Vacarme 83 / Cahier

expression d’Évian

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Il ne manquerait plus que je pleure. Que j’emplisse d’eau le Laqueux. S’il déborde, je me noie, que l’on ne compte pas sur moi.

C’est bien de s’exprimer, on pleure, on vide son lac, quelle arnaque.

Il ne manquerait plus que je fasse une inondation de lac, avec grenouilles sur la chaussée, bouteille d’eau flottant partout, de l’eau dedans, de l’eau dehors, embouteillage de pédalos, je bats des bras en maillot fade.

Que l’on ne compte pas sur moi pour me la jouer grand lac, lyre en plastique, algues au vent, larmes en bouteilles bien rangées dans les rayons lacrymogènes de votre supermarché.

Do it yourself, le lac rimant. Transpire ton eau, ça ira mieux. Express yourself, le lac bêlant.

Élimination de lac par expulsion ou compression. On prendrait les chalets, les Suisses, les corbeaux, les bains, les poissons globuleux et les navires d’opérette, pour presser tout ça, jus d’Évian.

Pourquoi tu pleures ? disait Nathalie. Quelle drôle de question, je me disais en pleurant.

Ou bien, un deux, un deux, faites vite c’est mardi, c’est atelier d’expression, cri primal du curiste en serviette, le corps aqueux pleure des larmes pas besoin d’un autre sanglot, rendez l’eau que vous avez prise, pleurez vos bains, rien ne se perd.

Il ne manquerait plus que je pleure pour m’exprimer comme un citron, le lac chialant à l’unisson, dégoulinant — larmes en toc, chœur de curistes d’Évian, en tongs et serviettes roses, la belle fête, lâchez-vous, aujourd’hui c’est expression libre des meringues et bouteilles d’eau.

Maintenant je me demande d’où viennent les pleurs des pleureuses dans les pays de sécheresse, en Grèce où l’on m’a dit, c’était la première fois, que l’on m’aimait, c’était en anglais, que l’on m’aimait, n’oublie pas, never forget we love you, je ne sais pas le dire en grec. Les mots sont ruisselants dans les pays où la pluie manque. Pour les déclarations d’amour des vendeuses d’eau en plastique, merci bien, j’ai déjà bu.

Pourquoi tu pleures dit un garçon dans la cour de récréation je ne sais pas c’est la première fois que je vais à l’école pourquoi tu pleures il me dit il me donne une petite feuille il dit tu veux une feuille je prends la feuille de l’arbuste je ne sais pas pourquoi je pleure on dirait que ça se fait.

Il fallait toujours s’exprimer, j’essayais, faire de l’expression corporelle et des techniques d’expression, je savais.

Et tant qu’on y est profitons-en pour un spectacle improvisé avec chanteuse de ville d’eau, jolis baigneurs en bonnet rose, vieux, malades, enfants des écoles. Vocalisez, libérez-vous, donnez tout sur l’escarpolette, poussez vos cris de corbeaux en maillot lilas à rayure, c’est fête, levez bien les genoux et vos bonnets caoutchouteux, agitez-les, un deux, un deux. Vos âmes aussi retournez-les, Eviande fraîche bien rouge sur les beaux étals vert pelouse, on solde l’âme des buveurs d’eau.

Rendez l’eau que vous avez prise, pleurez vos bains, rien ne se perd.

Plus tard je ne pleure plus, j’en suis fière, je le dis — si je dois pleurer je me cache, dans les chiottes pas pire qu’un lac.

Il ne manquerait plus que je pleure en déclamant du Lamartine embassinée sur ma barquette avec bouteille gondolière, O sole mio, c’est comment en patois du lac lamente ? En duo, tant qu’on y est, avec le lac, ténor léger. Ce que je dis n’est-ce pas clair ou est-ce si terrible qu’il vaut mieux boire la tasse ?

Si tu savais parler patois, je te parlerais de ta mère. C’est dans les Pyrénées. Je ne sais pas parler patois.

Pourquoi tu pleures ? demandait Nathalie.

Il faut faire un dessin c’est la première fois je fais un truc noir tout noir avec la peinture c’est quoi dit la maîtresse un loup je dis un loup elle écrit sur le dessin avec son écriture de maîtresse un loup elle range le dessin il lui faut quoi il leur faut quoi je me suis exprimée je crois.

Parfois je me mets en colère. On dit tu fais pleurer ton père. Mais je ne le vois pas pleurer.

Si tu dis la vérité, dit ma mère, je ne te gronderai jamais, elle ment je la crois, je l’admire, de savoir des lois, la vérité et pas punie, elle ment je la crois je me tais, il ne manquerait plus qu’elle m’écoute. Il vaut mieux que je m’égoutte.

Une fois, je l’entends qui pleure et mon père l’apaise, mais je ne devrais pas entendre.

Il vaut mieux que je m’égoutte. Évian met sa toge blafarde et ses cothurnes meringuées. Les orages de lac blanc ont quelque chose de minable délicieusement rassurant. Rien à dire, pas un plouf.

L’autre fois, oui elle pleure devant moi, pas quand ma grand-mère est morte, là personne ne parle, quand ma grand-mère va mourir, qu’elle est démente et qu’elle s’exprime comme une démente s’exprime, en hurlant ; elle quitte la pièce, moi je suis dans ma chambre, elle passe devant moi, se retourne, elle pleure, une grimace vers le bas, le beau visage de ma mère comme une montagne affaissée, je ne devrais pas voir ça, je le vois, je fais ce qu’un enfant ne devrait jamais faire, consoler sa mère la prendre dans ses bras, mais ma mère vient d’être la mère de sa mère, et que puis-je faire, moi, sinon me faire la mère de ma mère, la prendre dans mes bras. Avant de mourir, plus tard, elle m’appellera maman, au début elle s’en rendra compte, me dira je t’ai appelée maman, et moi je lui réponds tant qu’on reste en famille.

Pourquoi tu pleures ? disait Nathalie.

Pourquoi pas ?