Vacarme 83 / Cahier

détours de Ville lumières

par

« Il va pour s’écrier : “Pauvre de moi !”, mais il reste sans voix.
Il gémit : voilà tout son langage, et ses larmes coulent
sur une face inconnue ; de naguère, seule lui reste la pensée. »
— Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, Diane et Actéon

Noir

Qui bouge. On a bougé. Qui a bougé. Qui est par terre. En bas. Qui est par terre à rester là. Là comme il est sur le trottoir en bas du mur sous les fenêtres. À quoi faire. À vouloir quoi. À chercher quoi la nuit dans le noir où sont plongés le toit. La façade et la cour. La flaque où sautille un moineau. Les arbres et les panneaux. Les toits, les façades et la rue. Qui est là dans la rue. Sous les fenêtres en bas du mur. Qui est par terre à traîner. Dans la rue par terre à chercher quoi, à vouloir quoi par terre à traîner comme il fait. Comme il le fait par terre à se traîner comment. Comme en bouchon, comme en chiffon, comme en guenille. À traînasser. Par terre à lanterner. Par terre à lambiner. Par terre à s’attarder sur le trottoir en long. De travers au milieu. À rester là par terre à s’attarder. Seul à s’éterniser, à s’employer à rester là dans la nuit qui est là. Qui dure et continue. Qui continue à s’étendre, à s’aplatir, à se traîner. Qui reste à se traîner. Qui continue à rester là. Qui s’éternise à s’entêter. Par terre à s’entêter. À s’entêter autant. À s’entêter à s’entêter. À insister pour se tenir par terre à paresser. Par terre à fainéanter sur le trottoir en long à rien y faire. À n’y faire rien de rien. Rien de bien. Rien de bien clair. Rien comme il faut. Rien qui ressemble à quelque chose. À quoi. Qui lui ressemblerait. À lui. Lui qui ressemble à rien. Lui qui est là. Qui ne fait rien. Lui qui fait quoi sinon bouger. Bouger à peine autant qu’un blessé gît. Qui tremble et s’évanouit. Qui bouge à peine au bout des doigts, des pieds, de la poitrine et des cheveux. Des yeux. Qui fait à peine un bruit. Qui fait tout juste un râle. Il fait tout juste un râle. Un souffle. Un bruit de tête. Un son de quoi. Des bras, des jambes, un tremblement. Moins qu’un soupir. Il gît comme à devoir sembler ne plus se relever. Comme à devoir sembler rester par terre en long. De tout son long. Par terre en loque comme on traîne à rester dans le noir. À traîner comme il fait sur le sol. À traîner comme il traîne à longueur de trottoirs. À longueur de rues. À traîner comme il traîne à longueur de nuits. Comme à n’en plus pouvoir. Comme à n’en plus pouvoir des nuits. Des rues. Des trottoirs. Comme à n’en plus pouvoir de s’y trouver. De rester là. De traîner là. De traîner sans répit. De traîner sans cesser. Par terre en bas du mur sous les fenêtres à traînasser. Comme un ver rampe en vain. Comme à n’en plus savoir quoi faire après. Comme à n’en plus savoir comment. Comme à n’en plus vouloir quoi d’autre. À part traîner par terre. À part traîner comme un tas traîne. À part tenir au sol le temps qu’il faut. Par terre à faire un tas en long en travers du trottoir. À faire rien d’autre. À faire rien. Rien faire. Encore. À faire rien d’autre. Indéfiniment rien.

David

Qui. Qui quoi. Qui qui. Qui qui est qui. Qui qui est là. Qui qui est quoi. Qui est en tas. Qui fait un monticule. Un tas par terre. Un tas de quoi, lui qui est là depuis le temps qu’il tient. Depuis des lustres à tenir comme il fait. Comme il tient. Comme il traîne. À tenir au milieu de la nuit comme il reste à faire rien. Rien qu’un tas. Rien qu’à rien faire en tas. Rien qu’à rien faire à plat par terre. Immobile. Étendu. Perdu dans un sommeil perdu sous les façades au sol. Lui qui s’étale. Lui qui gît. Lui qui pend dans la rue dans la nuit. Allongé sur le flanc. Sur la hanche et l’épaule. La tête au bout.

Vaillant

Quel bout. Le bout où. La tête où. Les pieds où. Couché comme il se trouve. Étendu comme il est. D’un renversement muet dans son sommeil avec le poing dressé. Le poing serré levé. Le poing en l’air. À l’équerre au-dessus. Le poing qui tient crispé levé dressé dans la nuit, nu la nuit dans la rue nue. Le poing serré sur quoi. Le poing levé vers où. Le noir autour est un décor fuyant plein de la clameur tue des prostrés sans attente. Tous ensemble impavides. Droits tendus. Tous ensemble immobiles, levés, couchés. Étendus comme il l’est. Comme on l’est sur un lit de douleur comme on l’est dans un drap de pudeur. Le visage est caché jusqu’au nez, la bouche exhale, le menton pend. Le corps se tient. Le corps se tient dans la difficulté.

Namir

Quelqu’un s’éloigne à pas pressés le cou dans des épaules. Les pans de son manteau flottant autour de sa silhouette en fuite. Elle file. La silhouette à pas de loup file. Elle file à pas pressés. Le manteau fait dans son dos sa trace. Sa trace se mêle au noir, en s’éloignant, sa trace s’efface. Sa trace se perd, elle est perdue. Perdue déjà. Puis rien. La rue déserte. Avec la rue, le parc. Un fourré. Des arbres. Un toboggan. Des balançoires. Un bac à sable et des gazons. Des allées. Des allées viennent et vont. Des allées passent au milieu des parterres. Un portillon grince et claque. Il y a l’égout. Le caniveau. Des journaux chiffonnés. Du vomi. Des mégots et des sacs en plastique. Un gant. Un seul. Un portail clos dans la lueur de la veilleuse. Un rôdeur pisse sous le halo. Le vent remue de l’herbe. Un aboiement. Des volets s’ouvrent. On tape. On hurle. Un avion passe au-dessus d’un toit. D’un autre toit plus loin. Plus loin déjà. Plus loin c’est un pays. Quel pays.

Vilain

Depuis le temps qu’il est sous la lumière au pied de l’escalier. Depuis le temps passé dans la lueur immobile immobile. Étendu depuis le temps passé couché. Depuis qu’il est couché de tout son long. Depuis longtemps par terre étalé sans bouger. Par terre sur le trottoir où passe en reniflant quelqu’un d’enchifrené. Quelqu’un l’évite et fait le tour du peu qu’est ce qu’il est. Le peu qu’est ce qu’il est qui dort. Le peu qu’est ce qu’il est qui gît. Le peu qu’est ce qu’il est qui n’en est plus. Qui n’en est plus assez. Qui n’en est plus déjà. Le peu qu’est ce qu’il est qui n’est plus lui. Qui n’est plus là debout, levé. Qui gît depuis le temps passé par terre étalé dans la lueur inerte inerte au pied de l’escalier. Dans le peu de lumière au bas des marches.

Orange

Un coin d’éternité dans sa torpeur. Devant la rue et dans la rue la nuit sa fuite. Toujours la rue qui fuit par le milieu. La rue par le milieu s’étire et s’assombrit. La rue par le milieu qui semble une échappée vers où. Là-bas une autre rue où fuir. Où fuir une autre rue. Une autre rue dans quoi la fuir. Rejoindre une autre nuit. Laquelle. La nuit traîne en longueur. On n’en voit rien qui sorte. Ou si peu. Si peu si peu. Si peu de la parcimonie des lueurs. Si peu de la parcimonie des bruits. Un grelot. Un signal. L’heure au clocher qui sonne. Un faisceau tourne au ciel. Un éclat. Un fanal. Un point qui part dedans comme un départ vers elle encore. Une enfoncée dans la nuit comme un trou devant elle. Un déferlement plat.

Gilles

Il y a ceux dans la nuit qui sont où. Ceux qui sont ceux qui sont où. Ceux qui sont ceux quelque part. Ceux qui sont ceux qu’on n’a pas vus. Qu’on n’a pas vus venir. Qu’on n’a pas vus passer. Ceux qui sont ceux qui sont n’importe qui. Qui sont de n’importe où. Ceux qui sont ceux qui ne sont pas restés. Qui n’auront rien laissé. Dont on n’aura rien su. On n’en aura rien su d’eux qui sont ceux qui sont qui. Qui sont fichus comment. Qui ont un air de quoi. Qui ressemble à qui donc. Qui sont comment. Qui sont combien. Qui sont lesquels. Eux qui sont qui tous ensemble. Eux qui sont tous ensemble où dans la nuit. Tous ensemble entraînés dans la nuit par la nuit. Par la nuit sans partage. Eux qui sont ceux que la nuit prend. Que la nuit tient. Que la nuit lie aux ombres. Aux détours. Aux recoins. La nuit les dissimule, la nuit les envahit. Les uns les autres ensemble au milieu de la nuit. La nuit les noie. La nuit les tait. La nuit les indifférencie. Ceux que la nuit confond du même aveuglement. Pris dans la même obscurité. La même opacité. La même inadvertance. Ensemble entre eux la nuit.

Post-scriptum

Alain Hobé est écrivain. Il est notamment l’auteur de Lieu commun, aux éditions Fissile, ainsi que d’Étoiles ennemies et Voïvoda, publiés par les éditions de l’Arachnoïde. Ville lumières, dont ces détours sont extraits, est le titre de son prochain livre, à paraître.