Vacarme 82 / Cahier

éduquer

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Cours de jardinage dans un jardin scolaire.
Archives de Strasbourg.

À la fin de ma précédente chronique, « Naissances » [1], je faisais allusion à l’apprentissage du jardinage, question que ce numéro sur l’école me donne envie de reprendre en évoquant plus précisément le rôle du jardin dans l’éducation.

L’idée de jardin pédagogique remonte loin. Déjà chez Rousseau, au Livre II d’Émile (1762), la plantation d’une fève offrait une leçon d’expérience au jeune garçon lui permettant d’appréhender la notion de propriété. À la fin du XVIIIe siècle, le pasteur piétiste Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), défenseur du progrès social, que l’on considère comme l’un des inventeurs de l’école maternelle, promouvait dans sa paroisse de Waldersbach (Bas-Rhin), un village pauvre des Vosges, des activités éducatives autour du jardin telles que la constitution d’herbiers. L’enseignement théorique et pratique du jardinage sera introduit dans les écoles élémentaires de Strasbourg en 1909, comme le rappelle Laurence Perry [2]. Toujours en 1909, au nord-ouest de l’Islande et à cinquante kilomètres du cercle polaire, le révérend Sigtryggur Guðlaugsson (1862-1959), inspiré par le pédagogue danois Nikolai Frederik Severin Grundtvig, inaugure à proximité de Núpur, la ferme et l’école qu’il venait de fonder avec son frère Kristinn, le jardin didactique de Skrúður, — un lieu distingué en 2013 par le Premio Internazionale Carlo Scarpa per il Giardino. Il visait à apprendre la botanique et la culture fruitière et légumière à des élèves issus de familles dont l’alimentation présentait de nombreuses carences et à leur montrer ce qui pouvait pousser sur un sol même aride. C’est encore en 1909 que la paysagiste britannique Madeline Agar publie A Primer of School Gardening, qui envisage notamment le rôle du jardinage dans le développement musculaire mais aussi la formation d’une nation de jardiniers amateurs, produisant eux-mêmes leur nourriture et s’adonnant à un passe-temps profitable. Le livre est préfacé par Jane Frances Dove (1847-1942), la fondatrice de l’école pour filles de Wycombe Abbey, où elle avait intégré le jardinage dans le programme d’éducation, destiné à inculquer le sens de la responsabilité et de l’esprit public. Madeline Agar avait d’ailleurs travaillé comme jardinière en chef et enseignante de jardinage à Wycombe Abbey. L’école expérimentale de Malting House à Cambridge, qui fonctionna de 1924 à 1929 sous la direction de Susan Sutherland Isaacs, mettait à disposition des enfants de petits terrains pour des activités horticoles. L’historienne Jane Brown a signalé, dans The Pursuit of Paradise : A Social History of Gardens and Gardening (HarperCollins, 1999), que le jardinage scolaire s’était ainsi solidement implanté en Angleterre dans les années 1920 et 1930 — de nombreuses photographies en témoignent —, en particulier dans le Middlesex ; en 1939, Jack Hardy et S. Foxman font paraître A Textbook of Gardening for Schools and Students, qui préconise l’enseignement de tous les aspects de la culture des plantes, y compris la mycologie et l’entomologie.

Cette éducation par le travail de la terre s’observait aussi dans les colonies pénitentiaires agricoles pour jeunes mineurs délinquants à l’instar de celle de Mettray, ouverte en 1839 en Indre-et-Loire, où Jean Genet passera près de trois ans et dont l’école d’horticulture avait été créée par le paysagiste Jean-Pierre Barillet-Deschamps — l’un des artisans des grands chantiers haussmanniens —, qui y avait fait ses débuts professionnels en tant que surveillant. Ultime exemple de ce phénomène international : les parcs populaires institués aux États-Unis dans le premier tiers du xxe siècle prévoyaient des parcelles affectées aux enfants, comme au parc De Witt Clinton de New York en 1902, ainsi que le relève Galen Crantz [3].

Les adolescent·e·s témoignent des bénéfices qu’ils·elles tirent du jardinage : se détendre, respirer de l’air moins pollué, avoir le sentiment de faire du bien à ce qui les entoure.

Plus d’un demi-siècle plus tard, la pratique des jardins pédagogiques s’est considérablement développée. En France, l’un des lieux les plus significatifs — et médiatisés — de ce point de vue s’avère le collège Pierre Mendès-France, situé à Paris, dans le 20e arrondissement entre la porte de Bagnolet et la porte des Lilas, classé en réseau d’éducation prioritaire. Il s’agit en effet de la plus vaste ferme urbaine de la capitale, créée en 2014 sur une superficie de 4500 m2, dont la gestion a été confiée à l’association d’agriculture urbaine Veni Verdi fondée en 2010, qui respecte le cahier des charges de l’agriculture biologique. Son salarié Simon Ronceray, ingénieur agronome, aménage les espaces pour embellir le collège mais aussi produire des fruits et légumes, encadre les élèves lors d’ateliers et fait le lien avec les enseignants. Ces ateliers sont ouverts le midi, le mercredi après-midi et certains week-ends, ainsi que durant les vacances d’été ; les parents, habitants du quartier et bénévoles y sont souvent conviés. Le jardin comporte une serre, un coin forestier et même un poulailler. Interrogés en mars 2017 par Louise Tourret pour l’émission « Rue des écoles » de France Culture, les adolescent·e·s témoignent des bénéfices qu’ils·elles tirent du jardinage : se détendre, respirer de l’air moins pollué, avoir le sentiment de faire du bien à ce qui les entoure. Les professeur·e·s reconnaissent quant à eux que les élèves font ainsi de multiples apprentissages à l’extérieur en coopérant entre eux, sans se sentir aussi fatigués qu’en classe et sans avoir l’impression de « travailler », et que leur lieu de vie professionnelle se voit amélioré. Le jardinage permet de solliciter de nombreuses disciplines, notamment l’histoire-géographie et les sciences de la vie et de la Terre (SVT), par exemple pour l’observation des vers de terre, qui sont comptés et répertoriés selon leurs espèces, les résultats étant envoyés aux experts du Muséum national d’histoire naturelle dans le cadre du programme de sciences participatives « Vigie-Nature ». La mise en œuvre d’une mare durant l’année 2016-2017 a donné l’occasion aux élèves de 6e de visiter celle du Jardin naturel, petit parc public du 20e arrondissement, d’étudier la faune et la flore aquatiques en s’initiant à la biodiversité et de calculer avec leur professeur de mathématiques le volume des déblais nécessaires. Le creusement a été effectué avec l’aide des familles et de bénévoles durant « Les 48 h de l’agriculture urbaine », et ce projet a dès lors favorisé les liens du collège avec son quartier.

En France, de multiples dispositifs encouragent aujourd’hui cette utilisation pédagogique du jardin. Depuis 1996, l’opération « Adoptez un jardin », pilotée par le ministère de la Culture, vise à sensibiliser les publics scolaires à l’histoire des jardins mais aussi au paysage et à l’environnement. Elle consiste, durant une année, à créer une sorte de jumelage entre une classe d’élèves, du primaire au secondaire, et un jardin de la région, et à solliciter des intervenant·e·s spécialisé·e·s — paysagistes, plasticiens, conteurs, etc. — pour apporter leurs éclairages. Par ailleurs, les « Rendez-vous aux jardins », qui se déroulent depuis 2004 chaque premier week-end de juin, programment le vendredi de nombreuses activités dédiées aux scolaires : parcours de découverte, ateliers de rempotage, d’herbiers ou encore de fabrication d’hôtels à insectes. Lancé en 2004 par le ministère de l’Éducation nationale, le projet « Jardins format A4 » invite chaque élève en primaire à concevoir, réaliser, observer et prendre soin de micro-jardins, de la taille d’une feuille A4, qu’il s’agisse d’une plante qui pousse à travers le bitume, repérée dans l’espace public ou la cour de l’école, d’un petit aménagement en pleine terre ou d’un bac nomade, que l’enfant pourra emporter durant les vacances. Le « Concours des écoles fleuries », organisé depuis plus de quarante ans par l’Office central de la coopération à l’école et la Fédération des délégués départementaux de l’Éducation nationale, s’adresse aux écoliers et collégiens et mobilise chaque année environ 70 000 d’entre eux sur tout le territoire ; il prime les activités de fleurissement et de jardinage, à condition qu’elles soient réalisées essentiellement par les élèves, et incite au sens de l’autonomie et de l’initiative. Le jury tient compte de la qualité des plantations, des efforts d’embellissement, de leur intérêt éducatif et de la démarche pédagogique suivie. Enfin, durant la « Semaine du jardinage pour les écoles », soutenue depuis 1999 par le Groupement national interprofessionnel des semences et plants, les professionnels du végétal (Val’hor) et la Fédération nationale des métiers de la jardinerie, ce sont, à l’arrivée du printemps, des distributeurs qui accueillent les classes et conçoivent des animations en fournissant du matériel et des plantes : en mars 2017, 374 jardineries ont ainsi accueilli 2 200 classes maternelles et élémentaires.

D’autres données attestent l’intérêt actuel du milieu scolaire pour les jardins : lancé par le ministère de la Transition écologique et solidaire en novembre 2016, l’appel à projets « Potagers et jardins pédagogiques » a fait l’objet de plus de 10 000 manifestations d’intérêt et 1 354 établissements ont été désignés comme lauréats de l’opération, qui aide à financer la mise en place de potagers, jardins, mares et ruchers pédagogiques. L’école élémentaire de Coursac (Dordogne) s’est par exemple engagée dans la plantation d’un verger associant des arbustes à croissance rapide, comme les groseilliers, et des arbres à développement plus lent, tels que les cerisiers, et permettant d’enseigner aux élèves les cycles de vie des végétaux. À Rezé, en Loire-Atlantique, les professeur·e·s d’anglais et de SVT du collège Pont Rousseau se sont inspirés des « Incroyables comestibles » (Incredible Edible), mouvement d’innovation sociale lancé en 2008 par un groupe citoyen de la ville de Todmorden au nord-ouest de l’Angleterre, qui entend créer une abondance gratuite de nourriture à partager par tous. Le projet consiste à installer avec les élèves des bacs de culture destinés à la production de légumes, puis dans un second temps un jardin collectif en partenariat avec l’association « Maison », qui accueille des personnes sans domicile fixe. Il s’agit ainsi de sensibiliser de futurs citoyens à l’économie circulaire — qui vise à limiter la consommation de ressources naturelles — et aux nouveaux modes de solidarité.

Il s’agit de sensibiliser de futurs citoyens à l’économie circulaire et aux nouveaux modes de solidarité.

Les vergers pédagogiques se multiplient à Paris grâce au programme « Un verger dans mon école », lancé en 2014 par la mairie. Le premier a été réalisé dans la cour de l’école Maurice d’Ocagne dans le 14e arrondissement, avec la plantation, sur une pelouse de 300 m² séparée des deux cours de récréation des écoles maternelle et élémentaire, de vingt arbres fruitiers qui appartiennent à des variétés anciennes d’Île-de-France et sont conduits en formes basses, les premières branches démarrant à environ 50 cm du sol, afin que les enfants puissent facilement participer à l’entretien et la récolte. Depuis, plus d’une centaine de jardins de ce type, gérés sans traitement chimique, ont vu le jour dans les écoles de la capitale disposant de suffisamment de place et d’ensoleillement, et donnent lieu à de nombreuses activités, comme l’observation du cycle végétal ou la découverte de la faune du sol.

L’un des enjeux de tels projets concerne la nourriture. Dans un rapport de la Fabian Society publié en 2012, Rosie Boycott indiquait que 40 % des élèves quittant l’école primaire n’avaient pas la moindre idée de la provenance des fruits et légumes qu’ils consommaient. Comme le soulignait Flaminia Paddeu dans un précédent numéro [4], privilégier l’échelle locale pour la production de nourriture constitue l’une des voies, de plus en plus reconnues, de mobilisation civique en vue de la transition écologique et la justice sociale. Cet enjeu s’applique notamment à l’approvisionnement des cantines. La ville de Mouans-Sartoux, près de Cannes, fait pousser ses propres fruits et légumes pour nourrir ses écoliers sans surcoût, grâce à la limitation et au recyclage des déchets, et la proportion de bio dans les menus atteint 100 % depuis 2012. C’est l’une des seules communes de France de plus de 10 000 habitants, avec Grande-Synthe, dans le Nord, à y être parvenue, mais d’autres municipalités s’engagent dans cette direction.

Les potagers et vergers pédagogiques s’inscrivent à l’évidence dans ce sillage de la relocalisation et le jardinage à l’école se révèle l’une des meilleures éducations aux questions actuelles relatives à l’alimentation et au vivre-ensemble, tout comme à la biodiversité et à la protection de l’environnement. Il permet de renouer des liens avec le vivant et de conjurer ce phénomène qui touche notre époque : l’« extinction de l’expérience » de la nature, théorisée par les écologues Robert M. Pyle et Jim Miller, qui entraîne notre désintérêt pour celle-ci, ou encore l’« amnésie environnementale générationnelle », selon l’hypothèse du psychologue Peter Kahn : « De génération en génération, les dégradations de l’environnement augmentent, mais chaque génération considère le niveau dégradé dans lequel elle grandit comme un niveau non dégradé — comme un niveau normal [5] ». Contre cet oubli, mettre les mains à la terre dès l’école inculque le sens du contact concret avec le monde. Jardiner, c’est apprendre à mieux le respecter et inventer l’avenir.

Paris, 23 octobre 2017

Post-scriptum

Historien des jardins et du paysage, Hervé Brunon est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses derniers livres : Jardins de sagesse en Occident (Seuil, 2014). Il est aussi jardinier.

Notes

[1Vacarme 80, été 2017, naissances.

[2« Les jardins scolaires : une école pour les jardiniers en herbe », dans Parchemins et jardins. Les jardins strasbourgeois du Moyen Âge à nos jours, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2004.

[3« Le Reform Park aux États-Unis (1900-1930) », dans Monique Mosser et Georges Teyssot (dir.), Histoire des jardins de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 1991.

[4« Manger local. Leurres et promesses », Vacarme 81, automne 2017.

[5Cité dans Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévot (dir.), Le Souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner, CNRS éditions, Paris, 2017, p. 15.