignation. Il n’est pas du rôle de l’école, des enseignant·e·s, des conseils de classe, des universitaires d’assigner, c’est même tout le contraire. Pour fonctionner correctement et humainement, l’orientation doit se construire sur un choix, et sur l’élaboration d’alternatives, pas sur un tri imposé par des logiques budgétaires.
Il faut conserver à tout prix cette charnière qui fait qu’à l’âge de la majorité, à l’âge du baccalauréat et de la sortie de l’école, qui représentent symboliquement une prise en compte de leur maturité, les élèves puissent avoir à nouveau le choix, un choix vaste et sans entrave posé d’emblée par l’institution scolaire. Il faut combattre l’idée de la sélection à l’université car, sous couvert de vouloir lutter contre l’échec des premières années, elle le renforcera. On ne s’investit pas dans une filière, dans un projet que l’on n’a pas choisi, et il faut arrêter de penser que les élèves sont stupides et ne savent pas faire la différence entre leurs rêves — qu’il faut écouter —, leurs capacités — de travail, d’investissement —, et l’agencement personnel et subtil qui fonde leur projet entre ces deux pôles. Il faut dénoncer la réduction drastique des budgets de l’Enseignement supérieur qui empêche les personnes qui enseignent et font de la recherche au sein des universités de travailler dans de bonnes conditions, et aux établissements d’accueillir comme il se doit les bacheliers et de leur offrir toutes les chances pour réussir. Il faut défendre l’ambition portée par APB qui reste en fait la dernière chose désirable dans tout ce naufrage que l’on propose à la jeunesse, par manque d’ambition pour elle et à cause de l’austérité perpétuelle qu’on lui réserve.

Notes

[1Fin septembre 2017, environ 4 000 bacheliers n’avaient toujours pas reçu d’affectation.

[2Les récents propos d’Emmanuel Todd dans la presse au sujet de la parution de son nouvel ouvrage Où en sommes nous ? en septembre 2017 et annonçant une « crétinisation des esprits » et la faillite de la démocratie (rien que cela) enclenchées par la généralisation de l’enseignement supérieur vont dans ce sens. Pour M. Todd résumons ainsi : l’alphabétisation des classes populaires suffit.

[3On produit les dysfonctionnements de la procédure APB pour mieux pouvoir ensuite justifier sa refonte en introduisant de la sélection à l’université et donc abandonner l’ambition (l’obligation rappelons-le) des universités d’accueillir tous les étudiants qui désirent s’y inscrire.