Au Front (1987)

lettre ouverte à Véronique, Denis, Alessandro et les autres... « Au Front », 1987

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Cette lettre n’est pas destinée à vous convaincre. D’abord, vous n’avez pas le temps de lire. Ensuite, dès l’instant où j’ai quitté les quartiers nord, je ne suis plus, à vos yeux, habilitée à parler. Enfin, ce n’est pas une lettre qui vous fera changer.

Je voulais juste vous dire que j’ai eu du mal à vous quitter, non que j’aie fini par admettre vos idées et vos méthodes. Vos obsessions, vos voitures qui foncent dans la nuit sur des silhouettes isolées, vos armes, vos haines m’ont toujours rendue malade. Je reviens chez moi, déterminée à les dénoncer.

Mais je reviens aussi pour parler de la misère d’où surgissent vos fantasmes, de cette terre aride que n’irrigue plus aucune solidarité, de ce désert où sévit le mirage lepéniste. Je ne vous persuaderai pas de faire demi-tour. Si seulement je pouvais forcer les sourds à entendre votre mal de vivre ! Avant qu’il ne soit vraiment trop tard.

A Sarcelles-sous-Mistral, on courbe les épaules sous les barres de béton, l’horizon est bouché par le chômage. D’année en année, le champ des espoirs se rétrécit. La gauche au pouvoir pas plus que la droite n’a éclairci l’avenir. Sur le terrain, rares sont ceux qui parlent de serrer les coudes, de combattre ensemble. On se bat, on en bave, mais c’est chacun pour soi quitte à piétiner le voisin. Même une socialiste, ancienne gréviste, prend pour cible aujourd’hui les Arabes et les Juifs. Cette logique du bouc émissaire n’a pas de fin : elle vous, elle nous broiera tous.

Je vous en veux de ne pas savoir résister aux marchands d’illusions du Front national. Je m’en veux aussi à moi-même de les avoir laissés s’installer. J’en veux à ceux qui leur ont laissé le champ libre, qui ne parlent plus que compétition et concurrence, qui ont renoncé à défendre pied à pied des valeurs humanistes d’égalité et de solidarité.

En arrivant au Front national, je pensais débarquer dans un repaire de barbouzes, un parti aux frontières bien définies. Il aurait mieux valu. Je me suis retrouvée au coeur d’un puissant courant xénophobe, un courant ancien, bien français, longtemps réduit à l’état de filet mais qui inonde aujourd’hui largement le pays.

C’est cette épidémie qui m’inquiète. « Tout le monde est pour Le Pen », dites-vous. De fait, peu de voix se lèvent pour vous contredire. On voit même à la télévision des hommes politiques très éloignés du Front national prendre un air mesuré pour dire qu’il y a un « problème d’immigration ». Dans ces conditions, si même des gens qui ont fait des études le disent... pourquoi ne pas rallier Le Pen, qui affirme ce que d’autres bredouillent ?

Les solutions des lepénistes ont un goût de rance. Ce n’est pas parce que le Front national n’a jamais été au pouvoir qu’il est neuf pour autant. Vous-mêmes, d’une certaine façon, le dites : Véronique s’attend à être trahie par Le Pen comme elle l’a été par les autres. Et Denis rêve que les « gens du peuple » s’unissent pour faire reculer le chômage. Le Front est une auberge espagnole, on y entre avec sa révolte à soi, sa rancoeur, sa rage de vivre en HLM, de manquer d’argent et tant d’autres raisons d’agressivité rentrée. Chacun apporte sa haine sous le bras, puis, grappillant dans les autres plats, trouve à se mettre sous la dent d’autres haines, attisées par des militants chevronnés. Et le doigt est mis dans l’engrenage.

Au cours de ces mois passés avec vous, j’ai eu le temps de vous écouter. J’ai appris vos discours, et surtout les silences de vos discours. Certes, vous n’êtes pas des assassins, ni même pour la plupart des assassins en puissance. Dans le combat qui se livre, au creux de chacun de nous, entre la violence et l’interdit, c’est souvent le second qui l’emporte.

Mais pas toujours. Une nuit de la mi-juin 1987, six jeunes Niçois frappent à mort un Tunisien ouvrier boiseur. Un jour de la mi-août 1987, une dizaine de garçons âgés de quatorze à vingt-trois ans provoquent dans la petite ville de Châteauroux, une bataille rangée avec des Maghrébins. Fin août, trois chauffards de l’Oise passent à tabac un auto-stoppeur d’origine algérienne. Aucun des agresseurs n’a hésité à se dire raciste pour justifier son geste.

Amalgame, direz-vous, ces jeunes-là n’étaient pas du Front. Pourtant vous ne m’empêcherez pas de me remémorer la phrase de Jean-Pierre : « Quand le Front national fait 15 % des voix, il y a déjà moins de risque à tuer un Arabe, quand il fera 30 %, etc. » Ces mots ne me quittent plus. Je croyais le Front derrière moi. Je sais aujourd’hui qu’il n’est que l’esquif porté par une vague plus puissante, une mer de haine.

Le racisme est depuis trop longtemps une affaire banale. On s’y habitue. On se réjouit que la justice condamne les crimes racistes sans plus s’étonner qu’il y ait eu crime. Le Front profite de ce réveil des réflexes d’exclusion. On s’y habitue aussi. On se félicite qu’il enregistre « seulement » 12 à 15% des suffrages dans les sondages ; ou encore qu’il ne rassemble « que » quelques milliers de personnes sur les plages de l’été 1987. On s’habitue à tout.

En vous quittant, j’ai remercié chacun de vous pour sa sollicitude à l’égard d’Anne la chômeuse. J’ai partagé avec vous beaucoup de choses. Dans la grisaille des quartiers nord, votre amitié était bienvenue. Nous étions des braves gens qui s’aimaient, mais ajouterait Albert Cohen, Juif et Marseillais d’adoption, des « braves gens qui s’aiment de détester ensemble ».

J’ai songé à ceux d’entre vous qui se rassurent, estimant que le Front national n’a rien de dangereux « puisqu’il se soumet aux électeurs ». J’ai souhaité que leurs yeux se dessillent.

J’ai espéré, sans trop y croire. Mais ma dernière pensée a été pour cette petite vieille qui, fragile, est restée à contre-courant des manifestants du 4 avril en murmurant Le Chant des partisans.