Vacarme 82 / Cahier

les ruines de la nostalgie. Cinq extraits

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Nous avions la nostalgie du temps où les tableaux pointillistes ressemblaient à des bouleaux en automne, plutôt que du temps où les bouleaux en automne ressemblaient à des tableaux pointillistes. Nous étions nostalgiques de la certitude que nous avions que l’oiseau qu’on entendait chanter doucement dans les arbres de la forêt en banlieue était un enregistrement, plutôt que d’être certains que ce qu’on croyait un enregistrement était en fait un oiseau. Nous étions nostalgiques du soin qu’on avait mis au réalisme des lys en polyester où nous avions glissé notre stupide nez, provoquant le parfum. Nous avions la nostalgie de la bêtise, parce que ça voulait dire que la sagesse avait peut-être de la valeur. Nous avions la nostalgie de l’imposture, parce que ça voulait dire que le réel avait peut-être de la valeur. Nous avions la nostalgie des trompe-l’œil, du plaqué or, des larmes de crocodiles, des globes de Mercator, des ronéos, de la veloutine, des signifiants désamarrés des signifiés. Nous étions nostalgiques des craquelures peintes à la main sur le marbre artificiel dans les ruines de la nostalgie.

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Dans les tableaux de la Renaissance, le temps pouvait être une construction architecturale, si bien que les scènes de la vie de la Vierge Marie étaient divisées en pièces qu’elle laissait derrière elle comme des œufs que sa vie ne cessait de briser pour sortir. Est-ce que la vie de chacun d’entre nous consiste à briser sa vie pour sortir, tentant de comprendre rétrospectivement sur un mode spatial ce que nous avons vécu ? L’architectonique correspondrait à des événements aussi minuscules que le plan sommaire du métro aux trajectoires que nous faisons, sillonnant la ville en quête d’amour, d’argent, d’affirmation, de transformation. On ne peut pas replacer le contenu d’un œuf dans un œuf brisé. Les scènes de la vie de la Vierge Marie ne se déroulaient pas sur un plan chronologique mais arrivaient simultanément, d’un coup d’un seul. Il est impossible d’idéaliser les passés que nous avons brisés pour sortir si nous ne pouvons pas nous retourner et les regarder décroître sans fin au loin. La petite Maria qui allaitait le nourrisson Jésus dans une pièce gothique avait-elle la nostalgie de la petite Maria à deux pièces gothiques de là qui lisait tranquillement son livre d’heures quand la colombe annonciatrice entra en planant dans la scène munie de son message irréversible ? Les rayons du soleil striant son cœur prédisaient l’avènement linéaire des ruines de la nostalgie.

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Après le travail, derrière un portable, on cliquait sur les photos d’une tribu mongole perdue. Sur le lien clignotant « tribu mongole perdue » et on regardait la photo d’une fillette qui étreignait un bébé renne comme un animal empaillé tout en le baignant dans un lac. Nous réfléchissions à la relation symbiotique de cette tribu mongole perdue avec le renne, en admirant la photo d’un bébé endormi appuyé sur un flanc bienveillant de fourrure. Nous pensions à l’anthropologie, et au paradoxe de l’observateur observé, et comment une tribu mongole pouvait être perdue si l’observatrice observée l’avait d’ores et déjà retrouvée, et avait perdu son œil de verre de l’objectivité quand elle avait trouvé ce qu’elle avait toujours voulu voir. On s’imaginait être observés par des anthropologues, consignant notre propre relation symbiotique aux portables, comptant le nombres de clics qu’on avait généreusement consacré à des liens clignotants espérant satisfaire notre nostalgie pour les relations symbiotiques avec des animaux que nous n’avions jamais possédés, prenant bonne note de notre nostalgie pour la possibilité de vivre perdus et jamais retrouvés. Pendant un siècle et demi, les villes avaient autorisé certains d’entre nous à vivre perdus mais des forces hors de notre portée insistaient pour que nous soyons retrouvés. * Sous la dernière photo, il était écrit que la tribu mongole perdue survivait grâce à l’argent des touristes, grâce aux observatrices observées qui venaient faire un tour dans le passé sur le dos d’un renne symbiotique. Donc, comme les vidéos « rares » sur internet qui ont été vues partout, la tribu mongole perdue n’avait jamais été « perdue » du tout. Et c’est ça le truc : l’observatrice est toujours l’observée, et l’observée l’observatrice, dans les ruines de la nostalgie.

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Nous ne connaissions personne qui ayant grandi dans le quartier eût encore les moyens de vivre dans ce quartier. Aucun d’entre nous ne pouvait se permettre de louer une maison dans notre quartier, encore moins acheter une maison ni même un garage reconverti en appartement dans notre quartier. Ces dernières années, les maisons dans notre quartier n’ont cessé de changer de mains. Elles y ont gagné des deuxièmes étages, des troisièmes étages, des baies vitrées et des Velux, des jacuzzi et des balcons, ont gagné des terrasses et des jardins, ont perdu des pelouses, perdu des rhododendrons, gagné laîche et lavande, perdu genévrier, gagné buddleia et bettes. La plupart des gens qui ont grandi dans notre quartier seraient prêts à tuer désormais pour vivre dans notre quartier. Nous avons regardé les maisons être abattues et remplacées par des maisons plus grosses, des maisons si grosses qu’il n’y avait plus de place pour un jardin ou une pelouse, grosses maisons difficilement compressées sur des parcelles trop petites pour elles, étages empilés sur étages couronnés d’un toit plat dans un quartier de petits maisons aux toits pentus. Toits pentus pour s’ébrouer de la pluie qui crépitait de silence depuis bien avant la construction de notre quartier et qui continuerait à crépiter de silence bien après que notre quartier aura été abattu. Nous ne savions pas réellement ce que signifiait « notre quartier ». Nous savions à peine ce que voulait dire « notre ». « Notre quartier », cela signifiait-il nos voisins ou les maisons où nos voisins vivaient ou le plan des rues ou une combinaison des trois ? Tandis que notre quartier gagnait en densité, perdait des terrains vagues, perdait des diesel, des breaks, gagnait des 4/4, gagnait des cafés, perdait des brasseries, perdait les enfants qui jouaient au coin des rues, nous fûmes atomisés vers des banlieues toujours plus lointaines, des banlieues avec des noms à moitié amérindiens, ou volés à l’Europe, ou inventés pour sonner chics et hospitaliers. Et pourtant un réseau fragile de connexions persista entre nous et les gens qui avaient aussi grandi dans notre quartier. Ce réseau n’était pas un vrai réseau, et pourtant c’était un vrai réseau. Il existait aussi, sans doute aucun, un tel réseau reliant les gens qui avaient grandi dans les quartiers de banlieue où nous vivions désormais, et qu’ils ne pouvaient plus s’offrir. (Et qui étaient désormais atomisés vers des banlieues encore plus lointaines.) * Quelques-uns de nos parents vivaient encore dans les petits maisons à toits pentus où nous avions grandi dans notre quartier. Quand nous visitions ces maisons, nous nous sentions enterrés vivants dans les ruines de la nostalgie. Ce n’étaient pas de vraies ruines, et pourtant c’étaient de vraies ruines.

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Nous étions nostalgiques de la nostalgie. Manquer nous manquait. Nous regrettions les regrets de ce qui semblait être autrefois. On cherchait partout la sehnsucht. La présence n’était pas toujours le présent offert. * Nous lisions l’essai de Francis Bacon sur les jardins et mourions d’un désir d’air, nous noyant dans la présence absente, idéelles violettes doubles et cornouillers et sainfoin des Alpes, tulipe précoce, fleurs de lys, doux satyres et haies de thuyas d’un mètre de haut — ver perpetuum. Printemps éternel. La nostalgie n’est-elle pas une version d’un ver perpetuum organisé, d’un printemps éternel ? Ne pourrait-on planter nos esprits de parcelles de jardin de telle sorte qu’une image, ou la mémoire d’une image, ou la mémoire manquante d’une image soit toujours en fleur, si bien que fritillaires et frondes disparues interviendraient sans cesse auprès de l’ahurissant éventail gelé du présent ? Ou la nostalgie était-elle comme un arbre écimé dont les moignons taillés laissaient apparaître des branches inefficaces terrorisées par la cruauté du dessin ? La nostalgie est-elle une proposition esthétique, mue par un désir du beau si puissant que la présence est sacrifiée au nom des arrangements impérieux de l’absence ? La nostalgie est-elle un foutoir, ou le signe en surface d’un goût furieux de l’ordre sous la surface ? La nostalgie compose-t-elle des décors d’une façon aussi rigide que Bacon son jardin idéal, ou reste-t-il de la place pour les ha-ha et les hasards ? * Lisant l’essai de Francis Bacon sur les jardins, nous savions qu’il nous fallait le mettre dans un poème si bien que plus tard on pourrait relire le poème et se sentir nostalgique de la première fois où nous avions lu l’essai et que la Saint-Martin nous avait émerveillés. Les gens s’efforcent toujours de tirer leurs jardins dans les ruines de la nostalgie.

Post-scriptum

Traduit de l’anglais par Stéphane Bouquet.

Le dernier recueil de Donna Stonecipher, américaine et poète, s’intitule Model City (2015). Elle vit à Berlin. Les poèmes ici publiés sont extraits de son travail en cours sur la nostalgie.