Vacarme 82 / Cahier

postimpressions d’Évian

par

Non pas, en aucun cas, que je veuille me souvenir d’Évian-les-Bains, quelle horreur. Chaque fois que ça vient, c’est aqueux, je dégouline de la boue à l’intérieur de mon cerveau, les bains s’accrochent à l’encéphale, j’ai de l’eau trouble dans mes lobes, j’en pleure aussi, c’est dégueulac.

De pauvres risées de lacs m’embobinent devant les yeux.

Ça s’accroche les lacs vaseux, ça s’incruste dans la mémoire, visqueuse à force. Dans les marais de mes synapses il y a du fade de lac, il y a, je voudrais l’effacer, le souvenir de ce bain que je pris pour vérifier : quelques minables tourbillons tiraient froidement vers le fond et au sortir une pelouse pour grelotter tout à son aise.

Je ne me souviens pas bien du balcon de Pierre à Marseille, du soleil, du soleil seulement, et du fauteuil en rotin, c’est un souvenir d’enfant, en contre-plongée forcément.

L’eau me ruisselle la mémoire, non pas que je veuille savoir si elle vient du lac qui pleut, ou de la pluie, eau sur eau, ou des bouteilles diaphanes, eau dans l’eau, ou des corps trompés trempés que l’on prétend soigner, tu parles, à Évian-les-Soins qui tombent au fond du lac comme si on allait vous soigner ça avec de l’eau plate, déjà qu’à Lourdes, alors Évian : pas de miracle.

Je voudrais me souvenir de la voix de ma mère, je me souviens seulement de l’effet qu’elle produit.

L’eau d’Évian, elle, est tout noire, j’en suis sûre, je m’en souviens, et aussi de la sensation que j’anticipe avant le bain, quelle horreur, dans le lac, puis du contact de l’eau collante de légèreté, deux souvenir pour le prix d’un, le noir avant, le noir pendant.

Madame, cette voix, madame. Un vieux type, bon pour Évian, mais il est là, chez nous, a trop bu. Madame, cette voix, madame. La première fois que je vois un homme suivre ma mère partout, sa voix qu’est-ce qu’elle a donc, moi c’est la voix de ma mère, seulement la voix de ma mère, le vieux type qui en parle, il me la donne et la reprend, si c’est pour lui, c’est pas pour moi. Et maintenant que je voudrais m’en souvenir, j’ai le cerveau qui trempe au fond du lac. Je ne me souviens de rien, si ce n’est que c’est la voix de ma mère, et qu’elle dit, qu’elle dit souvent qu’on ne dit pas je m’en rappelle, qu’on dit je me le rappelle, et si on veut je m’en souviens.

Est-ce que les règles de grammaire peuvent protéger des lacs ? De l’hydrocéphalie laqueuse, des nénuphars dans l’encéphale, de mon cerveau tout délavé qui trempe comme un gros truc dans le lac béant comme un trou. Il me faudrait un fil à linge pour étendre entre deux montagnes ma cervelle dégoulinante, il faut toujours rincer le linge, je ne sais plus combien de fois, la salade aussi je crois, mais pour les souvenirs ma mère n’a rien dit, ou j’ai oublié peut-être, je ne veux pas que mon cerveau se la joue salade humide au-dessus du lac pas blanc.

Je ne veux pas me souvenir d’Évian-La Passoires-à-Laitues, à partir d’un certain âge il faut travailler l’oubli, il doit bien y avoir quelque part des exercices pour ça, je dois faire des exercices d’oubli.

J’ai des pertes de mémoire, dit mon père. Il ne connaît pas sa chance.

Ma mère m’offrait des carnets, et moi aussi je lui en offrais, des pages blanches, bien vierges, pré-effacées, prêtes à l’oubli, je les ai gardées, maintenant je regarde mon héritage, pas besoin d’effacer, rien, il n’y a rien que du rien, et mon prénom quand je l’écris sur le blanc, il est tout blanc aussi, le O surtout comme un lac transparent. En cadeau de naissance un nom blanc, et de l’oubli, je n’ai pas osé demander à ma mère si elle se souvenait de ma sœur morte ou vivante peut-être, mais de ma sœur moi qui suis née après qu’elle est morte dans l’eau, je ne me souviendrai jamais, c’est ma sœur pourtant mais non : je suis née l’ayant pour toujours à jamais oublié, déjà fait, je te donnerai l’oubli comme talent de naissance. Ou plutôt non, ou plutôt je ne veux pas y penser : je suis née pour la faire oublier ma sœur, dont je voudrais tant à présent me souvenir pour éviter de penser que l’on m’a donné ce drôle de devoir d’oubli.

Et je ne parviens à effacer le lac plein d’eau. Il faudrait s’essorer le cerveau.

Je déteste l’histoire. Tu iras au procès Papon. Ma mère m’a eu une place. Ton père est historien, il sait tout demande-lui. C’est bien que vous soyez là. On me prend pour une fille à mémoire. Je n’ose pas leur dire, que je suis de celles qui oublient. S’il vous plaît laissez-moi exercer mes talents — s’il y a des morts à oublier, des corps, des voix, laissez-moi faire, les effacer je sais faire, suis née comme ça, et pour le lac merci bien, qu’il se souvienne tout seul.

Je ne veux pas me souvenir des morts le jour des morts, du lac le jour des lacs, des corps le jour des corps, des photos oubliées de tous, de tous les morts nés avant moi, de tout ce que j’ignore et que je dois me rappeler, des pages blanches à conserver précieusement dans ma mémoire.

J’ai des pertes de mémoire, dit mon père. Il ne connaît pas sa chance.

Et je ne veux pas oublier, pourtant, ma mère combien je l’admire, et je veux me souvenir pourtant de la chance, lui le violeur, elle la dure, de les avoir eus pour parents, de l’amour pour la peau de l’un, de l’amour pour la voix de l’autre, je veux m’en souvenir tant pis s’il faut pour ça se prendre dans la gueule des embruns bien salés, tant pis, et de ma sœur l’oubliée toujours, je me souviendrai comme chaque fois que je dis mon prénom plein d’eau, et de mes sœurs et de tous les morts.

Mais du lac tout mort, vraiment, j’aimerais bien me débarrasser. Et quand je ne me souviendrais plus de rien, même de l’oubli, j’aimerais bien que personne ne me montre des photos du lac dément, que l’on me parle plutôt du futur c’est plus sûr, ça ne s’oublie pas le futur.

Qu’on me raconte des histoires qui se passeront un jour, qu’on me raconte le jour où le lac sera recouvert de bonne terre rouge, enfin, qu’on me fasse défiler l’avenir en boucle, que l’on me trouve des Maigret, des Simenon, des Miss Marple mais qu’on me les mette au futur, que ferez-vous demain à l’heure du crime, entre 6h et 6h30, je peux seulement vous dire que je ne me baignerai pas dans un lac, et quand projetez-vous au juste de vous débarrasser de votre paternel et d’épouser votre daronne, ça dépend, je ne sais pas, mais je peux seulement vous dire que cela ne sera pas près d’un lac, car s’il est difficile de ne pas tuer sa mère et de ne pas épouser son père, on peut éviter de le faire avec vue sur Évian. Œdipe-les-Bains qu’on le jette aux chiens.

À l’heure du crime, j’irai sur le balcon à Marseille, où j’ai vu, c’était plus tard, s’évader l’âme de Pierre vers la lumière, tandis que son cadavre — j’avais dit que je restais, plus ou moins pour le veiller, prenait doucement la couleur vert délavé d’un lac malade de la peste.

À l’heure du crime, il y aura du soleil seulement.

Du soleil.