Vacarme 83 / Cahier

la Grèce après l’espoir : en attendant le possible réflexions sur le mouvement des solidarités locales

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la Grèce après l’espoir : en attendant le possible

Trois ans après l’élection de Tsipras et l’été de la désillusion, les solidarités grecques sont objet d’analyse par l’un de leurs protagonistes. Terreau fertile, laboratoire d’expérimentation, matière à repenser notre capacité à produire des politiques adaptées à nos désirs et à nos besoins, puissance transformative d’une « sphère collective par le bas ». À l’aune de la Grèce, il s’agit de tenter de renouer avec l’espoir, même si celui-ci doit être trouvé dans les replis moins visibles de l’activisme de terrain. À celle de l’Europe, il s’agit d’identifier les outils de la transmission au-delà des expériences nationales, et de mettre des mots sur le changement social et politique à espérer.

La tragique et récente saga grecque offre un terrain fertile pour repenser les notions de politique et de pouvoir. Pour expliquer son échec, quelques truismes ont pu être conviés qui pourraient s’énoncer comme suit : « le pouvoir corrompt », « la trahison du populisme » ou « c’est un coup d’État ». Mais leur simplicité dérisoire a surtout servi à justifier des positions idéologiques, unilatérales et rigides, ou même peut-être à l’occasion à blanchir ceux qui avaient tout simplement capitulé. Ce qui s’est passé à la suite de la contestation politique en Grèce raconte d’abord une grande contradiction, celle qui oppose les institutions politiques établies (y compris à gauche) d’une part, et les désirs et mouvements populaires d’autre part. Le récit se décline différemment avec chaque soulèvement depuis 2011, des printemps arabes à Nuit Debout, puis de nouveau avec le Brexit, les élections de Trump ou de Macron, et les incertitudes des élections récentes en Allemagne. Ces discordances ont libéré des forces qui, à l’intérieur des frontières systémiques, ont certes bénéficié aux idéologies régressives, mais qui sont aussi à l’origine de grands ébranlements des pouvoirs établis, remis en cause, délégitimés, exposés à montrer au grand jour leurs maux et fragilités. Paradoxalement, cette saga a en effet marqué un retour des gens sur le terrain de la contestation qui a fissuré, parfois fait craquer même, les structures existantes de pouvoir. Autrement dit, elle a bien défini un terrain de lutte, émergeant et contesté, avec ses nouveaux entrants et ses possibilités inédites.

L’accession de Syriza au pouvoir en est un exemple paradigmatique : d’un côté la résurgence des possibilités de mobilisation populaire, de l’autre une chance — déjà manquée — de rupture radicale avec le TINA (« There is no alternative ») néolibéral. Cette occasion a nourri les espoirs et tissé la désillusion aux quatre coins de l’Europe. Mais elle a surtout mis à jour les asymétries, a. entre les structures de pouvoir politique et les protagonistes populaires en action, b. entre pouvoirs politiques et économiques. La première touche à la relation telle qu’a pu la décrire Raul Zibechi [1] entre l’État et la représentation démocratique d’une part et les sociétés mobilisées, passées à l’action, d’autre part. La seconde concerne les stratégies mises en place pour répondre à l’arsenal financier du capital globalisé (ou dans le cas qui nous occupe capté par l’Europe) qui met à sac les économies (et les moyens de subsistance) de nations, de peuples et de sociétés entières. En d’autres termes, il s’agit de la corrélation entre les pouvoirs (impérialistes) sur les démocraties et les États souverains qui les lie aux corps internationaux — comme la Troïka, le FMI, la BCE… qu’on appelle maintenant « les Institutions » ! Sur ces deux fronts, la gauche et les mouvements de contestation ont trouvé les limites de leur discours, de leurs pratiques et de leurs stratégies politiques, échouant à exploiter les premières fissures du système. Même si les conditions étaient favorables, au moins du point de vue des représentations politiques, en Grèce mais aussi dans les pays du sud de l’Europe (les PIGS), il n’y a pas eu de solidification d’un pouvoir matériel assez fort pour contrecarrer le chantage financier et initier le changement.

La résistance au pouvoir politique croisait et interagissait avec la politique de la vie quotidienne.

Dès lors que la gauche se focalisait sur une analyse essentiellement financière de la crise, elle s’enfermait dans des positions défensives, et un discours anti-austérité (ouvriériste) avec ses revendications de justice sociale. La dispute sur les structures de domination (impérialiste) a alors été réduite à des considérations sur la politique monétaire et l’euro. Ces exigences et ces objectifs, aussi justifiés soient-ils, ne rencontraient qu’en partie les sentiments, désirs et pratiques des soulèvements populaires qui ont secoué le pays. Le peuple grec a manifesté en masse en réponse à l’assaut néolibéral sur la législation sociale et la législation du travail, qui affectait évidemment leur vie. Mais il répondait aussi à la diminution de souveraineté que subissait la Grèce, et par là à celle de sa propre souveraineté comme peuple libre de décider de son futur. De fait les gens avaient développé un discours qui, même fragile, même incomplet, insistait sur la démocratie et sur leur propre exclusion de la démocratie. Ils visaient les représentants et les structures (et leur monopolisation) du pouvoir politique comme tels. Une série d’évènements tous azimuts (grèves, occupation des places, occupation des bureaux de vote) et de processus (assemblées populaires, désobéissance civile, réseaux de solidarité, coopératives autogérées) pouvaient donc être compris comme une véritable révolte du Démos contre ses Archontes [2].

le mouvement de solidarité local et le protagonisme populaire

L’intensité de la contestation populaire, de la culture combative et de l’expérimentation qui a eu lieu entre 2011 et 2015 n’a pas de précédent depuis une génération, et la chute du régime en 1974. La période se distingue par la croissance exponentielle du nombre de lieux et réseaux autogérés et participatifs issus d’initiatives et d’actions populaires. Le mouvement de solidarité est l’une des manifestations les plus nobles de cette politique culturelle émergente, qui constitue un protagonisme populaire capable à la fois de résistance politique et de changement social. Né du mouvement des places, il est la forme spécifique que le mouvement local anti-Troïka a pris lorsque les conséquences de l’austérité se sont durcies.

Actif dans tous les champs de la reproduction sociale, il a expérimenté des pratiques socio-économiques alternatives dans la santé, l’alimentation, l’éducation, l’économie solidaire et coopérative, la solidarité avec les réfugiés, les monnaies secondaires, la culture entre autres. C’est aussi l’expression d’une société qui tient, et se dresse contre les diktats des « mémorandum » avec leurs effets sur l’exclusion financière, sociale et politique, mais surtout qui fait l’expérience de ses facultés à construire des réponses et des structures collectives.

La résistance au pouvoir politique croisait et interagissait avec la politique de la vie quotidienne. Son ouverture à tous, son horizontalité, son caractère participatif ont permis au mouvement de solidarité de nouer au cœur de ses pratiques le mécontentement populaire, les nécessités sociales et le désir d’agir, de résister et de créer. Il a ouvert un terrain d’expérimentation dont les qualités transversales lui ont permis de jouer un rôle dans les contradictions entre les institutions politiques et l’indignation sociale, venant interagir avec des affiliations politiques établies certes, mais à bout de souffle. Ses paradigmes tangibles d’organisation et de soutien ont été critiques pour la renégociation (et l’évolution) de convictions, de relations et de perceptions politiques. L’insistance sur l’autonomie et l’égalité, les services gratuits et mutualisés, la participation à la décision et la pratique de la solidarité ont eu des effets constitutifs. Le mouvement a permis la découverte et l’impulsion de ressources sociales discrètes et d’une intelligence collective qui, en forgeant des pratiques nouvelles, ont rafraîchi et étendu le vocabulaire de la résistance et les processus de participation démocratique. En ce sens, au-delà même du filet de sécurité tendu aux victimes d’une paupérisation brutale, le mouvement solidaire a établi des espaces et des rituels d’autonomisation tant personnels que sociaux. Chaque structure de solidarité a joué le rôle d’incubateur de relations sociales et de réponses collectives inédites. Comme intersection entre le personnel et le communal, le social et le politique. Comme un nœud au cœur des réseaux autogérés là même où se déchirait un tissu social fragilisé. Faisant dès lors advenir une nouvelle sphère de l’action politique.

Au-delà donc du recours pratique dressé contre les effets de l’austérité, contestations sociale et politique se sont trouvées intimement mêlées, permettant d’intégrer la lutte anti-Troïka et la vie quotidienne, personnelle et locale. Le développement d’espaces et d’expériences locales de la démocratie a permis d’une part de renforcer la base sociale de la résistance au pouvoir politique, d’autre part de remettre en cause le modèle et les structures même de la représentation, de l’État providence et du pouvoir, comme tels. Qu’elles aient abouti ou pas encore, ces tentatives de participation populaire et d’économie solidaire ont été l’expression d’un désir partagé et de la possibilité même de démocratie véritable, de souveraineté populaire et d’économie autogérée et durable. De nombreuses pratiques ont été testées en outre sur le terrain, qui pourraient inspirer des réformes et des changements structurels beaucoup plus larges — nous y reviendrons. Le mouvement de solidarité local peut donc être analysé comme un laboratoire de l’élargissement et de l’agrandissement de la participation civique et de la gestion démocratique à divers champs de l’activité économique et de la reproduction sociale.

Plus que des mécanismes de soutien, les structures de solidarité peuvent être envisagées comme des véhicules et des initiatrices du protagonisme et de l’activation populaire qui ont traversé et modifié la Grèce. Les structures de solidarité sont un laboratoire d’expérimentation sociale à grande échelle présentant des qualités constitutives pour une nouvelle topographie des relations sociales et de la subjectivation politique, qui ont jeté les bases d’alternatives politiques dans de nombreux champs. C’est comme paradigmes transfiguratifs et forces transformatives qu’elles prennent leur sens, plutôt que comme alternatives ou soutien à un État providence déliquescent. Cette capacité de création, en même temps que ses résultats tangibles, ont distingué le mouvement d’autres acteurs sociaux et en ont fait le porteur sinon l’incarnation même du discours d’espoir et de changement potentiel en Grèce. Pourtant, la contribution, le travail de fondation et la centralité — j’insiste — du mouvement de solidarité comme moyen de constituer des espaces et des processus changeant les corrélations de pouvoir à l’intérieur de la Grèce — en même temps que l’échelle des possibilités qu’elles ouvraient — ont été négligés par une gauche politique obnubilée par le « pouvoir central de l’État ». Alors que le mouvement de solidarité se voyait bien lui-même comme partie intégrante de la lutte contre les memoranda, la Troïka et les élites, il n’a jamais reçu l’attention que l’on pourrait prêter au terrain constitutif d’un pouvoir (populaire) d’un autre type. Par conséquent le potentiel ouvert par ces alternatives économiques, même primitives, même à petite échelle, a été occulté alors qu’il aurait pu offrir la résilience et la marge de manœuvre nécessaires contre les chantages financiers. Mais une telle perspective aurait nécessité de se consacrer en priorité à la préparation et à la mobilisation du protagonisme populaire plutôt qu’à la victoire électorale et à la conquête de l’État, soi-disant pouvoir.

Le mouvement solidaire s’intéresse aux dynamiques du pouvoir politique, mais ne le conçoit pas comme la source principale du changement.

La désillusion qui a suivi le « kolotumba » (revirement) de Syriza après le référendum « OXI » en juillet 2015, et la prise de conscience de la condition permanente du contrôle extérieur, de la crise et de la pauvreté ont pris de court de nombreux militants des solidarités. S’imposait une tâche qui s’est avérée bien trop lourde pour le mouvement — celle qui aurait consisté à définir une perspective politique commune. S’arc-boutant intuitivement et avec réalisme sur son rôle de soutien, et alors que l’espoir s’éteint au point de sembler disparaître de l’horizon, il prend alors le risque de se trouver réduit à « un concept philanthropique de solidarité, avec des exigences moins d’égalité que de lutte contre la pauvreté », comme on a pu l’entendre en 2014 lors des réunions organisées sous l’étendard de RIPESS [3]. Ce modèle forme sous des noms variables (la « Big Society » des conservateurs anglais menés par Cameron, ou la « société participante » du roi des Pays-Bas) la stratégie néo-libérale de remplacement de « l’État providence » par la « société civile ». Un rôle contre lequel les structures de solidarités se sont toujours insurgées, à raison.

Cependant, la perspective qui envisageait les structures de solidarité comme nécessaires et contingentes à la « survie » face à la crise humanitaire, et dont le but était avant tout de rétablir la possibilité d’un État providence, a épuisé le potentiel transformatif et démocratique du mouvement. Les politiques publiques destinées à venir en aide aux plus pauvres ont effectivement allégé la charge des solidarités, en particulier dans le domaine de la santé et jusqu’à un certain point en matière de survie alimentaire. Pour autant leur nécessité ne s’est pas évaporée comme certains l’avaient espéré. Et dans ce contexte nouveau, le cadre distributif de la solidarité s’est trouvé dans une impasse. Sa complémentarité avec les programmes d’État s’est trouvée privilégiée sans qu’elle soit l’objet d’un récit collectif, aux dépens d’une interprétation transformative des actions de solidarité.

à la croisée des chemins, construis ta route !

Pour répondre à la question : que faut-il pour restaurer le mouvement de solidarité, ou entretenir son potentiel transformatif ? il faut réfléchir à ce que son expérience permet de penser des notions et de la pratique de la politique, du changement et du pouvoir. D’abord, en commençant par le politique, il n’a jamais été question pour le mouvement d’exprimer une position (rhétorique) ou un programme comme l’aurait fait un parti. Il s’agirait plutôt d’un processus ouvert de retour critique ou évaluatif qui pourrait influencer les pratiques et les rendre mieux à même de répondre à un contexte de changement des besoins et d’émergence des luttes. Les liens étroits du mouvement avec la société le rendent sensible à ses changements et mieux à même d’ajuster ce qui doit l’être, à la fois en tant que collectif palliant les besoins sociaux, en tant qu’espace de démocratie locale, et en tant qu’incubateur de transformation sociale.

Et pourtant le ralentissement de la mobilisation et de la contestation depuis deux ans constitue un terrain particulièrement difficile pour le futur du mouvement. La moindre virulence ces derniers temps du récit commun (même vague) anti-libéral et anti-Troïka fragmente des initiatives plus introverties. Celles-ci nourrissent pourtant une réflexion qui touche aux dimensions stratégiques des réseaux de solidarité et de coopération. Avant de développer ce dernier point, je voudrais préciser les éléments qui dans l’expérience des solidarités permettraient d’utiliser son ancrage social, son potentiel transfiguratif et sa culture politique au bénéfice de la consolidation d’un pouvoir matériel, politique et social.

Premièrement, il faut souligner la distance que les structures de solidarité maintiennent avec les partis, même lorsque certains de ses membres y sont affiliés. Notons au passage leur appréciation très critique de la culture du conflit des mouvements sociaux - des syndicats au mouvement antagoniste. On pourrait estimer que ce dernier était d’ailleurs en partie modelé sur une articulation maintenant obsolète de la contestation sociale et politique.

La division croissante entre « les relations organiques entre l’État ou société politique et la ‘’société civile’’ », pour reprendre la formulation de Gramsci [4], détermine le rôle politique du mouvement de solidarités. Ce dernier est même le fruit de la rupture de cette « unité historique ». Il constitue bien les « formations que les groupes subalternes produisent eux-mêmes », et que l’on peut distinguer en trois sortes : ceux qui « proclament leur caractère limité ou partiel ; ceux qui affirment leur autonomie de groupes subalternes mais à l’intérieur des cadres existants ; et ceux qui affirment une autonomie intégrale. » Gramsci affirme en outre que « les classes subalternes, par définition, ne sont pas unifiées et ne peuvent s’unir que si elles sont capables de devenir un État. »

Comme base sociale d’une lutte politique majeure — incluant sans l’épuiser la bataille pour le pouvoir étatique —, le mouvement solidaire s’intéresse aux dynamiques du pouvoir politique, mais sans l’ignorer, ne le conçoit pas comme la source principale du changement. Il le comprend, dans le processus de consolidation d’un pouvoir transformatif social, comme un facteur permettant la généralisation de son propre paradigme transfiguratif, comme stratégie hégémonique de changement. C’est une expérience qui résiste à la réduction du mouvement à l’humanitaire ou au rôle de simple alternative ou de production de zones autonomes temporaires (TAZ) [5] dans un système d’injustice et d’inégalité. L’intégration pratique des luttes sociales et politiques en fait un terrain fertile pour cultiver en même temps « l’autonomie intégrale » des classes subalternes et une unité plus organique entre la « société civile » et « l’État ».

Tirant les conclusions de l’expérience latino-américaine, Marta Harnecker [6] a pu dire que « nos gouvernements héritent d’un appareil d’État dont les caractéristiques lui permettent de fonctionner dans un système capitaliste, mais sont inutiles à un voyage vers une société humaniste infusée de solidarité, une société qui non seulement place l’humain au centre de son développement, mais en fait aussi les acteurs principaux du processus de changement. » Avant de poursuivre : « Il est indispensable que les fondations du nouveau système politique soient construites… en créant des espaces pour la participation politique, préparant les gens à exercer le pouvoir à tous les niveaux, du plus simple au plus complexe. Ce faisant, ils promeuvent la création d’un État nouveau par le bas, ou d’un non-État qui remplace l’ancien. »

Loin d’imaginer les structures de solidarité comme un nouvel État, on détecte bien leur potentiel comme « non-État ».

Loin d’imaginer les structures de solidarité comme un nouvel État, on détecte bien leur potentiel comme « non-État ». Le mouvement de solidarités, les coopératives autogérées et les innombrables initiatives populaires locales (des collectifs culturels aux associations de parents) pourraient composer, ou être imaginés comme un écosystème unique qui aurait le potentiel pour constituer une « sphère publique par (ceux d’) en bas ». Elle serait différente de par ses structures politiques et culturelles (inclusives, participatives, et démocratiques) des autres formations et acteurs, sans être détachée du terrain dominant de l’antagonisme politique. Sa capacité à générer et à disséminer des pratiques et des lieux de participation populaire et d’autogestion comme processus intégré d’émancipation serait dès lors centrale. En ce sens le rôle des solidarités locales dans la formation de ce que l’on pourrait appeler des extitutions populaires définies comme des institutions extérieures et tournées vers l’extérieur, est essentiel mais exigeant. Il s’agit de fusionner l’affirmation de la souveraineté populaire avec la construction d’un pouvoir social, et de concevoir par-là une stratégie de consolidation du pouvoir au-delà du pouvoir étatique. Ce processus diffère de celui de la délégation de pouvoir ou du remplacement de ceux qui sont au pouvoir, il s’intéresse au processus même d’exercice du pouvoir. Dans ce cadre, la question n’est pas tant, « prendre ou ne pas prendre le pouvoir ? », mais « quel modèle (de pouvoir) » et « comment consolider le pouvoir ? » 

Deuxièmement, il s’agit de décrire des politiques émanant des pratiques testées par la « sphère publique d’en bas ». Ce travail permettrait évidemment de renforcer sa capacité à faire passer dans le domaine public ses politiques et qualités transformatives. Le terreau dont on pourrait s’inspirer est extrêmement riche mais une première évocation pourrait s’appuyer ici sur deux exemples. Le premier concerne la collecte et la redistribution de médicaments, telle qu’elle a été développée par les cliniques solidaires. Le second concerne le paradigme de la désintermédiation, appliqué d’abord à la nourriture, et dans certains cas à d’autres biens de première nécessité. Les solidarités cliniques ou de la désintermédiation ont exprimé la revendication d’un système de santé universel et de la justice alimentaire. Mais les deux ont aussi produit des pratiques à potentiel transformatif plus profond que cette simple référence à la justice sociale. Ces pratiques pourraient être utilisées pour remanier la structure même du système de santé publique et la domination des gros distributeurs dans la chaîne alimentaire et agricole.

Brièvement, la campagne de réutilisation des médicaments est fondée sur la définition de ceux-ci comme bien commun plutôt que comme bien public. Elle constitue dès lors un processus de mise en commun entre ceux qui offrent leurs médicaments gratuitement et ceux qui les reçoivent gratuitement (en donnant même dans certain cas leurs excédents), mais aussi ceux qui organisent cet échange bénévolement. Une telle opération implique une chaîne de distribution entièrement différente, et modifie le rapport entre l’utilisateur et le fournisseur (ici de médicaments). Une politique qui tendrait à intégrer de tels comportements dans le système public en changerait la fonction et la structure.

Parallèlement, les mouvements de désintermédiation, ou les coopératives autogérées, remettent à l’ordre du jour la souveraineté alimentaire, la production locale, et la reconstruction des capacités d’un pays. Il s’agit de petites opérations locales formant un réseau étendu et décentralisé. En se passant des intermédiaires entre producteurs et consommateurs, le mouvement de la décroissance est le paradigme même de la logique décroissante. Une politique fondée sur une telle expérience remet en cause deux politiques majeures du gouvernement : la production agricole tournée vers l’exportation, et la centralisation des chaînes de distribution par quelques chaînes de supermarchés.

La formulation de telles politiques oblige à s’éloigner des contraintes (et du « réalisme ») de l’endettement et de la supervision européenne pour susciter un autre imaginaire social. Elle correspond aux besoins des gens et assure leur participation. L’organisation horizontale des solidarités en même temps que la mise en place de processus de transformation d’espaces populaires de production et d’initiation de politiques pourrait être constitutive des agences et institutions de la « sphère publique par le bas ».

Troisièmement, les événements récents ont montré que les aspirations politiques ne suffisent pas : même après avoir gagné l’accès au gouvernement, il faut encore avoir le pouvoir. L’exemple de Syriza est évidemment paradigmatique. La mise en application d’une politique repose non seulement sur le pouvoir institutionnel mais aussi sur le pouvoir matériel. Il faut pouvoir convaincre et motiver pour tourner une action sociale en une force concrète dans le but de confronter les habitudes, les structures et les intérêts établis. Les politiques émancipatrices et transformatives ont besoin des structures matérielles correspondantes pour convertir des désirs et des volontés en pouvoir, et une politique en réalité. Dès lors que le mouvement de solidarité est ainsi entendu comme processus de construction de pouvoir fondé sur un protagonisme populaire, deux problèmes se posent.

D’abord, remarquons que le mouvement tend à l’expansion du champ de la distribution (c’est-à-dire aussi de la reproduction sociale) vers celui de la production. Cela concerne une majorité des initiatives les plus actives, dès lors qu’elles prennent en compte le besoin de développer des structures permanentes, c’est-à-dire des unités de production et éventuellement des emplois, comme outil pour devenir autonome et réduire le nombre de gens qui dépendent de leur aide. Il s’agit de transformer un réseau informel en un écosystème intégré de solidarités et d’économie coopérative, qui contrevient à la logique néolibérale du marché. Dans un champ plus large, la progression de ce qu’on appelle un « troisième secteur » entre le privé et le public s’est accélérée en Grèce du fait des réformes économiques et du chômage longue durée. On peut parler d’un nouveau champ de conflit social fortement lié au développement — et à l’hégémonie — de différents modes de production, circulation et consommation. L’adoption de nouvelles législations, si elle risque de faire passer le mouvement du côté de la simple alternative, dénote aussi du rôle des structures de solidarité, des coopératives autonomes, des réseaux des communs qui ont émergé ces deux dernières années comme des agents essentiels d’un éco(nomique)système social intégré, de la production à la reproduction.

Ensuite, il n’est pas toujours facile de réaliser les efforts nécessaires pour accroître leurs opérations et leur durabilité sans entacher leur caractère démocratique, ouvert et participatif. Ce qui revient en général à développer les technologies et les réseaux correspondant aux impératifs et aux pratiques collectives de cet écosystème. Comment passe-t-on de structures individuelles à des infrastructures connectées qui s’étendent vers l’extérieur, plutôt que de générer de la croissance interne, et qui pourraient alors offrir des conditions matérielles se substituant à l’écosystème, et présentant d’autres avantages et relations socio-économiques ? Une solution consisterait à les envisager comme un écosystème qui obéirait aux logiques locales et décentralisées du peer-to-peer et de l’open source, typiques des initiatives qui caractérisent les relations, les économies et les formes des technologies de l’information et de la communication (TIC) les plus récentes. La synchronicité de deux mouvements fait de ces technologies une opportunité réelle au bénéfice de l’innovation collective et sociale, qui pourrait alors s’étendre en dehors d’un contexte strictement national, et trouver ancrage dans des synergies internationales et des réseaux émergents.

Cet intérêt se manifeste par le nombre croissant d’activistes TIC et de chercheurs se consacrant au développement d’outils qui puissent :

  • Incarner les pratiques collectives au cœur des technologies, qui peuvent ainsi aider à la dissémination de relations et de formes sociales.
  • Accroître l’efficacité organisationnelle, les capacités productives et externalisées de chaque collectif sans sacrifier à la logique participative locale.
  • Rendre possible la transition de structures de solidarité à des infrastructures permettant dès lors un pouvoir accru et une meilleure durabilité des initiatives contre les pressions extérieures à cet écosystème.
  • De tels développements supposent la définition d’un intérêt collectif qui dépasse de simples idées, comme force unificatrice et motivante qui puisse renforcer les actions transformatives.

Développer et rassembler une « sphère collective par le bas » et « des économies et infrastructures socialement intégrées » pourrait être l’occasion de renouveler un discours unificateur fondé sur les expériences réelles des solidarités, des coopératives autogérées et de la pratique des communs. Et permettrait aussi dans tous les cas de faire avancer l’étendue et le pouvoir politique de cet écosystème, faisant à nouveau espérer la possibilité d’un conflit avec le pragmatisme néolibéral et les superstructures post-démocratiques. On s’autoriserait alors peut-être à imaginer ou inventer un monde au-delà du marché et de l’État, vers un futur post-capitaliste.

Post-scriptum

Christos Giovanopoulos est activiste, auteur et éditeur grec. Il est membre notamment de Komvos for Social Economy, empowerment and Innovation.

Traduit de l’anglais par Laure Vermeersch. Photo : Guerre des paysages de Dimitris Alexakis.

Notes

[1Dispersing power : Social states as antidate forces, Raul Zibechi, AK Press, 2010.

[2L’antithèse politique majeure de l’époque est celle des « gens » contre les « élites établies ». Ce cadre est destiné à rester hégémonique tant qu’une nouvelle unité organique ne se sera pas établie entre les structures de la représentation et la société civile. Il en sera question plus loin, mais d’ici là quiconque parvient à exprimer les intérêts, et les pratiques des « gens en révolte » contre ceux qu’il définira comme les « élites » pourra colorer les processus politiques du moment et aspirer au pouvoir.

[3Réseau mondial de réseaux continentaux engagés dans la promotion de l’économie sociale et solidaire.

[4Antonio Gramsci, 1971, Selections from the Prison Notebooks, “History of the Subaltern Classes : Methodological Criteria”, p.52, London : Lawrence and Wishart.

[5Pour reprendre le terme introduit par l’anarchiste sufi Hakim Bey en 1990.

[6Marta Harnecker, 2015, A World to Build : New Paths toward Twenty-First Century Socialism, New York : Monthly Review Press.