arabe, langue vivante 1 entretien avec Victor Lalo

Langue minoritaire, langue coloniale, langue de l’Islam. Sans doute ces situations expliquent-elles en partie que l’arabe soit peu enseigné à l’école et les critiques qu’on lui adresse. Qu’on lui reproche de faire le jeu d’un prétendu communautarisme ou qu’on l’instrumentalise pour garder le contrôle sur un enseignement dont on craint qu’il puisse échoir à des groupes supposés dangereux, cet enseignement semble être hautement politisé. Cet entretien recueille un témoignage d’un jeune professeur d’arabe venant d’être nommé [1]. Il permet d’illustrer la nature des représentations qui peuvent traverser une salle de classe. Aux discours identitaires des élèves, l’enseignant répond parfois, avec réticence, par la défense d’une autre identité, républicaine. Ici, les réflexions pédagogiques d’un jeune enseignant se mêlent aux interrogations sur la politique de sa discipline.

Comment en êtes-vous venu à apprendre la langue arabe ?

J’ai toujours éprouvé une fascination pour cette langue. J’ai des origines tunisiennes, mais ma famille tunisienne n’est pas arabophone, ou plutôt ne l’est plus depuis au moins une génération. Néanmoins, on continuait à employer chez moi certains termes : l’arabe n’était pas une langue de communication, mais une référence pour certains mots, notamment les noms de plats. J’ai donc été sensibilisé tôt à la phonologie de l’arabe. Après le baccalauréat, j’ai fait des études d’histoire et, en troisième année de licence, j’ai commencé les cours d’arabe, à raison de trois heures par semaine. C’était peu après la deuxième Intifada — elle a débuté en septembre 2000 — et on vivait encore dans les secousses de ces événements. Je me suis mis alors à apprendre l’arabe et l’hébreu en même temps : je voulais résoudre le conflit israélo-palestinien par les langues ! Je me suis ensuite inscrit à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) ; j’ai arrêté l’hébreu et me suis concentré sur l’arabe. Je suis ainsi parti un an en Égypte. En rentrant, j’ai abandonné les études d’arabe. J’ai fait des relations internationales, puis j’ai travaillé. Le rapport aux langues, à l’arabe et à l’hébreu, me manquait. J’ai donc repris mes études à 27 ans et j’ai décidé de passer l’agrégation d’arabe. Pas pour être prof, mais parce que cela représentait un horizon, un défi pour l’arabisant que j’étais devenu. Je l’ai préparée depuis la Tunisie, en revenant parfois suivre des cours ici. J’y ai commencé aussi mes recherches en linguistique sur le dialecte arabe parlé par les juifs de Djerba. J’ai obtenu l’agrégation en 2015, et j’enseigne depuis.

Comment vous êtes-vous construit et avez-vous construit votre rapport à la langue dans toutes ces influences ?

Difficilement. C’est sûrement là la plus grande difficulté d’un arabisant : faire face à la multiplicité des dialectes. Faire face au caractère diglossique de la langue arabe, une langue qui est tiraillée entre deux pôles : un pôle écrit, littéraire, commun à l’ensemble des arabophones, et un pôle dialectal qui, lui, est multiple, varie d’une région à une autre. Le premier dialecte que j’ai appris c’était en Égypte, c’est là que j’ai créé mes premiers réflexes linguistiques en arabe, c’est la couche dialectale pour moi la plus instinctive (même si je ne parle plus l’arabe égyptien). J’ai voyagé dans le monde arabe, et j’ai d’ailleurs longtemps gardé l’accent égyptien. Quand je suis arrivé en Tunisie il m’a semblé impossible d’apprendre un dialecte qui était aussi éloigné de l’égyptien. Je ne comprenais rien. On repérait que je parlais l’égyptien (c’est parfois très subtil, il suffit d’une petite voyelle pour te faire repérer). Mais j’ai tenu bon car l’apprentissage du dialecte tunisien comptait beaucoup pour moi. Je me suis mis en collocation avec des Tunisiens, je me suis fait des amis tunisiens, je leur ai dit que je ne voulais pas parler français. Aujourd’hui le dialecte que je maîtrise le mieux c’est le tunisien. Je ne le maîtrise pas parfaitement - il y a beaucoup d’expressions idiomatiques que je ne comprends pas. D’ailleurs, on me demande toujours de quel pays arabe je viens.

« Le défi des professeurs d'arabe dans pas mal de quartiers consiste à décloisonner la langue et sa charge identitaire. »

Comment avez-vous vécu vos débuts comme enseignant ?

Je n’étais pas vraiment préparé. Ce n’était pas une vocation pour moi. À la rentrée, j’ai été nommé dans un collège de REP (Réseau éducation prioritaire) dans une ville du Val-d’Oise, sans avoir jamais reçu de formation en didactique, ni eu d’expérience de l’enseignement (le passage de l’agrégation ne propose pas de réelle formation pédagogique). J’avais très peur : de me retrouver face à une classe, face à des collégien·ne·s, et face à des collégien·ne·s de ZEP (zone éducation prioritaire). J’avais beaucoup de fantasmes négatifs à leur égard. La veille de mon premier jour, j’étais à deux doigts de renoncer. J’ai passé toute la journée à préparer mon premier cours… qui ne durait que 55 minutes. Je n’avais aucun réflexe ; il allait falloir faire semblant d’être prof. Il fallait que je me jette dans ce bain, sans savoir nager, en faisant semblant de nager. Mais, à partir du moment où, si tu fais semblant de nager, tu ne coules pas, c’est que tu sais nager. J’aurais préféré que l’entrée dans le métier se fasse plus progressivement. J’avais très peur mais je l’ai fait, j’ai joué la comédie, et ça a plutôt bien marché. Avant même que le cours ne commence, j’ai été plongé dans la réalité des adolescent·e·s de ce type de quartiers. J’attendais les élèves dans la cour, le visage fermé, et un élève m’a dit « C’est vous le prof d’arabe ? ». J’ai répondu que oui. « Mais vous êtes arabe ? » Directement, il amenait la conversation sur un sujet personnel et identitaire. Il a donné le ton de ce qu’est le défi des professeurs d’arabe dans pas mal de quartiers : décloisonner la langue de sa charge identitaire.

Comment vous positionnez-vous justement en classe face à ces questions identitaires ?

Dans mon enseignement j’essaye autant que possible de désamorcer justement cette question-là. Mais ce n’est pas toujours facile. Par exemple, dans le monde musulman, quand on écrit une date, quand on mentionne l’année, on fait suivre cette année d’une lettre qui précise s’il s’agit du calendrier islamique ou chrétien. La plupart des élèves que j’avais dans ce collège avaient déjà pratiqué l’arabe auparavant, dans une structure communautaire islamique. Le cours commence chaque jour par un élève qui écrit la date au tableau. Un jour, une élève de 6e a écrit la date et a mis cette lettre qui précise que c’est le calendrier chrétien. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas commis d’erreur mais qu’ici on ne précisait pas. Les élèves se sont interrogés, ils n’ont pas forcément compris. Et à la fin ils se demandaient pourquoi eux-mêmes utilisaient le calendrier chrétien et pas islamique alors qu’ils étaient tous musulmans. Et de fait, c’était vrai qu’ils étaient tous musulmans dans cette classe ! J’ai dû répondre quelque chose de maladroit en leur disant qu’avant tout dans cette classe on était « français » — comme si on ne pouvait pas être les deux ! J’ai peut-être mal réagi. À tout moment le cours peut glisser sur ces questions identitaires, et en fait, face à eux, tu ne peux pas vraiment te défiler, même si tu es démuni.

Mais bien sûr, on utilise aussi cette connaissance intime qu’ils ont de la langue et des cultures arabes. L’été, en général, ils et elles vont au bled ; à leur retour, quand on prépare un cours sur la ville par exemple en géographie, on s’appuie sur ces connaissances-là. Mais on essaye aussi de les en extraire, par une certaine normativité, par la littérature, …

J’enseigne désormais dans un collège international, où le public est très différent de celui que j’ai rencontré dans le Val-d’Oise. J’y suis face à de bons élèves, sérieux·ses, soucieux·ses de leur réussite, et qui maîtrisent parfaitement les codes de l’institution scolaire. Mais je suis très content de savoir que ces élèves, qui feront des études supérieures qui les conduiront à intégrer l’élite, apprennent l’arabe.

Quel arabe enseigne-t-on en France, dans les collèges et les lycées ?

Celui que l’on enseigne en France c’est un arabe littéraire (commun à l’ensemble du monde arabe), un peu simplifié parfois, et qui correspond à quelque chose d’un peu artificiel. L’arabe littéraire n’est la langue maternelle de personne. C’est une langue qui n’est pas une langue de communication spontanée, sauf dans des débats télévisés, à l’université, dans les plaidoiries des avocats. C’est un registre de langue, soutenu. Il faut imaginer que la différence entre l’arabe écrit et les arabes parlés est beaucoup plus profonde que celle qui existe entre le français écrit et le français parlé. Entre les dialectes et l’arabe littéraire, il y a deux systèmes linguistiques différents. Mais on tolère évidemment l’usage des dialectes par les élèves. Et les programmes prévoient d’ailleurs une fenêtre ouverte sur l’arabe dialectal, ce qui permet aussi une approche culturelle de la langue dans sa diversité. Ce qui est difficile, c’est d’amener des élèves, qui pour certains sont déjà dialectophones, vers la pratique de l’arabe littéraire sans les complexer face aux dialectes.

Qu’est-ce qui motive leur choix d’apprendre l’arabe ?

Je leur demande toujours en début d’année pourquoi ils ont choisi l’arabe. Certains ne l’ont pas choisi : c’était un choix des parents. Quand c’est un choix imposé comme cela par la famille, ça peut devenir très dur. Au collège, un de mes élèves les plus difficiles, qui avait un an ou deux ans de retard, qui était plus grand que les autres, provocateur, qui ne bossait pas, s’appelait Ahmed. Quand je fais l’appel des élèves et qu’ils·elles ont des noms arabes, j’arabise la prononciation de leurs noms. Mais Ahmed, lui, ne voulait pas. J’ai dû prendre du recul sur ce réflexe que j’avais de systématiquement arabiser leurs noms. Je lui ai demandé si ça l’embêtait et il m’a répondu que oui. Il voulait conserver la prononciation « française » de son nom. Ses parents l’avaient inscrit en arabe dès la fin du CM2 ; il avait voulu arrêter dès la 6e, on ne le lui avait pas permis. C’est difficile d’apprendre une langue que tu n’as pas envie d’apprendre, mais encore plus quand elle a une charge identitaire pour toi.

Il y a des élèves qui choisissent l’arabe parce qu’ils ont envie de communiquer avec leurs familles. Et là se pose la question de la pertinence de l’enseignement de l’arabe littéraire pour des élèves qui sont issus de familles majoritairement d’origine nord-africaine. L’utilité de l’arabe littéraire est réelle, mais elle est loin d’être immédiate. Cela prend du temps avant de pouvoir s’en servir pour alimenter les dialectes.

Et puis il y a des cas d’élèves, qui te répondent « pour pouvoir lire le Coran ». Je me suis posé la question : est-ce qu’en tant que prof de l’Éducation nationale, j’encourage un élève qui a choisi d’apprendre l’arabe pour des raisons religieuses ? J’ai décidé que oui. Parce qu’on a tout à gagner à développer l’enseignement de cette langue de la manière dont on le fait, c’est-à-dire en le décloisonnant, mais sans fermer les yeux sur le fait que c’est une langue qui est intimement liée avec l’islam. Il faut leur montrer qu’il existe aussi une littérature profane (quitte à provoquer un peu), érotique, portée sur le vin, … qui n’a rien d’islamique.

Mon année d’entrée dans l’enseignement était celle des attentats. Après les attentats de janvier 2015, j’avais été choqué de voir publiée de manière posthume une vidéo du tueur de l’Hyper Casher qui lisait une déclaration en arabe habillé en musulman pieux. Sauf que le type lisait mal : il lisait comme un élève qui découvre l’arabe depuis un mois. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, et que cela passait peut-être par un enseignement correct et ouvert de cette langue.

« Ne s'enferme-t-on pas dans quelque chose qui conforte les pires préjugés en refusant d'enseigner la langue arabe ? »

Dans l’Académie de Créteil dix-huit établissements proposent cet enseignement dont dix-sept dans le seul département de Seine-Saint-Denis (un dans le Val-de-Marne, aucun dans la Seine-et-Marne) sur un total de 520 établissements publics du secondaire. C’est peu !

Il y a très peu de postes à l’agrégation et au CAPES d’arabe, généralement entre deux et quatre pour chaque concours chaque année. Nous, les profs d’arabe, on déplore le fait qu’il n’y ait pas plus de postes ouverts, et plus de lieux, de territoires où cette langue puisse être enseignée. Il y a plusieurs types d’arguments à développer pour soutenir ce positionnement. D’abord, intellectuellement et culturellement, cette langue est passionnante. Et dans le contexte de la mondialisation, elle est un réel atout pour le futur des élèves — son apprentissage se développe d’ailleurs dans le Supérieur. Ensuite, son enseignement, et en particulier dans les quartiers dits « sensibles » ou populaires (là où la diversité de la société française s’exprime et où l’on trouve un fort taux d’élèves issus de parents ou de grands-parents immigrés) permet aussi d’accueillir cette diversité au sein de l’école, de valoriser la culture familiale, extra-scolaire, de l’élève au sein de l’établissement (plutôt que de la rejeter hors de l’école). Enfin, c’est une langue qui compte un grand nombre de locuteurs ; les élèves disent parfois que c’est la deuxième langue la plus parlée en France et ils·elles n’ont peut-être pas tort. Il existe une demande. Si l’Éducation nationale ne répond pas à cette demande, elle ne va pas s’éteindre d’elle-même et va trouver une offre dans des réseaux qui ne sont pas contrôlés par l’Éducation nationale. Cela ne veut pas dire que ce sont des personnes mal intentionnées. Le problème, ce n’est pas tant l’existence de ces réseaux que certains de leurs contenus qu’on ne maîtrise pas et qui lient d’emblée la langue à la religion et qui ne développent pas l’enseignement de la littérature, du cinéma, de la chanson, de l’histoire. Tandis que dans l’Éducation nationale on le fait. Il faut venir dans les classes d’arabe voir ce que l’on y fait : on y enseigne des choses incroyables, on ouvre l’esprit des enfants ; on les choque parfois, on les surprend.

Il y a un autre paradoxe : la demande post-bac explose et, de fait, de nombreux établissements du supérieur développent l’enseignement de l’arabe ; dans le primaire aussi des dispositifs existent avec l’enseignement des langues et civilisations d’origine, et si bien que des élèves, nombreux, font de l’arabe dès le plus jeune âge. Mais dans l’enseignement secondaire quasiment rien, ou très peu de choses. C’est un peu ridicule ou du moins incohérent.

Comment expliquez-vous cette méfiance et ces réticences à soutenir et développer l’enseignement de cette langue ?

Il existe une critique récurrente à l’égard de cet enseignement. Certains disent que l’enseignement de l’arabe encouragerait le communautarisme. Je n’ai rien contre l’idée d’avoir ce débat. De fait, aujourd’hui, les classes d’arabe sont majoritairement constituées d’élèves d’origine arabe ou plutôt issus de l’immigration nord-africaine. Et cet enseignement est plus développé dans les banlieues que dans les centres-villes. Pourquoi cette limitation ? Pour ma part, je pense au contraire que l’abandon de cet enseignement est ce qui peut favoriser le développement du dit « communautarisme ». L’arabe est, en outre, aujourd’hui, dans certaines franges de la société française, une langue qui fait peur ; elle est considérée comme la langue des terroristes. Elle est aussi la langue des anciens pays colonisés et porte donc une charge négative considérable comme dans toute société coloniale ou post-coloniale. La langue des colonisés est toujours une sous-langue. Ne s’enferme-t-on pas dans quelque chose qui conforte tous ces stéréotypes-là en refusant de l’enseigner ? La question de savoir si cet enseignement est communautariste ne me semble pas illégitime. Il n’est pas rare que des élèves me dessinent les drapeaux de leurs pays d’origine sur leurs premières copies. Ils·elles ne vont pas faire ça en maths. Dans le fond, ces histoires de drapeaux m’énervent un peu, je leur demande aussi d’être capables de s’extraire de ce rapport identitaire à la langue, au pays… Cela s’exprime parfois dans le choix des exposés : chacun va tenter de choisir un sujet « proche » du pays d’origine (qui parfois n’en est même pas un). J’essaye en général dans ce cas-là de faire travailler sur autre chose. Il y a là peut-être quelque chose d’un peu brutal mais je ne veux pas qu’on puisse accuser l’enseignement de l’arabe d’être un moyen d’entretenir une fierté ; et même s’ils·elles ont le droit et raison d’être fiers de leurs origines, ce n’est pas à nous, à l’école, de les encourager dans ce sentiment.

Notes

[1Les noms de l’enseignant et des élèves ont été modifiés.