l’art du montage
par Claire Atherton
Le montage est conçu comme un espace de vie et de pensée qui jaillit d’un abandon et d’une écoute subtile de la matière, pour parvenir au rythme juste et à l’harmonie entre vide et plein. Pour transmettre la façon singulière qu’elle a d’envisager son travail, Claire Atherton retrace un parcours, presque initiatique, qui passe par l’apprentissage du chinois, la passion pour la philosophie taoïste, une rencontre aussi, celle avec Chantal Akerman, et des années de pratique en mouvement.
J’ai un peu de mal avec le titre Master Class, parce que je ne me sens pas vraiment un maître. Ce qui est important en montage, c’est d’accepter de se perdre, d’accepter de ne pas tout maîtriser. C’est pour cela que le mot master ne semble pas adapté. Mais en même temps, peut-être que le vrai maître est justement celui qui sait se perdre, pour toujours rester en mouvement.
Quand on me pose des questions sur ma pratique du montage, j’insiste sur le fait qu’il faut découvrir en faisant. Il est important de savoir d’où on part mais il faut prendre le risque de ne pas savoir où on va arriver. Cela me fait penser à ce qui m’est arrivé ce matin : j’ai voulu voir cette salle de conférence pour savoir d’où je partirai, d’où je vous parlerai. Par contre, je ne voulais pas trop préparer mon intervention. Alors, aujourd’hui, je vais dire quelques mots sur comment je suis devenue monteuse et comment je suis arrivée à comprendre ma propre trajectoire.
philosophie et civilisation chinoises
Je n’ai jamais vraiment décidé d’être monteuse. En tout cas je ne l’ai pas décidé étant jeune, je n’ai pas suivi un plan de carrière. C’est important pour moi de le dire, parce qu’on demande trop souvent aux jeunes d’avoir un projet de vie défini et vraisemblable, de prouver leur efficacité, de savoir se vendre. Or c’est en étant ouvert aux surprises, aux mouvements, en allant au bout de ses passions, même si elles paraissent déconnectées de ce qu’on appelle la réalité qu’on construit sa vie, ou plutôt qu’on la découvre. Je me rends compte tous les jours un peu plus à quel point toutes les voies que j’ai expérimentées, toutes les passions que j’ai suivies, toutes les rencontres auxquelles j’ai cru ont nourri ce que je suis aujourd’hui, ce que je fais et la façon dont je le fais.
Jeune, j’étais passionnée par la civilisation et la pensée chinoises. J’étais perturbée et fascinée par la découverte de la notion de vide comme élément agissant, par l’importance du « laisser advenir », par l’idée que la force vient de la patience et de la souplesse. Et puis j’aimais beaucoup l’idée qu’en chinois, dire ou écrire un mot, c’est déjà raconter une histoire.
Dans l’écriture chinoise, l’association de différentes images crée une signification. Par exemple, la lune associée avec le soleil signifie la clarté, le cochon sous un toit signifie la maison ou le foyer. L’écriture chinoise est bien plus qu’une simple transcription de la langue parlée. Chaque signe a un sens codifié. Mais sous cette première couche signifiante, il y a d’autres sens plus profonds, « toujours prêts à jaillir » comme le dit François Cheng. J’ai tout de suite beaucoup aimé ce jeu constant entre une apparente linéarité et la tentation d’une évasion, comme si cela faisait écho à mon rapport ambigu à la logique, qui m’attire autant qu’elle m’inquiète. François Cheng dit aussi que la langue chinoise n’est pas conçue comme un système qui décrit le monde mais plutôt comme une représentation. En faisant émerger les rapports secrets entre les choses, et ceux entre l’homme et le monde vivant, elle organise des liens et provoque des significations [1].
Dans la philosophie taoïste, il y a cette idée que l’on n’explique pas tout, que l’on ne force pas les choses mais qu’on les laisse venir. On crée un mouvement. Et chez les taoïstes, la vie n’est rien d’autre que ce mouvement lui-même. Comme le dit François Jullien, « il faut sortir d’une conception spectaculaire de l’effet pour comprendre qu’un effet est d’autant plus grand qu’il n’est pas visé, mais découle indirectement du processus engagé, et qu’il est discret. » [2] Ce qui voudrait dire que le processus et l’effet sont liés, et que la signification surgit de ce va-et-vient. La notion de mouvement est liée à un autre enjeu important du taoïsme : le vide. Le vide taoïste est le contraire du no man’s land. C’est le lieu où les transformations peuvent advenir, où les liens entre les choses peuvent se créer. C’est le lieu où les choses refusent de se figer, où les souffles vitaux se réunissent, ce qui rend possible l’avènement d’un sens.
La notion de vide est également centrale dans l’art pictural chinois. Le vide bouleverse la perspective linéaire et rend possible une relation entre le tableau et celui qui le regarde. Il y a une histoire qui m’avait frappée quand j’étudiais la civilisation chinoise. Les peintres de l’antiquité chinoise disaient que la nature était tellement belle et complexe qu’il était vain d’essayer de la reproduire fidèlement. Alors ils ont eu l’idée de la peindre en noir et blanc pour laisser les spectateurs imaginer ses couleurs. C’est cet espace laissé à l’imagination qui nous met en mouvement, suscite notre pensée, et crée notre propre relation à l’œuvre. La peinture chinoise est une pensée en action qui relie la philosophie, l’art et l’art de la vie.
Au montage, je suis ces lignes. Je ne cherche pas à ce qu’un film décrive une réalité, ce que l’on attend souvent des documentaires, ou raconte une histoire, ce que l’on attend souvent des fictions. J’essaie de créer un espace dans lequel les spectateurs peuvent construire leurs propres liens avec le film, le sentir, le recevoir et l’éprouver chacun à leur manière. Je cherche à ce qu’un film provoque la pensée, la mise en question de soi et du monde.
politique et cinéma
Parallèlement à mes études de chinois, j’ai travaillé au Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, un centre d’archivage et de production de films de femmes, fondé en 1981 par Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos, et Ioana Wieder. C’est via le Centre Simone de Beauvoir que j’ai connu Chantal Akerman quand Delphine m’a demandé de l’accompagner pour une captation de la pièce de théâtre Letters Home [3].
J’ai commencé en tant que technicienne vidéo, sans formation, en apprenant sur le tas. C’était mes débuts dans le monde du travail, et c’était aussi les débuts du Centre lui-même. On apprenait et on découvrait ensemble. J’aimais beaucoup l’ancrage politique du Centre et j’avais un rapport très fort avec lui. Je comprenais et soutenais la nécessité d’un espace où les femmes se retrouvaient pour créer et inventer ensemble. Mais en même temps, j’étais un peu gênée par ce qu’on pourrait appeler une discrimination positive. Je sentais que je ne voulais pas rester dans un milieu protégé, je voulais me confronter au monde. J’avais l’impression que c’était politiquement plus juste pour moi.
À un moment donné, j’ai ressenti le besoin d’avoir un diplôme. Mais je n’avais pas envie de faire une école de cinéma. Je ne voulais pas « apprendre l’art » dans un cadre scolaire, et je n’aimais pas l’idée que l’on m’apprenne comment penser le cinéma. J’ai alors décidé de suivre une formation technique, et j’ai intégré l’école Louis Lumière en cours du soir.
À partir de 1984, j’ai commencé à travailler avec Chantal Akerman, d’abord sur des courts-métrages assez peu connus. Je faisais l’image et le montage. Puis en 1986, j’ai monté Letters Home, un film réalisé à partir de la pièce de théâtre qui nous avait permis de nous rencontrer. Pendant le montage de ce film, j’ai découvert un calme en moi que je ne connaissais pas. C’était un moment magique. Autant dans la vie je pouvais être anxieuse ou indécise, autant là je ressentais une sorte de confiance infinie en ce qui allait venir. L’inquiétude vient souvent d’un besoin de contrôle impossible à satisfaire et elle donne lieu à une recherche fébrile de l’efficacité. J’étais très loin de cela. Je me sentais tout simplement présente.
Chantal ne me disait jamais ses intentions. En fait, souvent elle ne savait pas à l’avance ce qu’elle allait filmer. Elle n’aimait pas qu’on lui demande ce qu’elle cherche. Elle disait que, si on a trouvé ce qu’on cherche, ce n’est plus la peine de faire un film. Sa façon de faire du cinéma rejoignait mon chemin : laisser les choses venir, respecter le mouvement et ne pas forcer le sens.
On m’a souvent demandé si le travail de Chantal Akerman était politique. Je pense que c’est évident. Le cinéma de Chantal est politique, non pas parce qu’il traite de sujets politiques mais parce qu’il nous met en mouvement. Il nous met directement en rapport avec le monde et avec nous-mêmes. Chantal ne voulait pas copier la réalité, ni la représenter. Elle ne voulait rien expliquer, car l’explication arrête la question. Dans ses films, le présent, le visible, résonnent avec l’invisible, le souterrain. Et ces résonances, ces déplacements, ouvrent un espace de pensée.
C’est difficile de montrer des extraits de film quand on parle de montage, parce que le montage est un travail sur le rythme, les tensions et les résonances, qui engage le film en entier. Une séquence peut être composée de différentes façons en fonction de la place où elle se trouve dans le film. Elle peut paraître longue quand on la voit seule, et courte quand on la voit au sein du film. Ou inversement d’ailleurs. Alors, le meilleur choix que je peux faire pour cette conférence, c’est de montrer le début d’un film. Je vous propose de regarder les dix premières minutes d’un des documentaires de Chantal Akerman, Sud.
Sud
Sud a été tourné dans le sud des États-Unis. Chantal y est partie, attirée par Baldwin et Faulkner. La force de Sud, c’est la dialectique du présent et du passé. Le film commence tout doucement, presque paisiblement. On parle du présent, tout a l’air d’aller mieux qu’avant. Et petit à petit, dans ce paysage silencieux, on commence à sentir une angoisse. Le son strident des insectes devient menaçant, les arbres aussi. On entend parler de l’esclavage et des lynchages. La tension est de plus en plus forte, et on commence à mettre en question ce qu’on a vu au début.
Pendant le montage du film, on écoutait souvent Strange Fruit de Billie Holliday. On se disait même qu’on allait mettre la chanson dans le film. Finalement on ne l’a pas fait. On n’a même pas essayé. Mais on a mis les arbres. Un arbre, deux arbres, trois arbres… Quand on regarde ces arbres dans le film, on ne peut pas s’empêcher de penser aux pendaisons. Et puis, le plan où on voit les prisonniers qui travaillent dans un champ de coton évoque la mémoire de l’esclavage. C’est ce qui m’a guidée dans la construction de Sud, cette attention si forte de Chantal au présent. Le passé, on ne le voit pas, on ne le décrit pas mais il est amené par le présent.
Chantal n’avait pas prévu que l’histoire du lynchage de James Byrd Jr par des suprématistes blancs serait la trame de Sud. Avant de partir pour ce qui était censé être des repérages et qui a finalement été le tournage du film, elle ne me parlait que des paysages oppressants de cette terre et du silence. C’était presque une obsession. Le silence et les grillons… Quand elle est arrivée à Jasper, c’était le jour de la cérémonie de la commémoration du meurtre de Byrd Jr. Elle l’a filmée et c’est devenu une séquence centrale du film. Une fois de plus, le présent la ramenait au passé.
Sud n’est pas seulement un film sur le lynchage ou l’esclavage des noirs aux États-Unis. C’est un film sur la violence du monde, et sur la façon dont l’histoire hante les paysages et s’inscrit dans notre regard. C’est un film qui, en dépassant la catégorisation du bien et du mal, en laissant à chaque personnage, même ceux qui prononcent les paroles les plus terribles, un espace de dignité, nous ébranle directement, questionne notre propre regard sur l’autre, et notre rapport à l’humanité.
relation avec les réalisateurs
Une partie importante d’un film se joue au moment de la découverte des rushs avec le réalisateur. Je regarde, j’écoute, j’absorbe, je me sens comme une plaque sensible. C’est un moment intense et passionnant, mais aussi épuisant. Pendant ce premier visionnage, je ne suis pas dans le jugement, j’essaie de sentir ce qui peut se construire. Et en même temps, je me freine aussi, je dois résister à la tentation rassurante de trouver trop vite une structure et d’enfermer le film dedans. Je prends des notes, toujours à la main. Écrire à la main me permet de préserver le souvenir des premières impressions et d’y revenir.
Après le visionnage des rushs, arrive le début du montage. J’ai toujours besoin d’un moment où je suis seule face à la matière. Ça peut être quelques heures, une matinée, quelques jours. C’est comme la découverte d’un espace inconnu. Parfois j’essaie des choses. C’est un moment particulier, parce que je suis seule, mais en même temps pas vraiment. Je sais, je sens que le réalisateur n’est pas loin. Sa « présence absente » ou plutôt son « absence présente » me permet de me laisser guider par mon intuition, de laisser se révéler une sorte d’inconscient en mouvement. On pense souvent que quand on est deux, c’est difficile de prendre une décision. Mais contrairement à cette idée, je ressens une plus grande liberté dans la présence de l’autre. Quand on est seul face à une matière, on se pose la question du pourquoi : « pourquoi je fais ça ? », « est-ce que c’est bien ? ». Par contre, quand on sait que l’autre n’est pas loin et que le film va être réexploré et revisité avec lui, on peut se libérer de la question du pourquoi.
Au montage, les mots peuvent être dangereux. Les mots qui décrivent les intentions, ceux qui précipitent le film dans une conclusion ou ceux qui prétendent percer les mystères, ces mots-là peuvent couper l’élan du film. Mais il y a aussi des mots qui nous aident. Ceux qui suggèrent, qui bousculent, ceux qui ouvrent des brèches et nous font prendre des chemins de traverse. Les mots écrits dans mon cahier de notes sont très simples. Ce sont souvent des descriptions, des couleurs, des sons, des formes, parfois aussi des sensations mais jamais des interprétations. Je n’aime pas expliquer au réalisateur ce que je vais essayer, car ces paroles affecteraient sa perception. Je préfère éviter toute idée préconçue, tout raisonnement qui pourrait naître dans son esprit avant qu’il ne découvre ce que provoque l’association des images. C’est pour ça que je ne veux pas qu’il regarde la timeline, comme beaucoup de gens le font aujourd’hui. Ce qui importe, c’est ce qui se passe à l’écran au moment même où les images et les sons apparaissent. C’est là qu’est le film.
Il semble évident que la relation entre réalisateur et monteur repose sur la confiance. Mais travailler dans la confiance ne veut pas dire être toujours d’accord. C’est sentir qu’on est dans le même mouvement, dans la même tension. C’est ne pas avoir besoin de se protéger, pouvoir abandonner la maîtrise pour être vraiment à l’écoute de soi, de l’autre et des images. C’est être prêt à lâcher ses certitudes, à oublier ses décisions, pour laisser le film grandir.
d’Est : voie et hasard
C’est difficile d’expliquer ce qui me guide quand je monte une image à la suite d’une autre, quand je coupe un plan, quand je place un son. Je n’ai pas vraiment de méthode. Ce que je peux dire, c’est que la plupart du temps, j’ai besoin de commencer par le début. Poser le premier plan, c’est comme poser la première pierre d’une maison ; ce n’est presque rien, et en même temps c’est beaucoup, parce que c’est une naissance : il n’y a pas, puis il y a. Parfois le premier plan s’impose dès le dérushage, parfois au contraire il met longtemps à apparaître. Le début d’un film ouvre un espace qui appelle les plans suivants.
Travailler le rythme, c’est aussi écouter l’absence, c’est‐à‐dire travailler avec les images qui n’existent pas, sans essayer de combler les manques.
J’aime m’accorder à la temporalité du film, ne pas en savoir plus que lui, ne pas être en avance sur lui. J’aime qu’on découvre ensemble, qu’on avance ensemble. Plus le film grandit, plus c’est lui qui me guide. Comme s’il existait par lui-même, comme s’il fabriquait son propre chemin.
C’est pour cela que j’ai besoin d’être entièrement à l’écoute de la matière, et même parfois de me perdre. Les images et les sons ne sont pas des matériaux à tordre pour les soumettre à la nécessité ou à la logique d’une signifiance prévue d’avance, mais au contraire des matières vivantes qu’il faut écouter, regarder, sculpter, associer, rythmer, joindre, avec respect. Avec respect, cela veut dire sans leur assigner un rôle, mais en écoutant leurs mouvements, leurs temps et leurs mystères. Alors, on découvre une sorte de nouveau territoire, et de nouveaux sens émanent, des sens qui ne sont pas figés.
Je me souviens du montage du film D’Est avec Chantal Akerman. C’était comme une composition, au sens à la fois musical et plastique du terme. On sculptait dans le temps et l’espace et on cherchait le rythme juste. On montait comme Chantal avait tourné, en suivant nos intuitions, sans chercher à comprendre. On échangeait des mots très simples ; on parlait de couleurs, de lumières, de chocs, de ruptures, de contrastes, de nuit et de jour, d’extérieurs et d’intérieurs, de violence, de douceur, du bruit des pas dans la neige ou de celui des crissements des pneus sur les routes glacées. Quand on regardait les longs travellings sur les visages de gens qui attendent, on parlait de leurs regards, de la lenteur de leurs mouvements, de leurs sourires, de leur beauté ou parfois de leur tristesse. Mais jamais on n’a évoqué ce à quoi ces images nous renvoyaient. On le sentait, mais si on avait cherché à le formuler, cela aurait freiné notre élan, cela aurait alourdi nos gestes. On savait sans savoir, et ça nous allait. Ce n’est qu’un an plus tard (1995), lorsque l’on montait l’installation D’Est au bord de la fiction, que les mots sont apparus, comme échos aux images… Ces mots sont devenus ceux du vingt-cinquième écran de l’installation, dits par Chantal : « Hier, aujourd’hui et demain, il y a eu, il y aura, il y a en ce moment même des gens que l’histoire qui n’a même plus de H, que l’histoire vient frapper, et qui attendent là, parqués en tas, pour être tués, frappés ou affamés, ou qui marchent sans savoir où ils vont, en groupe ou isolés. Il n’y rien à faire, c’est obsédant et ça m’obsède. Malgré le violoncelle, malgré le cinéma. Le film fini, je me suis dit, c’était donc ça, encore une fois ça. »
Trop souvent on pense qu’en montage il faut d’abord travailler la narration en trouvant la structure du film, puis le rythme en affinant les durées. Pour moi c’est impossible. Ce serait comme dissocier le fond de la forme, la pensée du sensible. Le rythme, c’est le cœur d’une œuvre, son souffle. C’est aussi l’association des couleurs, des formes, des lignes. Henri Matisse a dit qu’« un tableau réussi est une condensation de rythmes contrôlés ». La recherche du rythme juste, c’est la création et le modelage d’un vide à la fois temporel et spatial dans lequel se crée petit à petit un réseau de résonances, de liens souterrains et d’échos. Si le rythme est juste, on peut sentir les tremblements et les vibrations, les mouvements presque impalpables qui se manifestent à l’intérieur d’un plan et en être ému sans savoir pourquoi. Ce sont ces émotions-là qui construisent la narration.
Travailler le rythme, c’est aussi écouter l’absence, c’est-à-dire travailler avec les images qui n’existent pas, sans essayer de combler les manques. C’est se méfier du réflexe d’exhaustivité, fuir les « solutions » qui visent à rattraper des « erreurs » de tournage. Car il arrive que l’absence d’une image soit l’élément central d’un film, autour duquel tout se construit. Respecter l’absence comme étant signifiante, c’est faire confiance à une certaine inconscience des gestes, et savoir accueillir le hasard.
gestes et temps du film
Le montage en pellicule comportait un rituel de gestes qui n’existe plus aujourd’hui. Il y avait la nécessité d’une manipulation qui créait un espace entre le geste et le « résultat », qu’on pourrait appeler le temps du processus. Nos mains étaient occupées mais notre esprit pouvait s’échapper. On pouvait oublier tout objectif. Le montage virtuel a effacé ce temps de méditation. Il n’y a plus qu’à cliquer. Mais on peut toujours recréer un rituel, s’empêcher d’aller trop vite. Quand j’ai l’impression que ça va trop vite, je me lève, je marche un peu, je bois un café, ou je regarde par la fenêtre. C’est important de créer cette relation de va-et-vient avec le film, pour avoir le temps d’oublier. Sinon on essaie et on essaie encore et encore, frénétiquement, jusqu’à perdre notre relation aux images, comme cela arrive fréquemment aux jeunes monteurs. D’ailleurs, je les entends souvent dire qu’ils vont « tester » ou « valider » une version de montage. On teste une ampoule ou une pile, on valide un acte de vente, mais on ne teste ni on ne valide un film. Un film, on le regarde, on l’écoute, on le sent, on l’éprouve, on le questionne. Peut-être que je donne trop d’importance aux mots. Mais les mots qu’on prononce disent beaucoup de nous et du temps dans lequel on vit.
Le conseil que je donne souvent est de ralentir, de respecter le temps de la création. Il faut aborder un montage avec humilité, je dirais même presque avec naïveté. C’est ce processus de tâtonnement organisé qui permet au film de dépasser son sujet, de rester vivant, de continuer à bouger et à respirer une fois fini. Un film vivant est un film qui n’est pas enfermé dans un sens particulier mais qui au contraire ne cesse de créer différentes émotions, différents liens et différents échos. La définition de l’œuvre classique que je donnerais est celle-là : une œuvre libre et ouverte, qui grandit et évolue en chacun de nous, une œuvre toujours en mouvement qui peut être interprétée et réinterprétée à l’infini à travers les temps.
Post-scriptum
Claire Atherton est monteuse.
Les extraits qui composent ce texte, issus de différentes masterclass et rencontres ont été sélectionnés par Jeong Hyeseon puis retravaillés par Claire Atherton. Le texte sera publié dans une anthologie de textes de montage, publié par la HEAD — Haute école d’art et de design de Genève.
Notes
[1] François Cheng, Et le souffle devint signe, 2001 « L’écriture chinoise, tout comme la cosmologie, se propose de capter le rapport secret entre les choses et d’établir par là des relations entre l’homme et l’univers vivant par un vaste réseau de signes. Dans ce réseau, chaque caractère se présente comme un être d’encre. »
[2] François Jullien, Traité de l’efficacité, 1996.
[3] Letters home est une pièce de théâtre de Rose Leyman Goldenberg d’après la correspondance de Sylvia Plath avec sa mère, mise en scène par Françoise Merle et interprétée par Delphine et Coralie Seyrig en 1984.