le rêve arabe en sons et en images l’opérette de l’arabité populaire
Comment l’idée arabe survit-elle à ses revers politiques ? Comment le fait de se reconnaître arabe peut-il cohabiter avec d’autres formes d’identification, tantôt plus fragmentées (la tribu, la région ou encore l’État-nation…), tantôt plus englobantes, à commencer par la force mobilisatrice du référent religieux avec l’islam politique ? Si l’idée de la grande communauté des Arabes conserve une puissance d’attraction, cela tient à de multiples pratiques que l’on qualifiera, faute de meilleur terme, de populaires. À côté de la « haute culture », dominée par des élites gérant leur « distinction » au sein d’un champ étroitement borné par de solides barrières sociales et spatiales que redoublent souvent celles de l’État-nation, l’imaginaire arabe trouve à se nourrir sur une autre scène culturelle, à la fois plus large géographiquement et plus partagée socialement.
Le domaine privilégié de l’imaginaire arabe est celui des registres laissés libres par les formes davantage élitistes, à savoir ceux qui exploitent les ressources du son et de l’image, là où les clivages associés à la maîtrise de la parole savante sont le moins opérants. La chanson et le cinéma ont ainsi puissamment contribué à forger un imaginaire régional sur lequel, d’ailleurs, les acteurs politiques n’ont pas manqué de s’appuyer. Toutefois, les profondes mutations des sociétés arabes, liées notamment à l’exode rural, au progrès de l’éducation et à la présence toujours plus importante des classes d’âge les plus jeunes au sein de la population, ont accompagné le développement toujours plus grand des industries culturelles, dont le fait le plus marquant est la perte progressive de l’hégémonie du pôle égyptien au cours du XXe siècle. Bien davantage intégrées au marché global, elles se développent désormais selon une logique d’un marché de niche, avec un vivier de clientèle aussi large que possible et donc, par définition, plus proche de l’extension linguistique maximale de la « grande nation » que des multiples micro-marchés de chaque État ou même sous-ensemble régional. C’est dans cette perspective qu’il convient d’observer les transformations successives qu’a pu connaître, grâce au couplage de la chanson et de l’image, cette étonnante figuration de l’idée arabe qu’est l’« opérette nationaliste », inventée en Égypte au milieu du siècle dernier.
l’« astre d’Orient » et la voix des Arabes
Trois ans après le traumatisme de la défaite de 1967, le président Gamal-Abdel Nasser décédait d’une brutale crise cardiaque. Lors de ses funérailles, la bonne ordonnance du cortège officiel, avec la participation de l’ensemble des chefs d’État des pays frères (à l’exception notable du roi Faiçal d’Arabie saoudite), céda rapidement sous la pression d’une marée de plusieurs millions d’Égyptien·ne·s venu·e·s porter en terre le symbole de l’arabisme. Cinq ans plus tard, la même scène se répéta avec une foule presque aussi considérable pleurant la disparition de la voix arabe par excellence, la chanteuse Oum Kalthoum. Un demi-siècle plus tard, ces deux figures jumelles d’une ‘urûba qui associait le leadership incontestable de la région à une non moins indiscutable hégémonie culturelle, sont définitivement entrées dans l’histoire. Mais tandis que la figure de Nasser continue à charrier toutes les questions d’un héritage politique controversé, la mémoire collective de la région garde le souvenir intact de celle qu’on appelait l’« astre d’Orient » (kawkab al-sharq).
Quel que soit son incomparable talent, Oum Kalthoum n’aurait pu s’installer au sommet du panthéon arabe moderne si elle n’avait été, indissociablement, à la fois égyptienne et chanteuse, tant Le Caire est resté, un siècle durant, l’incontournable pivot de la culture régionale. En effet, si l’idée nationale a bien vu le jour dans les pays du Levant vers le dernier tiers du XIXe siècle [1], c’est en Égypte que se concrétisa l’essentiel du renouveau culturel, en particulier grâce à la contribution d’une importante émigration levantine, très active dans le développement d’une presse moderne. À l’imprimé des débuts de la « Renaissance arabe » vint s’ajouter très rapidement une autre technologie majeure de l’époque, celle de l’enregistrement musical. L’écoute différée de la musique, au départ davantage dans des lieux publics que privés en raison du coût relatif des équipements, se développa ainsi dans les dernières années du XIXe siècle, au moment où le pays découvrait le cinéma (en 1896, à Alexandrie). Vingt ans plus tard, lorsqu’un des pionniers du théâtre professionnel, l’acteur Mohammed Karim, créa la première société de production cinématographique en 1917, il existait déjà plus de 80 salles de projection dans le pays. La véritable révolution, toutefois, eut lieu par la suite, lorsque le cinéma parlant permit l’association du son et de l’image. Parmi les premiers, un industriel nationaliste, Talaat Harb, comprit très rapidement les enjeux d’une telle invention : après avoir fondé la banque Misr, premier établissement financier national, il créa , dès 1925, la Société égyptienne pour la représentation et le cinéma [2] qui devait donner le jour, dix ans plus tard, aux célèbres Studio Misr. À côté des courts métrages publicitaires et autres bulletins d’informations, la production par les studios du Caire de films chantants, accompagnés d’inévitables et très appréciés intermèdes de danse orientale, furent ainsi, entre le début des années 1930 et la fin des années 1960, le principal vecteur de la production à grande échelle de sons et d’images dont le partage fut essentiel pour la construction de références communes à la région à l’époque moderne. Même la grande Oum Kalthoum, élevée dans un milieu traditionnel et formée par la pratique religieuse et par conséquent moins préparée que d’autres à cet exercice (au regard par exemple de la Syrienne Asmahan), ne put faire autrement que de se livrer elle aussi à cette expérience, ce qu’elle fit dès 1935, soit trois années seulement après les débuts du film parlant dans le pays. Pratiquement sans rivales dans tout l’espace arabophone, les industries égyptiennes de l’image et de son virent durant les décennies suivantes l’éclosion d’une génération particulièrement talentueuse. Le Caire et Alexandrie furent les principales scènes sur lesquelles les artistes et vedettes de l’époque, compositeurs, paroliers, interprètes, danseuses…, trouvaient une consécration qui leur ouvraient les portes du grand public, y compris dans des zones encore totalement sous l’influence française comme au Maghreb.
La production par les studios du Caire de films chantants fut entre 1930 et la fin des années 1960, le principal vecteur de la production à grande échelle de sons et d’images.
Si ces stars de l’image et de la voix arabes étaient largement égyptiennes, du fait de la porosité des frontières linguistiques et culturelles, l’industrie musicale et cinématographique de l’époque était déjà largement panarabe, à la suite d’échanges de populations anciens (la famille de Mahmoud Bayrem Ettounsi, parolier de quelque 500 chansons par exemple, avait ainsi émigré de Tunisie des décennies plus tôt) ou plus récents (pour la famille du célèbre Farid El-Atrache, frère d’Asmahan déjà citée, venue de Syrie). Le caractère régional de ce marché fut renforcé par la force d’attraction du pôle égyptien, devenu un passage obligé pour les divers talents en provenance de tous les horizons. La Libanaise Sabah (née Jeanette Feghali) fut ainsi une des premières à gagner Le Caire avant de se lancer, avec plus ou moins de réussite, dans une carrière internationale hors de la région après avoir conquis la célébrité sur les scènes et les écrans égyptiens. Significativement, cette dimension transnationale du marché sera très vite prise en compte. Bien avant les plateaux des chaînes satellitaires actuelles et leurs concours qui regroupent de nos jours des participants venus de toute la région, de grand·e·s interprètes avaient imaginé, dès la fin des années 1960, d’intégrer à leur répertoire naturel (en arabe classique mais plus souvent en égyptien) telle ou telle variante locale, éventuellement associée à un marché prometteur. C’est d’ailleurs cette orientation qui sera retenue au fil du temps : en lieu et place d’une langue unique (qu’il s’agisse de la koinè issue de l’arabe classique modernisé ou du dialecte égyptien institué comme norme régionale), l’accroissement spectaculaire des communications et des échanges a favorisé en définitive un système dans lequel émetteurs et récepteurs sont capables de s’adapter à un environnement pluriel, avec des auditeurs·rices passant désormais sans problème d’un code linguistique à un autre tandis que les interprètes systématisent une sorte d’ubiquité professionnelle en associant dans leur répertoire différents accents locaux [3].
Acteur politique charismatique d’une rare éloquence, Nasser n’était pas homme à ignorer combien la prééminence égyptienne sur les sons et les images partagés dans l’espace arabe pouvait être utile à son projet politique. Dans le cadre de la nationalisation de pans entiers de l’économie du pays, les médias et les industries culturelles passèrent sous le contrôle de l’État. Avec de nombreux pays tout juste indépendants quand ils n’étaient pas encore sous domination étrangère, la concurrence était encore rare au sein du système culturel et médiatique arabophone. Les messages émis depuis Le Caire étaient donc facilement reçus, et généralement accueillis avec enthousiasme. Ils s’adressaient, non pas seulement aux habitant·e·s de la République arabe unie, cette brève alliance, de février 1958 à septembre 1961, entre l’Égypte et la Syrie, mais à tou·te·s les membres d’une nation arabe unie en imagination autour des figures symboliques qui faisaient naître des rêves de victoires politiques, et des rêves tout court, souvent avec les mêmes interprètes. À l’image de la plupart des artistes et des intellectuels du pays, les stars de l’imaginaire arabe acceptèrent de concourir au projet arabiste, sans doute parce qu’ils jugeaient que ce choix pouvait être utiles à leur carrière mais aussi pour répondre à de sincères convictions, en accord avec une conception de l’engagement artistique très présente dans l’idéologie de l’époque. À nouveau, la figure d’Oum Kalthoum est exemplaire de cette démarche, en dépit d’une collaboration difficile avec le nouveau régime en raison d’une carrière déjà largement entamée au temps du roi Farouk et même de son prédécesseur (on raconte même à ce sujet qu’il fallut à l’époque l’intervention directe de Nasser pour que la chanteuse retrouve après la révolution toute sa place sur les ondes de la radio nationale). Durant les grandes heures du nassérisme, mais peut-être plus encore après le traumatisme national de la défaite de 1967, la « quatrième pyramide » de l’Égypte mit ainsi au service de l’arabisme nassérien l’authentique vénération suscitée par son art partout dans la région. En parallèle à son œuvre musicale tournant évidemment autour des inévitables thématiques du genre, à commencer par la romance sentimentale, elle n’hésita pas à mettre sa voix au service de l’idéologie du régime avec de nombreuses chansons telles que le célèbre Thuwwâr, thuwwâr (« Révolutionnaires, révolutionnaires »), composé en 1961 par Riad al-Sinbâtî sur des paroles en égyptien de Salâh Jâhîn. À l’instar du peuple égyptien, et même arabe, elle ne retira jamais son soutien au leader incontesté de l’arabisme : après la défaite de 1967, elle voulut ainsi participer à l’effort de guerre en donnant nombre de concerts, pour certains à l’étranger, par exception, comme à l’Olympia de Paris en novembre 1967 ou encore à Moscou, très peu de temps avant sa mort.
une « opérette » : la Grande Patrie arabe
« Chanteuse du peuple » (mutribat al-sha’b) selon un autre de ses surnoms, Oum Kalthoum jouissait d’une popularité sans égale tout en cultivant un style marqué par une distinction et une réserve toutes personnelles. Assumant pleinement son statut de diva, elle se distinguait par la discrétion de sa vie privée, de la tonitruance souvent « vulgaire » de la majorité des autres vedettes qui ne craignaient pas de copier les modèles hollywoodiens. La spécificité de son image publique, pour ne rien dire de sa proverbiale rivalité avec le chanteur et compositeur Mohammed Abdel-Wahab, et plus encore le fait qu’elle ne se reconnaissait aucune rivale qui aurait pu seulement mériter de se mesurer avec son propre talent, expliquent sans doute le fait qu’on ne trouve jamais son nom au générique d’une des nombreuses « opérettes » créées à cette époque [4]. Plongeant ses racines dans le répertoire du théâtre chantant de la fin du XIXe siècle, l’opérette, dans sa définition égypto-arabe, est avant tout un prolongement de la chanson nationaliste incarnée, dans le cas égyptien, par Sayyid Darwish, considéré comme « l’inventeur » de la musique arabe moderne, auquel il apporta une instrumentalisation adaptée du répertoire européen. Dramaturge, compositeur et interprète, il créa notamment Bilâdî, bilâdî, (« Mon pays, mon pays »), chanson patriotique composée à partir d’un discours de Mustafa Kamel, une des grandes figures des luttes nationales au début du siècle. Devenu l’hymne national égyptien, Bilâdî, bilâdî n’en a pas moins conservé toute sa charge symbolique et continue à être entonné lors des manifestations politiques, par les manifestants de la place Tahrir par exemple durant les soulèvements qui ont conduit à la destitution du président Moubarak.
Le principe, invariable, de l’opérette consistait à réunir un ensemble de vedettes pour l’enregistrement d’une chanson « engagée ».
Même si elle a connu des variations dans le registre purement distractif (avec par exemple, au Liban, les œuvres des frères Rahbani interprétées par Fairouz), l’opérette (al-ûbrît en arabe) constitua, au moins dans cette période particulière des années 1960, un genre à part entière. Associée, par définition, à un enregistrement visuel d’une dizaine de minutes (qui peut être réalisé à la suite d’une représentation en public), ce type d’opérette accompagna l’effervescence nationaliste des années 1960. Son principe, invariable, consistait à réunir un ensemble de vedettes, si possible en provenance de divers horizons, pour l’enregistrement d’une chanson « engagée », sur des thématiques telles que la lutte contre les puissances étrangères ou encore la mobilisation populaire pour le progrès de la nation. Visuellement, elle proposait un montage de type cinématographique faisant alterner les gros plans sur les vedettes avec des cadrages plus larges, lesquels très rapidement — avec Al-Jîl al-sâ’id (« Génération montante ») par exemple, dès 1961 — incluaient des images d’actualité. Ne serait-ce que par sa musique, qui incluait assez souvent des chœurs sur une mélodie inspirée des marches militaires, l’opérette ne faisait pas mystère du registre sur lequel elle se situait, celui de la mobilisation populaire.
Produite en 1960 à l’occasion de la pose de la première pierre du haut barrage d’Assouan (dont le projet fut source, entre autres facteurs, de la rupture entre les États-Unis et l’Égypte qui se tourna dès lors vers l’Union soviétique), Al-watan al-akbar (« La Grande patrie »), fut une des premières productions de ce type. Alors que la plupart d’entre elles ne survivent plus que dans la mémoire des ultimes nostalgiques des grandes heures de l’arabisme, Al-watan al-akbar continue à nourrir l’imaginaire politique de la région, y compris dans ses combats les plus récents. Avec des paroles d’Ahmed Shafîq, auteur de nombre des « classiques » de la chanson moderne tel le célèbre Anta ‘umri d’Oum Kalthoum, et une musique d’Abdel-Wahab, autre « monstre sacré » de la scène de l’époque, la réalisation d’Al-Watan al-akbar réunit une pléiade de vedettes du cinéma chantant : Abdel-Halim Hafez, Najat al-Saghira, Shadia et Fadia Kamel pour l’Égypte, qui se taillait naturellement la part du lion au générique, ainsi que Najah Salam et Sabah pour le Liban. Prévue à l’origine, Fayza Ahmed, à la fois Syrienne et Libanaise par ses parents, ne participa pas à l’enregistrement mais une seconde version, tournée quelques mois plus tard, permit l’adjonction de la chanteuse algérienne Warda, avec l’ajout de paroles évoquant la guerre de libération qui faisait rage alors dans son pays.
Présente dans bien d’autres œuvres de ce type, l’ombre de Nasser ne figure dans La Grande Patrie que sous forme d’allusions, par exemple à travers un jeu de mots qui évoque « la beauté de la révolution » en utilisant le prénom du leader égyptien. En effet, comme le titre l’indique, il s’agit avant tout d’un hymne à la patrie arabe, « du Golfe à l’Océan, de Marrakech à Bahreïn », avec la mention des dernières « victoires » (un terme que reprendront par la suite, pour s’en moquer, détracteurs et satiristes) : la lutte contre le colonialisme et la question palestinienne bien entendu, mais aussi la crise de Suez en 1956 et celle de Beyrouth en 1958 (qui avait vu un débarquement des forces nord-américaines pour empêcher un renversement en faveur des nationalistes arabes) ou encore « le feu qui détruit l’Algérie ». Représenté sur scène dans toutes ses composantes ethniques et sociales par le biais de figurants et figurantes dansant au rythme de la chanson, le peuple de la nation « qui grandit jour après jour » chante sa fierté d’être arabe et se mobilise pour ces « lendemains-qui-chantent » que promet la construction du barrage grâce auquel il devient possible de tout cultiver. Sous la houlette de Mohammed Abdel-Wahab dont la baguette énergique — ainsi que la silhouette en contre-jour dans la première séquence — pourrait être interprétée comme une évocation subliminale du chef guidant la nation, les vedettes sont réunies pour un final dans lequel le défilé martial du début se transforme en une procession de torches illuminant l’avenir, tandis que flotte la dizaine des drapeaux des différents États arabes.
la destinée d’un genre perdu pour l’histoire
Une fois refermé le chapitre des grandes heures de l’arabisme, l’opérette semblait vouée à s’éteindre. Et de fait, durant les dernières années du siècle passé, ce genre, sous sa forme épico-nationaliste en tout cas, disparut des écrans, à l’exception d’une expérience sans lendemain, sous le titre Ikhtarnah, baya’nah (« Nous l’avons choisi, nous lui avons fait allégeance » [5]), à la gloire du président Moubarak et réservé de ce fait à la seule édification des téléspectateurs·rices égyptien·nes. Au sein d’un marché culturel de plus en plus mondialisé, l’opérette allait pourtant retrouver une nouvelle jeunesse, peut-être sous l’influence tardive de ces grands succès planétaires que furent les chansons humanitaires nord-américaines du milieu des années 1985 (avec Bob Geldof et le Band Aid et surtout le collectif USA for Africa et le succès planétaire de We Are the World).
Portée par les événements de la seconde intifada à partir de septembre 2000, une vidéo, intitulée Al-hulm al-’arabî (« Le rêve arabe ») allait en effet passer en boucle sur un très grand nombre de chaînes de la région. Associant plus d’une vingtaine d’interprètes de premier plan venus de pratiquement tous les pays, Le rêve arabe reprenait la recette des opérettes « historiques » en associant numéros musicaux et extraits d’actualités pour célébrer le projet unitaire. Sur un rythme bien plus rapide que dans les versions des années 1960, conformément à l’évolution des goûts et des possibilités techniques, les images « réelles », qui retracent à grands traits l’histoire récente de la région, alternent avec celles des interprètes filmés en train de se produire sur scène ou encore de travailler en studio à l’instar des chansons réalisées pour les grandes campagnes de charité. Pour l’essentiel, le message se propose de « réveiller le rêve arabe », de retrouver l’unité perdue car, comme le disent les premières lignes du texte, les « générations et générations [à venir], vivront sur nos rêves, et ce que nous disons aujourd’hui compte dans le bilan de nos vies ». Dans ce clip adressé par conséquent aux générations futures, les visages d’enfants, souvent en larmes, sont au cœur d’une scansion qui repose sur l’opposition systématique entre la violence exercée par l’occupant étranger (sioniste) et la souffrance des victimes civiles désarmées. Pas de foules rassemblées, pas d’images d’armées (si ce n’est dans le bref rappel historique du début), peu de portraits de leaders même si celui de Nasser est « évidemment » présent dans les premières séquences. Dans Le rêve arabe, la dimension collective du récit est produite par l’addition des participations individuelles, celle des vedettes (seulement partiellement réunies, sans doute pour des raisons pratiques) mimant celle de chaque individu invité à se lever lui aussi pour que renaisse le rêve arabe. Encadrant la narration, les initiateurs du projet, deux frères égyptiens d’origine palestinienne, sont présents, par l’image et par le son, au tout début du clip et reprennent la parole à travers quelques lignes finales en forme de morale : « La graine a commencé par une vision / et la vision était un rêve / un rêve qui s’est achevé par une réalité palpable. » En d’autres termes, la réalisation de la vidéo se suffit à elle-même en se substituant à tout autre objectif ; sa représentation médiatique fait du rêve — arabe — une réalité.
Bien entendu, lorsque Le rêve arabe est tourné en 1998, ce n’est plus la puissance publique qui commandite une telle œuvre mais un prince saoudien, Al-Walid ibn Talal, à la tête de Rotana, un des plus importants labels musicaux de la région. C’est lui qui aurait financé, pour plus d’un million de dollars, ce remake du rêve nationaliste diffusé dans tous les foyers de la région, sur une échelle plus impressionnante encore qu’au temps du cinéma égyptien grâce au maillage serré des nouvelles chaînes satellitaires construites sur les capitaux privés du Golfe. Les frères Aryan répéteront l’opération, dix ans plus tard, à l’occasion d’un autre clip, nettement plus long, intitulé cette fois Al-damîr al-’arabî (« La Conscience arabe »). En dépit d’un casting plus impressionnant encore puisqu’il associe plus d’une centaine de vedettes, les chaînes télévisuelles ne le reprendront pas avec la même unanimité. Sa reprise sur les réseaux sociaux, désormais en pleine expansion, pallie toutefois cette relative faiblesse. Conformément aux lois du genre, La Conscience arabe met en scène des stars de la chanson populaire dont les contributions sont accompagnées, après un court préambule historique relativement apaisé, d’une litanie d’images de victimes et de souffrances, tirées des soulèvements palestiniens et des conflits interarabes entre 1998 et 2008. À l’image de la réalisation précédente, le message est moins militant qu’humaniste : « Les gens n’ont plus de cœur, ils ont perdu tout sens de l’honneur, on dirait bien qu’on a oublié un jour que les Arabes étaient frères. » À nouveau également, une intervention finale, adressée aux spectateurs par les réalisateurs, propose une morale sur un mode plus injonctif que précédemment : « Nous devons nous appuyer sur notre conscience pour construire notre rêve arabe. (…) Certes, nous voyons que l’image [de la réalité] est sombre, mais c’est notre faute. »
Lorsque « Le rêve arabe » est tourné en 1998, ce n’est plus la puissance publique qui commandite une telle œuvre mais un prince saoudien.
Les deux réalisations des frères Aryân bénéficient de facilités techniques et obéissent à des canons esthétiques qui n’ont plus grand chose à voir avec les « modèles » nassériens mis en circulation trois voire quatre décennies plus tôt. Néanmoins, la parenté des différents projets autorise à rapprocher des productions qui, les unes comme les autres, ont indéniablement reçu un très grand écho auprès du public. Sous cet angle et bien qu’ils soient articulés fondamentalement sur les mêmes ressources (l’emploi de stars de l’image et du son mettant leur popularité au service du message panarabe), les récits de la « grande nation » ont subi une transformation considérable. L’évolution des styles musicaux, de la marche militaire à la romance, souligne de façon presque caricaturale comment le discours des années 1960, militant et même guerrier, tourné vers l’avenir, confiant dans la mobilisation collective, a pris, au passage du siècle, une tonalité totalement différente, proche de la complainte, adressée à des individus isolés en proie à une accumulation de souffrances et de défaites, pour les enjoindre, par un sursaut de conscience, à s’unir, comme pour sauver ce qui peut encore l’être. Les opérettes des années 1960 étaient tournées vers la réalisation d’un objectif placé au-delà du temps de la performance ; celles des frères Aryan donnent au contraire le sentiment de se suffire à elles-mêmes, comme si l’énonciation du projet valait pour sa réalisation (sur internet, la version initiale de Al-damîr al-’arabî, déjà relativement longue — 18 minutes — cohabite avec une autre de plus de trois quart d’heure, tournée à Beyrouth en présence des caméras et d’un public dont la présence est comme une validation du projet).
La transformation du projet initial de l’opérette est encore plus manifeste dans une des ultimes formes que celle-ci a pu prendre, en novembre 2011. Alors que la région continuait à être ébranlée par les suites des soulèvements populaires qui avaient débuté un an plus tôt, un financement des Émirats permit la production de Bokra (« Demain »), une chanson humanitaire diffusée à travers les médias arabes pour recueillir des fonds au profit des enfants. Adaptation régionale du thème créé par Quincy Jones, lui-même mis à contribution pour les arrangements et le tournage, Bokra ne s’écarte pas d’une formule qui avait fait florès en associant plus d’une vingtaine de vedettes venues de 16 pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Poursuivant une logique déjà en germe dans les deux super-productions précédentes, les illustrations de la vidéo, conformément à son objectif caritatif, se focalisent désormais exclusivement sur des portraits d’enfants, qui apparaissent tous gais et souriants et non plus comme les victimes des guerres et des souffrances. Toutes les références indiquent qu’il s’agit d’un projet pensé et diffusé à l’échelle panarabe (la participation de la chanteuse Shakira est ainsi introduite sur le site internet dédié au clip par le rappel de ses origines libanaises). Pourtant, dans cette version arabisée d’une chanson dont les paroles initiales ont été modifiées pour l’occasion, à aucun moment l’adjectif « arabe » n’est utilisé pour désigner cette région du monde qui n’apparaît, dans la parole, que sous la forme « mon pays » (bilâdî). Alors que les conflits tracent de nouvelles frontières au sein d’un système régional en proie à des crises profondes, les codes du « rêve arabe », naguère mobilisés pour construire la « grande patrie », appellent à un lendemain dans une nation qui n’a, littéralement parlant, plus de nom.
épilogue : vie et mort de l’opérette nationaliste
Au temps de la révolution égyptienne, le destin de l’opérette nationaliste sera résumé avec un humour féroce par Bassem Youssef, un ancien chirurgien devenu une des plus grandes stars des médias après le succès sans précédent de ses vidéos satiriques sur YouTube. Alors qu’il fait déjà l’objet de poursuites judiciaires sous l’accusation d’insultes à l’islam et au président Morsi (proche des Frères musulmans et renversé par le coup d’État du général Sissi), Bassem Youssef diffuse en avril 2013, dans son émission El-Barnameg (« Le programme »), une nouvelle version de Al-watan al-akbar. Endossant le rôle du chef d’orchestre tenu naguère par Mohammed Abdel-Wahab, il y dirige un chœur d’interprètes selon une mise en scène et des tenues copiées sur le classique par excellence de la chanson panarabe tourné au début des années 1960. Dès les premières mesures, les millions de téléspectateurs·rices qui suivent, chaque semaine, une émission qui est alors au faîte de sa popularité reconnaissent le thème dont les paroles, mille et une fois entendues, leur reviennent immédiatement à l’esprit : Ma patrie, ma grande patrie, jour après jour ta gloire augmente… Si ce n’est que, dans la version imaginée par Bassem Youssef, la « grande patrie » a été remplacée par un des plus petits États, et aussi un des plus riches, de la région, le Qatar, « le plus jeune des frères » (arabes), celui dont, jour après jour, la fortune grossit, celui qui passe sa vie à investir et à se vanter de sa richesse », etc. La reprise sardonique du thème fétiche de l’opérette nationaliste connaît un succès sans précédent sur les médias sociaux à un moment où se multiplient les accusations contre un détournement des objectifs de la révolution au profit des intérêts des puissances du Golfe, capables de manipuler l’opinion par leur contrôle des médias. Pour la jeunesse qui, partout dans la région, proteste pour un avenir meilleur, les promesses de la « grande nation » jouent, désormais, un air trop connu.
Post-scriptum
Yves Gonzalez-Quijano est observateur des mondes arabes. Il est l’auteur d’un blog Cultures et politiques arabes et d’un ouvrage sur l’Internet arabe, Arabités numériques, Actes Sud, 2012.
Notes
[1] Voir « Le “roman national” arabe et ses médias : un rêve impossible », Vacarme 76.
[2] Al-sharika al-misriyya lil-tamthîl wal-sînîma. Parmi les très nombreuses actions d’éclat de cet homme de génie figure également la création d’Egyptair, en 1932, en complément d’une école de pilotage où sera formée, dès 1933, Latifa El-Nadi, la première femme pilote du pays.
[3] Voir à ce sujet notre chronique « Chanson, arabité et caméléonisme linguistique » avec, en illustration, une vidéo d’époque d’Abdel-Hamid Hafez, au milieu de musiciens koweïtiens.
[4] Quelques-unes des opérettes évoquées dans cet article sont présentées, avec leurs liens internet, sur le carnet de recherche « Culture et politique arabes ».
[5] Latifa, Tunisienne ayant fait principalement carrière en Égypte, est la seule vedette réellement célèbre parmi la dizaine de voix qui participent au pénible exercice d’évoquer, au prix de paroles et d’une musiques indigentes, l’atmosphère des grandes années nassériennes.