Vacarme 82 / Cahier

une force vulnérable le mal-être comme énergie de transformation sociale

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À l’heure de l’élection de Donald Trump, de la montée des extrême-droite en Europe et du Brexit, la question du mal-être social, culturel et anthropologique ne peut être laissée aux droites populistes et identitaires. Faire de la souffrance et de la vulnérabilité des affects politiques invite à disputer le combat pour l’hégémonie culturelle à celles et ceux qui l’accaparent aujourd’hui. Dans ce texte Amador Fernàndez-Savater propose une anthropologie politique fondée non pas sur la souveraineté d’un sujet dominant mais sur la puissance d’agir des subjectivités vulnérables.

Il y a des histoires qui semblent résumer des époques ou des moments historiques. Willy Pelletier nous en raconte une dans un article du Monde Diplomatique intitulé « Mon voisin vote Front National ». Pelletier, militant de longue date dans des organisations antiracistes d’extrême-gauche, y raconte différentes actions menées contre le Front National mais tout son récit est marqué par le doute et l’autocritique. Au final, ces mobilisations n’ont pas réussi à freiner l’ascension du FN. Il offre une explication en filigrane : aucune de ces actions n’a jamais touché un sympathisant du FN, puisqu’elles se déroulaient toujours dans des circuits fermés (des militants politiques qui habitent certains quartiers, qui parlent d’une certaine manière, qui ont certaines valeurs, etc.).

Pelletier fait pour la première fois la connaissance d’un sympathisant du FN lorsque, presque « retiré » de l’activisme, il s’installe avec sa compagne à la campagne, dans l’Aisne. Il s’agit d’Éric, un ouvrier qualifié spécialisé dans l’emballage industriel. Ils deviennent très amis et un jour, alors qu’ils avaient un peu trop bu, Éric lui confesse qu’il vote pour Marine Le Pen : « Quand je l’entends, elle me fout la chair de poule cette femme… comme elle parle des Français, t’es fier… Le parti à la Marine, dans le coin, je connais des gens qu’il a bien aidés… »

Quel type de région est l’Aisne ? Pelletier la décrit comme un paysage typique de la crise. Très dégradé, avec peu d’équipements de santé et de transports, peu de lieux de rencontre (les bars, les paroisses et les associations sportives ferment). Il n’y a pas de travail, beaucoup d’endettement, les jeunes quittent la région, la violence contre les femmes augmente, ainsi que le sentiment général d’insécurité. Par contre, des ghettos de riches sont présents sur tout le territoire : des cadres supérieurs et des professions libérales qui viennent de Paris et achètent de bonnes maisons de pierre ou des fermes abandonnées à des prix cassés.

Après sa rencontre avec Éric, Pelletier se pose de nouvelles questions. La supériorité morale avec laquelle il jugeait auparavant les électeurs abstraits du FN ne lui semble plus acceptable. Il en a maintenant un devant lui, en chair et en os, avec son histoire et ses raisons. Un ami de surcroît. Pelletier conclut son article ainsi : « Au travail, Éric estime qu’il n’est pas respecté par “les jeunes” : pourtant, il s’occupait d’une équipe de cadets, mais son club de foot a fusionné avec un autre. À vivre là, immobilisé dans un espace en déclin, impuissant face à l’écroulement d’un monde qui ne “tient plus”, alors qu’il avait cru pouvoir s’en sortir (de la ferme) et que son territoire se peuple de “Parisiens”, comment Éric pourrait-il se sentir “fier” ? »

crise de la présence

Abandon et absence de ressources, chômage et endettement, rupture du lien entre générations, destruction des lieux de rencontre. La crise n’est pas seulement économique, c’est aussi une crise de références et de fidélités, de croyances et de valeurs. Une crise culturelle profonde, une crise anthropologique des « formes de vie ».

Le collectif Tiqqun nous propose de la penser comme une « crise de la présence ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que notre présence, c’est-à-dire notre être au monde, n’a plus de base ferme, n’est plus assuré, n’est plus garanti. Frappés sur le plan économique par le chômage, au niveau social dans un contexte sinistré et au niveau des valeurs par l’absence de communauté et de lien entre générations, ce qui entre en crise, c’est précisément notre faculté à nous maintenir tête haute face au monde. Ce qui semblait solide commence à se désintégrer : le sens de la vie et de la réalité, la consistance subjective et la persistance même des choses.

Mais la crise de la présence n’est pas seulement perte ou danger, elle est aussi occasion et opportunité. Dans quel sens ? La présence qui chancelle est la présence souveraine : un type de relation au monde qui se pose en des termes verticaux de domination et de contrôle. Une expérience de vie basée sur la distinction nette entre un sujet qui gouverne et un objet à gouverner. Une conception de la liberté comme domination de la nature, des autres, du temps, de la réalité. Comme autosuffisance et indépendance.

La crise de la présence n’est pas seulement perte ou danger, elle est aussi occasion et opportunité.

La crise de la présence signifie qu’une angoisse profondément intime nous traverse. Elle peut être d’autant plus forte lorsque nous avons été éduqués dans le moule de la présence souveraine : en tant qu’hommes blancs, adultes et propriétaires, travailleurs dans un monde sans travail, etc. De cette angoisse, de ce chancellement naissent l’inquiétude et le mal-être. La sensation de ne pas avoir sa place, l’impression que « rien n’y fait ». Le mal-être est la manifestation sensible de la crise de la présence.

Avec la crise de la présence s’ouvre la possibilité d’une bifurcation, d’un déplacement, de l’invention d’autres formes d’être et d’entrer en relation avec le monde, tant personnelles que collectives. Le mal-être social peut être un moteur et le centre d’énergie d’une transformation profonde à la fois politique, économique, culturelle, ­existentielle, etc.

une période obscure

Serions-nous entrés dans une période obscure ? Nous parlerons de période obscure lorsque le mal-être – cette inquiétude, mais aussi cette énergie potentielle de changement - est canalisé par la droite.

Une droite qui n’est pas seulement l’establishment, mais une sorte de paradoxe ambulant : establishment anti-establishment, élite anti-élite, néolibéralisme anti-libéral, etc. C’est le Front national, c’est Trump, c’est le Brexit et toutes les autres variantes de la droite populiste, soutenues par tous les Éric du monde. Proscrites par la « culture consensuelle » qui a défini le cadre du possible pendant les dernières décennies et qui aujourd’hui tombent en morceaux, rejetées parce qu’elles ne s’embarrassent pas des formes du « politiquement correct » (le libéral-démocratique), elles polarisent, elles exagèrent et mentent sans aucune pudeur, et encouragent aggressivement la haine machiste, xénophobe, etc.

La droite populaire paraît satisfaire à sa manière les deux pulsions de l’inconscient identifiées par Freud : l’éros et la pulsion de mort, c’est-à-dire, la pulsion d’ordre et la pulsion de désordre.

Ordre : la promesse de restauration de la subjectivité en crise. La force captivante de la promesse d’un travail, d’un lieu dans le monde, d’une continuité dans la tradition, de l’appartenance à une communauté, etc.

« Make America great again » s’exclame Trump. « Let’s take back control » proposent les partisans du Brexit. Récupérons le contrôle que nous avons un jour perdu. Et avec lui, la normalité, et pourquoi pas la grandeur. Et comment ? Par l’exclusion, par des murs, des barrières mises entre nous et tout ce qui nous menace, tout ce qui a mené à la décadence de notre monde. Le bouc émissaire peut être les « Parisiens » comme dans le cas d’Éric, ou bien les « réfugiés », ou encore les « Mexicains », ou bien « la théorie du genre » (pendant une conversation avec un chauffeur de taxi, un ami lui demanda quel allait être son vote. Celui-ci lui répondit : « Je ne peux pas voter, mais si je pouvais, je voterais pour Trump. Parce que si Hillary gagne, les femmes vont avoir trop de pouvoir dans ce pays. Les hommes n’ont plus d’importance ici. Il faut un homme fort »).

Ici, le mal-être est perçu comme un « tort » qui a été infligé par un « autre » que nous devons situer « hors » du « nous » pour récupérer la normalité. C’est ainsi que nous guérirons nos blessures et calmerons l’inquiétude, que nous stopperons l’angoisse et récupérerons l’équilibre en renversant notre « décadence ».

Désir d’ordre et de normalité, désir de protection et de souveraineté. Mais pas seulement. Le désir de faire tout sauter aussi.

Désordre : je me réfère à la joie de « donner un coup de pied au consensus » qui, avec ses bonnes manières et ses jolis discours, nous a menés à la ruine. Secouer une gauche qui étend partout les inégalités, la guerre et les déplacements de personnes, mais qui sait garder les formes. Secouer les élites progressistes du Parti démocrate qui sont extérieures et insensibles aux préoccupations des classes populaires et se moquent de surcroît de son mode de vie, des ses goûts et de ses références. Secouer aussi les « Parisiens » qui votent socialiste et achètent à prix cassé des maisons et des fermes que les habitant·e·s de l’Aisne ne peuvent plus entretenir et qui pestent pourtant contre les pauvres qui votent à droite. Et ainsi de suite.

Dans ce monde où tout semble bien ficelé, dans lequel aucun geste, ni d’en bas, ni d’en-haut, ne semble à même de court-circuiter l’état des choses et de réouvrir le possible, Trump, le Brexit, le FN canalisent les envies qu’ « il se passe quelque chose », de voir l’impossible avoir lieu. Cet ­impossible que toutes les voix politiquement correctes considèrent justement comme ce qu’il faut éviter à tout prix, comme le diable en personne… Qui peut en dire autant ? Et tout ça grâce à un seul vote ! C’est-à-dire sans quitter à aucun moment la position de spectateur regardant un film catastrophe.

débats dans le camp progressiste

Au-delà de la supériorité morale de celles et ceux qui renoncent à s’interroger sur ce qu’ils ne comprennent pas, renvoyant cette attitude à l’ignorance et la brutalité, il y a deux lectures de la situation actuelle dans le camp dit progressiste. Elles méritent toutes deux attention et discussion : la lecture marxiste et la lecture populiste.

La lecture d’inspiration marxiste situe l’origine et la cause de ce qui se passe dans la déstructuration de la gauche et, en général, du paradigme de la lutte des classes. Le mal-être social, jusqu’à présent canalisé dans des organisations et des structures cognitives de gauche, est aujourd’hui orphelin.

Et c’est la droite populiste qui a adopté cet orphelin, en haussant le ton et en s’adressant aux mécontent.es. Elle a offert au mal-être, à la peur, à la rage, à l’incertitude des schémas explicatifs pour les canaliser et des ennemis contre qui les diriger. Grâce à ses guerres culturelles, la droite populiste capte le ressentiment de classe en le redirigeant contre « les ennemis des valeurs traditionnelles ». C’est-à-dire qu’elle retraduit les conflits politiques et économiques en conflits moraux et identitaires. « La guerre culturelle est une guerre de classes, mais déformée » dit Zizek.

Il s’agirait alors de recréer les structures cognitives et organisationnelles de la lutte des classes, en repolitisant l’économie, en parlant d’intérêts matériels, en reconstruisant la gauche. Mais pouvons-nous réduire le mal-être contemporain à une question économique, de classe ? Dans l’histoire d’Éric, nous avons vu que jouent plusieurs situations, processus, facteurs, mais aussi que les dimensions économique, sociale, culturelle, existentielle s’entremêlent de façon inextricable. Les questions culturelles peuvent-elles être pensées comme de simples « illusions », des « distractions » ou « un rideau de fumée » qui nous empêcheraient de voir l’essentiel ? Pouvons-nous supposer que le racisme ou le machisme des électeurs de Trump sont des phénomènes idéologiques et donc secondaires qui disparaîtront une fois le mal-être redirigé vers les questions économiques et de classe ?

Il me semble que le succès de la droite populiste ne s’explique pas uniquement par son utilisation des questions culturelles pour dissimuler la question économique ou sociale mais plutôt parce qu’elle a quelque chose à dire à ce sujet. Parce qu’elle situe la bataille politique sur le terrain éthique et anthropologique des formes de vie, c’est-à-dire sur les manières de se percevoir, d’être en relation avec les autres, d’agir et d’être au monde. Que propose la gauche sur ce plan-là ? Pas grand-chose, j’en ai peur. Tout juste l’« idéal militant », avec le peu de portée et d’attractivité que nous lui connaissons.

Sur les places du 15M, le mal‑être vécu en solitude et avec impuissance s’est converti en joie de la puissance collective.

La lecture populiste de son côté (je parle maintenant du populisme progressiste) reviendrait à dire qu’il ne s’agit pas tant de trouver les véritables causes du mal-être mais plutôt d’en « construire le sens » et de lui assigner une direction. La société est une structure de sens. L’humain est fait de signes, mais ce sont des signes ouverts, susceptibles d’être appropriés ou conquis. La politique est donc une bataille pour « définir les événements ».

Un exemple très clair : quelle signification donne-t-on à la crise ? Est-elle de la responsabilité des gens qui ont vécu au-dessus de leurs moyens comme disent nos gouvernants ou bien celle de la caste oligarchique qui a pillé le pays ? La réponse résultera de l’issue de la bataille culturelle entre discours et récits et son dénouement ne dépendra pas de la vérité dont ceux-ci sont porteurs mais bien de la puissance rhétorique des métaphores en jeu.

Cette construction de sens obéit à une logique formelle. Il ne s’agit pas d’un sens qui découlerait de l’expérience même, mais du sens conféré par un discours qui l’articule en un certain code. Comme nous le savons, le code populiste, théorisé par Ernest Laclau, consiste à articuler des demandes insatisfaites de la société dans un nouveau bloc historique : des identités national-populaires capables de représenter le tout, et non seulement une partie, par le biais de « signifiants vides » et par l’élaboration d’un antagonisme avec un Autre. Dans la construction de l’hégémonie, la bataille politique a lieu entre des « opérations de sens » (médiatiques, discursives, esthétiques) et elle est remportée par celui qui arrive à « codifier » la réalité avec une plus grande efficacité. Autrement dit, la faire signifier.

Le code est toujours là, avant chaque situation, avant chaque processus, avant chaque mot et avant chaque geste, ce qui exige une intelligence combinatoire capable de faire s’emboîter le code et les signes (ce qui est donné). Le problème de cette vision est tout ce que nous perdons en pensant le monde et la politique comme une bataille sémiotique entre codes préalables. La matérialité du réel se perd parce que ce qui est interprété ce sont les signes-messages, le reste, trop abstrait, n’intéresse pas. La singularité irréductible des événements et leurs relations, qui exige de nous une intelligence sensible plus que combinatoire, se dissout elle aussi dans la sémiotique. Disparait également l’autonomie des processus qui peuvent être pensés-dirigés-codifiés depuis l’extérieur. Se perd enfin la possibilité de création de sens nouveaux pour la vie sociale, parce que l’autre, le nouveau, l’inconnu est sans cesse réintroduit dans une logique du même.

le mal-être comme énergie de transformation

Revenons à Éric, « immobilisé dans un espace de décadence, impuissant face à l’écroulement d’un monde qui ne résiste plus ». Cette immobilisation, cette impuissance font de lui une victime. Le mal-être est considéré comme une perte, comme un tort. Et ce sont les « autres » qui en sont responsables. Retrouver le désir passe par l’envie de « rendre les coups », voir la tête des coupables rouler au sol, afin de rééquilibrer à nouveau les choses et le monde, revenir à la normalité de la présence.

Combien de temps pourrons-nous maintenir cette condition de victime ? N’en sommes-nous pas lassés ? Nous ne changeons pas grand chose en substituant un ennemi par un autre, les immigrés par la caste. Nous maintenons ainsi intacte la subjectivité victimaire qui critique mais n’engage aucun changement, qui situe le mal dans l’autre qu’il faudrait éliminer pour que les choses s’arrangent et qui délègue toujours au sauveur de service la tâche de restaurer l’équilibre par la nostalgie de ce qui n’a jamais existé.

Nous n’avons pas besoin d’une critique victimaire et aigrie, mais bien d’une force affirmative et de transformation. Une autre relation, donc, à notre mal-être. C’est sans doute le plus difficile puisque, dans la culture occidentale, rien ne nous éduque en ce sens. L’idéal normatif de la présence souveraine, du contrôle, de la domination et de l’autosuffisance nous fait voir la crise comme la situation à laquelle nous devons échapper au plus vite, qu’il faudrait « résoudre » le plus rapidement possible pour revenir à la normalité. Une autre relation avec le mal-être suppose de ne pas le concevoir comme un tort ou une perte, mais bien comme une occasion et une opportunité, un moteur de changement.

Le mal‑être, comme énergie et non comme objet à mobiliser ou comme signe à interpréter, est donc la matière première du changement social. Mais sa politisation fait éclater par ailleurs les formes traditionnelles du politique.

Pouvons-nous sortir de l’immobilisme et de l’impuissance en utilisant le mal-être comme levier ? C’est une approche « énergétique » du mal-être : les énergies qui se libèrent en lui sont « commutables », c’est-à-dire transformables en autres choses (en actions, en mots, en « œuvres », en d’autres modes de vie, en de nouvelles sensibilités et références, etc.). Les larmes qui ne se ravalent pas mais qui se partagent peuvent être métamorphosées en actions collectives, en processus d’aide mutuelle, en une créativité donnant lieu à de nouvelles images et mots, en gestes de rejet et de combat. La guérison ne passe pas par la réparation mais par l’auto-transformation.

Un exemple : on a l’habitude de dire qu’en Espagne, la droite populiste n’a pas eu beaucoup d’audience jusqu’à maintenant parce que le 15M nous aurait fait comprendre que l’ennemi est le 1 % (politiques et banquiers) et pas les 99 % (les immigrés, les réfugiés, les pauvres). Mais avec cette explication, nous restons dans une approche sémiotique celle des luttes d’interprétation. Il serait plus juste de voir les places du 15M comme les lieux d’un processus presque alchimique par lequel un type d’énergie, le mal-être vécu en solitude et avec impuissance, s’est converti en une autre : la joie de la puissance collective. À travers l’être-ensemble, la présence partagée, ­l’accompagnement mutuel, la « complicité affectueuse entre les corps », comme dit Franco Berardi (Bifo).

Nous appellerons force vulnérable le type de force engendrée dans cette présence partagée. Une force qui naît paradoxalement de la faiblesse. Du fait d’avoir été touchés, affectés, frappés par le monde. Ce n’est pas la force de volonté de la présence souveraine, qui se met à distance du monde pour le pousser dans la bonne direction mais une force affectée par le monde et qui, précisément pour cela, peut l’affecter à son tour. C’est la force des affecté.es : ceux des attentats d’Atocha du 11 mars 2004, ceux de la Plateforme des affectés par l’hypothèque (PAH) ou de quiconque capable de convertir la souffrance en énergie de transformation.

Le mal-être, comme énergie et non comme objet à mobiliser ou comme signe à interpréter, est donc la matière première du changement social. Mais sa politisation fait éclater par ailleurs les formes traditionnelles du politique.

Cela suppose de maintenir un lien vivant entre l’existentiel et le politique, aussi étranger au groupe militant (où les problèmes personnels n’ont pas leur place) qu’au groupe de développement personnel (où les problèmes du monde n’ont pas leur place). Cela exige de nous un savoir-faire avec le non savoir, puisqu’il n’est pas possible de connaître au préalable les élaborations de sens auxquelles peuvent donner lieu le contact avec le mal-être. Il n’y a pas de code maître qui ait préalablement les réponses. Nous avons besoin d’espaces capables d’accueillir le mal-être sans le juger (quel espace anticapitaliste est-il capable d’accueillir Éric, par exemple ?). Cela demande des formes d’accompagnement horizontal : il ne s’agit pas d’organiser ou d’interpréter ce qui arrive aux autres, mais d’entamer un voyage ensemble.

ouvrir une bifurcation

Dans l’effondrement d’un monde que ne résiste plus, la droite populiste nous promet le retour à l’ordre et à la normalité. Une fausse sortie. Elle canalise le mal-être en pointant des boucs émissaires mais elle ne donne aucune réponse aux problèmes de fond (crise de la représentation, crise économique, crise écologique, etc.) Bien au contraire. En cachant et en reproduisant leurs conditions, en nous transformant en victimes et en bloquant toute possibilité de transformation, elle prépare les désastres présents et à venir.

Le populisme progressiste nous promet aussi le retour à l’ordre et à la normalité (de l’État providence, de la souveraineté nationale, etc.) en délogeant la caste du pouvoir et en proposant « un horizon alternatif de certitudes et de sécurités. » Si les contenus diffèrent (quel type d’ordre, quel type d’ennemi), il s’agit bien d’une même proposition qui s’adresse principalement à cette même subjectivité victimaire, laquelle a besoin de compenser la sensation de perte par un sentiment de fierté renouvelée. Cette option peut offrir quelques protections si elle arrive au pouvoir. Bien que ce ne soit pas négligeable, c’est largement insuffisant pour entamer un processus de changement radical.

Existe-t-il une troisième voix entre l’impossible retour en arrière ou la suicidaire fuite en avant ? Plus difficile encore. Peut-on envisager d’emprunter une bifurcation plutôt que de seulement sortir de la crise ? Transformer la crise de civilisation en mutation civilisatrice. Ne pas s’accrocher désespérément à quelque chose mais entreprendre un voyage. Ne pas contenir l’écroulement, ni rêver à inverser le mouvement pour retourner d’où nous venons, mais ouvrir et soutenir d’autres mondes ici et maintenant : d’autres modes de relation au travail, au corps, au langage, à la terre, à la ville, aux nous, etc. Profiter de la crise, faire levier à partir de la force vulnérable.

Historiquement, les femmes ont été souvent capables de changer des situations et des lieux de dépendance en des foyers de puissance : déployer une force vulnérable. En ce sens, la meilleure nouvelle que nous ayons eue depuis la victoire de Trump semble être les marches massives de femmes qui ont eu lieu aux États-Unis le jour de son investiture. Convoquées de manière anonyme par trois femmes « quelconques », soutenues par la capacité de contagion des réseaux sociaux (ainsi se propagent les mouvements par affectation, à travers l’anonymat et l’horizontalité), elles permettent d’imaginer une opposition à Trump qui aille au-delà de la simple réaction anti-Trump. Une opposition qui ne serait pas seulement idéologique ou partisane, pas seulement défensive ou de résistance mais qui soit surtout affirmative, qui mette à disposition un nouveau paradigme, des propositions (théoriques et pratiques) pour une mutation civilisationnelle autour du travail, des soins, de la famille, des relations, etc.

Un monde ne s’arrête qu’avec un autre monde. Il ne s’agit pas seulement de s’opposer à Trump, mais au monde dont Trump est la figure insigne. Ce monde de la présence souveraine qui ne connait de réactions que violentes et qui menace de nous faire sombrer tous et toutes avec lui.

Post-scriptum

Note de l’auteur : La perspective « énergétique » sur le mal-être est fortement inspirée d’Économie libidinale de Jean-François Lyotard.

Amador Fernández-Savater est chercheur indépendant. Coéditeur des Éditions Acuarela, collaborateur de divers journaux, il participe au mouvement des Indignés espagnols. Ce texte est une version de la conférence présentée pendant la rencontre « Politisations du mal-être » qui a eu lieu à Barcelone, le 18 janvier 2017. Il a été publié sous le titre Una fuerza vulnerable : el malestar como energía de transformación social dans El Diario du 27/1/17