Vacarme 83 / Cahier

ailleurs et autres lieux digressions théoriques autour d’une autobiographie

par

Ces lignes sont autobiographiques et déstructurées, comme toutes les autobiographies restituées dans la spontanéité du moment qui les impulse. Il s’agit en l’occurrence du projet Navigating développé par Hinrich Sachs, professeur d’histoire de l’art à l’Académie royale des beaux-arts à Stockholm. À travers des objets personnels qui ont accompagné leurs parcours de vie, les participant·es étaient invité·es à interroger les notions d’appartenance à l’espace, de centre, de périphérie. Chercheuse sur les migrations, migrante aux ailleurs complexes, citoyenne sans pays fixe, j’étais cet objet par excellence. So what ?

Epochè. L’urgence de repenser l’altérité et la mobilité humaine n’est plus à démontrer. Écrire ces mots, et m’arrêter net, suspendue au bord d’une épochè aussi impossible que nécessaire. Par la fenêtre de ma cuisine en région parisienne, la lumière froide du soleil scintille parmi les branchages. C’est l’hiver 2017, l’Aquarius a cessé ses opérations de sauvetage en Méditerranée, l’armée italienne a envoyé des militaires au Niger pour renforcer la lutte contre le trafic humain qui passe par la Libye. Naviguer du regard dans un jardin abandonné, toute pensée interrompue. Comment en est-on arrivé là ?

Deux scènes. La première est une photo fixe : le petit Eylan rendu par la mer, après le naufrage du bateau à bord duquel il avait embarqué avec sa famille. Déposé sur le sable des côtes grecques, en tee-shirt rouge et short bleu marine, il est comme endormi sur une plage déserte. L’enfant est une victime que l’Europe n’a pas su sauver de la barbarie de l’histoire. La deuxième scène est mouvante : une marée humaine forçant la frontière turco-grecque, s’enfonçant vaille-que-vaille en terre européenne, gommant les frontières et forçant l’enceinte d’une civilisation dominante : c’est l’invasion des barbares. Dans les deux cas, ce sont pourtant les mêmes migrants. L’une est la mauvaise conscience de l’humanité et sa chance manquée de rédemption, l’autre réactive une hantise longtemps évacuée par la mémoire collective européenne.

Le migrant est-il le nomade du XXIe siècle, comme certains se plaisent à dire ? Il serait alors un nomade bien altéré par le poids de l’histoire.

Printemps (in)attendus. Janvier 2011 et suivants. Des soulèvements comme une traînée de poudre : Tunisie-Égypte-Libye-Bahreïn-Yémen-Syrie. Les débats s’embrasent. Certains saisissent la lame de fond qui emporte les sociétés arabes et la Méditerranée avec, d’autres pas. Ce qui se vit comme une conversation animée, un thème de discussion intelligent, ou une opportunité en or sur un cv, je l’appréhende comme un moment fondateur. Prendre acte, accepter et me retirer, mais comment. Télévision, internet, journaux, télévision, internet, journaux, et ainsi de suite. Un monde virtuel tient lieu de réalité, et ravive en moi un magma abyssal de temps et de lieux.

Un frisson froid me parcourt et mon regard se reporte vers la fenêtre : le jardin est à l’abandon depuis plusieurs printemps maintenant.

Mais la Syrie. Mais le cauchemar. Les manifestations, les chars, les missiles sol-sol, les barils d’explosifs. Les armes chimiques, les photos du rapport César, le bûcher qui embrase le corps du pilote jordanien enfermé dans sa cage. Les hommes et les femmes par grappes de plus en plus denses traversant les frontières jordanienne, turque, libanaise. Les naufrages en mer, les contingents d’humains venus on ne sait d’où, le petit Eylan déposé sur le rivage, le petit Omran sorti des décombres hébété. Tout ça pêle-mêle et à la fois. Moment fondateur accouchant d’une monstruosité.

Transit, mais vers où. Février 2015, peu avant minuit, en région parisienne. Une femme et ses trois grands garçons, venus à l’improviste de Syrie, « pour une nuit ou deux ». Paris est une étape dans un parcours brumeux. La mère est en conversation téléphonique avec son « contact » qui, depuis l’étranger, se charge de la suite de son circuit. Elle hésite entre des destinations toutes inconnues. Dans la maison règne une animation désordonnée. À la télévision, les bavardages et rires des adolescents disputent l’espace sonore aux polémiques en boucle autour de la tuerie de Charlie Hebdo. Finalement, ce sera la Suède. Pile ou face.

Mémoire aux alouettes. 1996, le camp palestinien de Wihdat en Jordanie. Entretiens avec des familles réfugiées de 1948. L’histoire s’y vit imbibée de l’attente d’un retour devenu un miroir aux alouettes. L’exode dont la plaie ne se referme pas. Mémoire de la perte et humiliation de la tromperie. Souvenir de la vieille dame aux joues creuses et striées de rides finement tressées, racontant par le menu que s’ils n’étaient pas « partis », son mari n’aurait pas pris de seconde épouse. Amours brisées, mais par qui.

L’Anderer, c’est moi. 1989, à Paris depuis près d’un an. Quartier du Château d’Eau. Débat organisé par mon colocataire, un jeune artiste allemand, autour de l’altérité. Chez qui donc se déroulait l’événement ? Quel en était le public ? Anamnèse versatile. Le quartier que je venais de découvrir, africain bariolé et parisien tout à la fois, décrit comme un coupe-gorge, m’avait saisie. Dans le restaurant africain rue du Nord où nous avions mangé (qui « nous » ?), le vague souvenir qu’autour de la table, l’Anderer, c’était moi. Mais de qui donc étais-je l’autre ? Mémoire fourbe.

Pulsion de départ. Le vol Beyrouth-Nice sur la Middle East Airlines, le 10 octobre 1981. Premier voyage en avion. Difficulté à comprendre à quoi servaient la ceinture, la tablette au dos du siège devant moi, les boutons sur l’accoudoir. Sentiment désagréable de mise à l’épreuve. L’esprit comme posé sur de la ouate, flottant dans un étrange équilibre sur la réalité, à l’image de l’avion qui traçait son chemin, immobile au-dessus d’un tapis de nuages. En posant le pied sur le tarmac de l’aéroport de Nice-Côte-d’Azur en cette fin d’après-midi d’automne, je ne savais pas encore que la jeune lycéenne que j’étais venait de se tracer une altérité radicale. Comment relire, a posteriori, une telle pulsion du partir : quête d’ailleurs ? Désir petit-bourgeois et confus de distinction ? Mais encore ?

Altérations ? D’un côté, des nomades de la Mandchourie, du désert arabique ou du Sahara occidental, dont la migration structurait jusqu’à une période récente la géographie, l’histoire et l’identité. De l’autre, des travailleurs étrangers temporaires, saisonniers marocains en Espagne, artistes philippines [1] au Japon, domestiques sri-lankaises dans le Golfe, dont la mobilité est désormais régentée par les contraintes d’un capitalisme qui va en s’accélérant. Le premier monde quasiment disparu au profit du second, à la faveur des frontières étatiques et des injonctions contradictoires de la mondialisation. Le migrant est-il le nomade du XXIe siècle, comme certains se plaisent à dire ? Il serait alors un nomade bien altéré par le poids de l’histoire.

Altérer. Changer de composants, devenir autre.

Habitus. Panoplie de réalités migratoires et autant de mots pour désigner des identités en redéfinition. À la clé, des catégories administratives dérivées des jeux complexes des frontières. La sémantique de la mobilité participe, a contrario, de la définition de l’habitus de l’homme contemporain, circonscrit dès lors dans une territorialité durable. L’habitus sédentaire est consacré comme indicateur de progrès, couronné par l’homme-citoyen. Le migrant devient cet être potentiellement anémié : il présenterait des signes de carence en citoyenneté comme on manquerait de vitamines. Sa seule présence renvoie à l’altération de la relation au lieu et au lien. Pour y remédier, les marqueurs de sédentarité sont convoqués : qui est-il, d’où vient-il, où va-t-il, comment est-il arrivé là, pourquoi et pour combien de temps ?

Ailleurs et autres lieux. Une fois ailleurs, le migrant est comptable d’un récit, évalué selon des catégories de perception puisées a priori dans le répertoire des institutions. Le voyageur n’est pas le touriste qui n’est pas l’étudiant qui diffère de l’expatrié qui ne se confond pas avec l’immigré qui se distingue du réfugié, lequel se décline en réfugié politique, climatique ou humanitaire, régulier ou clandestin, etc. Alimentées au fil des décennies par l’apport de la mondialisation, des conflits et des catastrophes, ces catégories s’accompagnent de traitements variables au gré des contextes et des imaginaires d’accueil. Le voyageur de transit sera ignoré, le touriste choyé, l’homme d’affaire courtisé, l’expatrié convoité, le travailleur saisonnier méprisé, l’immigré dédaigné, le réfugié suspecté, le sans-papier renvoyé.

Dissemblances. Appréhendé en termes d’intentionnalité, le migrant est l’étranger au groupe national. Son assignation institutionnelle occulte les autres dimensions de sa biographie, et infiltre progressivement la sphère identitaire qu’il se construit dans l’ailleurs. L’individu en migration intègre la variable administrative et sa mue est d’autant plus réussie qu’il se fond dans la masse. Mais les flux humains s’intensifient et les provenances se diversifient. L’invisibilisation requise ne peut plus s’opérer par la fusion dans une société uniformisée. Disparités culturelles, linguistiques et sociales aspirent à la légitimité et proposent l’anonymat par la diversité plutôt que par l’invisibilité. Les paysages nationaux tendent vers une hétérogénéité devenue paradigmatique. La pérennité du contrat social contemporain passe par l’exploration d’un imaginaire commun à construire à partir de dissemblances.

Vous avez dit hospitalité ? La valeur semble obsolète. Sa réification au cœur du politique est pourtant nécessaire. Dimension éthique majeure de la relation à autrui, l’hospitalité se fonde implicitement sur l’obligeance mutuelle, selon un code convenu qui préserve les deux parties et les relie tout à la fois. Mais comment concilier la parité supposée par l’hospitalité avec le déficit de citoyenneté imputé au migrant ? C’est que le migrant est présumé étranger dépourvu de citoyenneté — consécration de l’individu politique. En lui, gît un subalterne.

Entrailles houleuses. Quel lien entre une lycéenne migrante, des réfugiés dans un camp, une candidate à l’asile en Suède et un quartier afro-parisien ? S’il fallait en retenir un, ce serait la densité des instants ponctionnés dans les récits : arrachés à l’oubli, ils sont investis d’une mission cathartique, et renvoient à des phénomènes massifs et anonymes. La texture du fait migratoire ne permet pas d’isoler la part individuelle de la migration de sa composante mimétique et collective, pas plus qu’elle ne permet de l’isoler de processus plus globaux, géopolitiques et/ou économiques. La recherche de constantes en vue d’une potentielle lecture systémique se heurte sans cesse à des variables qui les invalident. Nous ne pouvons ignorer que la mondialisation transforme la notion de civilisation et de culture. Elle brouille les repères tracés par les territoires nationaux, en durcit certains, et en fait éclater d’autres. Elle nous transporte ailleurs et dépose sur nos seuils des ailleurs multiples, avec leur cortège de passés, de présents et d’avenirs qui font histoire. Les entrailles de celle-ci grouillent d’injustices ensevelies, de vengeances tapies, de haines survivant à leurs causes, de retours houleux de passés ataviques saisissant le présent comme par bouffées délirantes.

Post-scriptum

Hana Jaber est chercheuse à l’Arab Research Reform Initiative à Paris. Spécialiste des migrations au Moyen-Orient, elle a co-dirigé Terrorismes Histoire et Droit (CNRS, 2009). Elle a également traduit de nombreux textes de l’arabe, dont La Fille de Souslov de Habid Abdulrab Sarori (Actes Sud, 2017) et Cinquante grammes de paradis de Imane Humaydane (Verticales, 2017).

Notes

[1[Note de la rédaction] C’est le titre sous lequel les femmes philippines partent se prostituer au Japon. Les femmes d’Europe centrale obtenaient des visas d’« artistes » pour venir au Moyen-Orient.