informel et collectif (Bayonne, mercredi 31 janvier)

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Lundi 29 janvier. Bayonne. C’est ce lundi 29 qu’on attend avec inquiétude depuis le 8, jour de l’audition à la CNDA de B, c’est ce lundi où depuis 16 heures on est suspendus au téléphone, à un ami qui propose d’aller à Montreuil lire les résultats affichés, à l’avocat qui ne répond pas, à des paroles entendues récemment : on les dirait indifférents, les avocats de la CNDA, on appelle encore, on échoue encore, suspendus, gorge nouée, B. qui après un an et demi en France parle si bien français dit : si tu ne me comprends pas c’est que je parle entre mes dents, la CNDA ne répond pas, l’avocat ne répond pas, le copain est en route mais à 18 heures il n’est pas arrivé à Montreuil où on peut, dans la cour de la CNDA, lire les résultats jusqu’à 20 heures, on met en doute le fait que le copain est en route, on s’agace, ne répond à personne, ni à ses ami·es ni à sa famille, ne répond qu’aux appels inconnus, au cas où, au cas où ce serait la CNDA elle-même, l’avocat qui appellerait d’un autre poste, le boulot qu’on n’a pas préparé pour demain, le boulot tant pis, quel boulot, on ne sait plus quel boulot, le boulot c’est être suspendus, agitant la question d’après, qu’organiser après si jamais, on est là, suspendus, se demandant si quand même c’est pas ça qu’on appelait prier, autrefois, l’angoisse monte, le moment monte, quel boulot, quels amis, à qui raconter, on attend de savoir si le recours au refus de l’OFPRA de protéger par le statut de réfugié notre ami B, fait devant la CNDA, va être accepté.

On attend.
On se rend bien compte qu’on devient un peu fous, un peu coupés du reste du monde, on se rend bien compte qu’on est dans le monde de la CNDA, des appels et des recours, des codes civils de tel pays, du consulat de tel autre, on est dans le monde des sigles et au pays des débrouilles, des embrouilles, des CADA, CAO, Dublin, on se rend compte qu’on perd des ami·es, on perd, pour un temps du moins, celles et ceux qui n’ont pas attrapé la même langue, c’est un comble, on ne sait plus comment parler, on n’a plus à qui parler, et demain, au boulot, d’ailleurs quel demain et quel boulot, on parle de moins en moins et on téléphone de plus en plus et quand on nous dit : alors toi ? on répond Soudan et on répond Darfour et on répond Guinée, elles sont bizarres, un peu, nos questions réponses mais on n’a pas le temps d’interroger ce qui a changé, je crois qu’avant on répondait : projets, on répondait quelle langue pour quel réel, on répondait enfants ou amours ; alors toi ? demande l’ami·e et on répond Guinée, jugement supplétif et mineur isolé, on voit la question se perdre dans les yeux de l’ami·e, l’ami·e essaie encore, on le rassure : t’inquiète pas, je ne cherche pas à sauver absolument quelqu’un, comme si on pouvait sauver, c’est juste, juste que, pardon, je peux pas dire, on m’appelle, je dois prendre, M. a dû recevoir l’OQTF, pardon, c’est que Guinée est arrivée, c’est que Soudan est arrivé, c’est que Darfour, pardon.

18 h 30, toujours rien.
Des idées, tout le monde en a, on en fait part aux avocat·es, aux juristes ami·es, ils ne disent pas tous la même chose, 5 ans, Valls du nom de la circulaire, passeport promesse d’embauche carte consulaire consulat consulat surtout pas ré-examen conseil d’État études, études stages wooffing et solidarité refuge et clandestinité collectif RUSF, etc. C’est un domaine d’embrouilles, ah on est pas doué, administrativement, c’est le grand domaine des embrouilles, t’as pas intérêt à pas être doué, on va finir doué administrativement, tu vas voir, on rit nerveusement.

19 heures.
Le recours de B. est rejeté.

On est très impuissants et c’est pour ça sans doute qu’on s’engueule un peu. On n’a pas, on n’aura pas de solutions, on n’a et n’aura que des moyens de gagner du temps, de faire un peu moins mal, un peu moins maladroit. On s’engueule, il y a celles ceux qui disent : mais il parle si bien français, il y a celles ceux qui tombent des nues, oubliant que l’asile, en France, seuls 25 % l’obtiennent par an, il y a celles ceux qui disent : ça doit être une erreur, il y a celles ceux qui ne disent rien, qui pleurent, celles qui cherchent des contacts, de nouvelles idées, une issue, celles ceux qui s’engueulent un peu mais il y a ce sur quoi tout le monde est d’accord : de toute façon, il a des maisons. Chez nous, chez lui, chez moi.

On sait bien qu’il devra, B., dans ses maisons et ses vies, construire quelque chose, il y a celles et ceux qui réalisent tout de suite que ce ne sera pas facile de construire caché, d’apprendre caché, de travailler et de gagner de l’agent caché, oui on va dessiner ici, pour toutes nos vies précaires, une façon de vivre et lui comme nous y aurons une place mais on est sidérés, B. notre ami magnifique, que nous voyons invulnérable, invulnérable après la Libye, après la prison en Italie après les trottoirs porte de la Chapelle, notre ami magnifique ce soir parle entre ses dents, il préfère être seul, il porte cette marque de l’échec CNDA, cette marque CNDA, comme une honte, je ne comprends pas, il dit : je ne comprends pas, finalement c’est ce qu’on répétera, je ne comprends pas, c’est incompréhensible, personne ne comprend, celles et ceux qui parlent haut, celles et ceux qui ont dès ce soir un avocat au téléphone, celles et ceux qui ne comprennent vraiment pas, nous tou·tes nous disons : je ne comprends pas et nous disons à notre ami magnifique : les embrouilles ont assez duré, la honte on s’en fout, les crétins c’est pas nous, mais l’argent à envoyer au pays, mais je vais vous mettre en délit, tais-toi, on dit, on va, il y a, il y a, mais l’Angleterre, mais enfin tu verras, ma maison, la chambre, cette clef, et voilà.

La veille, demande de scolarisation d’un enfant de 14 ans dans un collège privé de la ville, enfant non encore pris en charge par le département, enfant sans assurance scolaire, encore se faufiler entre les embrouilles administratives, les lois les droits et les faits, l’enfant logé et couvert et soigné par le collectif informel que nous formons, celles et ceux impuissant·es qui ont des maisons, qui ont des ballades en montagne, qui ont des cuisines où cuisiner, l’enfant de 14 ans, non, pas d’assurance scolaire, une embrouille de plus, pour l’instant non, pas l’ASE, mineur isolé étranger non reconnu, pas d’extrait d’acte de naissance et à l’endroit où s’évalue la minorité on l’a envoyé à la police et la police l’a envoyé en centre de rétention, menotté, il a 14 ans, il est sorti après Noël sur décision des deux juges, judiciaire et administratif, arrestation déloyale d’un présumé mineur, l’ASE pas encore, l’assurance pas encore — bon, dit la directrice de ce collège privé catholique après que l’inspection académique n’a pas répondu, bon, si nous on le fait pas, si nous on le fait pas qui le fera.

Les 750 qui ont signé savent maintenant ce que c’est Dublin III, maintenant les 750 du village parlent une langue nouvelle.

Mais sans l’assurance, avec le sport, on prend des risques.

C’est alors que j’ai suggéré : il peut ne pas faire le sport.

Ah non a dit la directrice, c’est là qu’on se fait des copains, il fera du sport comme tous les enfants font du sport. Quand je m’assieds sur cette chaise elle pourrait s’écrouler, n’est-ce pas, oui j’ai dit, bon a dit la directrice, c’était pour dire, les risques, les risques, c’est sur les chaises aussi.

Le village où J est protégé, à 30 kilomètres de Bayonne, côté sud des Landes, le bas Adour, dit un ami, le village a signé une pétition, en une journée 750 signatures pour que J. puisse rester là, puisse poser là l’asile lui qui est dubliné, a laissé ses empreintes en Italie, rien d’autre que ses empreintes en Italie, les 750 qui ont signé savent maintenant ce que c’est Dublin III, maintenant les 750 du village parlent une langue nouvelle, du moins ils ont dans leur langue des mots nouveaux, on l’a dédubliné, ils disent et chaque soir dans la bibliothèque du village quelqu’un a donne à J. des cours de français, ce serait un échec, a dit le maire, s’il partait en Italie, pour lui bien sûr ce serait un échec mais pour nous, pour nous l’échec, n’en parlons pas, pour nous le village n’en parlons pas, quel échec ce serait, la boulangère qui fait signer la pétition répond à un client qui dit que tout ça est très bien mais on peut pas accueillir tout le monde : pas tout le monde, chacun. Pas tout le monde, chacun, a dit la boulangère. Personne ne répond à ça. Entendre un ange voler.

Le même village abrite S., il ne va pas demander l’asile, de son pays personne ne l’a jamais, son histoire est terrible mais vu l’OFPRA et la convention de Genève il n’aura pas l’asile et lui Dublin c’est pas l’Italie mais l’Allemagne alors tu vois, qu’est-ce qu’on va aller faire dans les embrouilles Dublin avec l’Allemagne, il a ici une maison, une autre, une autre encore, on lui trouve un stage, un autre, on garde les traces de sa présence, on fait des fêtes pour gagner de l’argent, c’est peu mais quelque chose, des fêtes et des concerts, illégal tu me fais rire, c’est pas dieu possible, on va pas venir me, et si on vient, à mon âge. Rires.

Bayonne, pays basque intérieur, sud des Landes. Une centaine de personnes, sollicitées de bouche à oreille, de voisin·e à voisin·e. Une centaine de personnes se disent intéressées entre septembre 2017 et janvier 2018. Des fiches pour héberger. Des propositions de randonner. De danser, de participer à des jam. De l’organisé pas très organisé. Des fiches remplies pas bien remplies. Des réussites extraordinaires, des enthousiasmes dont on ne veut pas se réveiller et des difficultés bien sûr, aussi grosses que nous. Quelques garçons, en asile, déboutés de l’asile, réfugiés statutaires, dublinés hors CAO, dublinés en CAO, mineurs isolés non reconnus, jeunes hommes, protégés par les un·es et les autres, celles et ceux, une centaine de personnes assemblée entre septembre 2017 et janvier 2018, quelques garçons, dix pour l’instant, accompagnés.

C’est que la frontière qui coupe le pays basque en deux est pas mal empruntée, les sub-sahariens passent moins par la Libye, maintenant, avec tout ce qu’on sait de la Libye. Alors le désert, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne.

La première chose qu’on sait, c’est que ça se passe bien. Que ça se passe bien quand on fait le mafé, danse, discute, démêle ensemble la pelote compliquée de telle administration ou celle, pas moins compliquée, de nos vies privées, de nos histoires. On a quelques sujets minuscules d’incompréhension. Que C. vive seule, ce choix, mon ami du Soudan le respecte mais ne le comprend pas, ou bien il trouve ça trop triste et trop bizarre.

Il y a ce qu’on sait, que ça se passe bien. Il y a ce qu’on sait ou qu’on apprend : à infiniment s’adapter, qu’il n’y a pas une situation qui ressemble à une autre, que personne n’a absolument raison, que les avocats se contredisent, que selon les préfectures ou les départements applications du droit ou entorses au droit diffèrent, que finalement nous sommes celles et ceux de l’enquête, de l’enquête à mener toujours, sans nous décourager.

Il y a ce qu’on constate : nous trouvons chaque fois, pour les jeunes à loger, des logeurs. Dix minutes et c’est fait. Nous promettons un roulement, une semaine ici, une autre semaine, et nous tenons à promettre le roulement. Jamais un roulement n’a roulé, le premier logeur à la fin de la première semaine a toujours dit qu’il ne tenait pas à rouler : c’est bon, il peut rester chez moi.

Il y a ce qu’on ne sait pas. Par quoi on se laisse toucher ou déborder ? Sans aller voir du côté des relations qui endettent à l’excès et des sujets qui projettent à l’excès. De quoi on avait besoin, qu’on a rencontré soudain, pour que mon boulot de demain, le confort où j’étais, les questions qui étaient les miennes, un peu gênant de le dire, aient du mal à encore m’intéresser ? De quoi on avait besoin ? C’est pas lyrique de se demander ça, ça ne sous-entend pas que l’enthousiasme d’accueillir ou la facilité à le faire soient des sinécures. Il y a plein d’engueulades, des tensions et amertumes. Il y a aussi, en partie et forcément, des aveuglements, des manières de ne répondre à ses propres problèmes qu’en passant par celles des autres, généreusement. Ce n’est pas toujours le pire, ça peut le devenir. Combien de relations prises dans des rapports de pouvoir, nommé ou pas. Comment on dose, comment on fait. Bref, tout ce qu’on sait.

Il faut voir ce vieil homme affligé chercher en quoi il peut aider le jeune homme rejeté par la CNDA. Il faut l’entendre : je vais t’adopter, c’est à la vie qu’il faut penser.

Une fois qu’on a pesé tout ça, reste ce qu’on ne sait pas. Reste qu’on ne sait pas. Ce qui nous déborde et nous embarque. Ce qui nous a débordés et embarqués. Pas si facile de poser la question. Il faut voir ce vieil homme affligé chercher en quoi il peut aider le jeune homme rejeté par la CNDA. Il faut l’entendre : je vais t’adopter, c’est à la vie qu’il faut penser. Nos vies quotidiennes transformées. Nos enquêtes qui cherchent par où se faufiler, par les moins impossibles ou risqués des chemins devenus impossibles et risqués. Qu’est-ce qui nous est arrivé, avec Guinée, Soudan et Erythrée ? C’est à la vie qu’il faut penser, a dit le monsieur. Toute une aventure. Toute une aventure d’amitié.

Qu’est ce qui nous est arrivé ? L’impression qu’on n’avait pas le choix, qu’on ne décidait pas. On ne sait jamais quelle forme prendra l’époque dans laquelle on vit, à quoi elle ressemblera, plus tard. Mais on observe que l’exclusion des étrangers est de plus en plus inscrite dans le droit. Le droit devient de plus en plus aberrant, labyrinthique. On observe, soit désespérés soit sans broncher, des gens se noyer en Méditerranée. Ces meurtres sont commis par l’Europe au nom d’une sorte de réalisme ou pragmatisme, comme on dit, mentant effrontément et sachant pertinemment qu’on ment.

Alors, c’est vrai, on a commencé, on n’avait pas le choix. On a continué et les projets personnels, quoi d’autre, le temps pour soi, on a mis de côté, entre parenthèses, on se disait qu’il ne fallait pas, qu’il fallait garder toute la singularité et l’épaisseur de nos vies. Mais l’urgence. On était rattrapés. On courait. S. téléphonait ; le roman commencé, on ne le finirait pas ce soir, pas encore ce soir, S. disait, 17 ans, qu’il n’avait pas dormi la nuit dernière à cause d’un discours de Wauquiez, c’est qui ce Wauquiez, c’est comme une Le Pen, il disait, il n’avait pas dormi, j’ai traversé tant de pays, je voudrais que tout le monde comprenne que ça n’a jamais été comme ça, ça n’a jamais été comme ça, chacun chez soi, ça n’a jamais été chacun chez soi. On raccrochait pensant qu’il fallait acheter un cartable à M., des cahiers, prendre rendez-vous avec la dentiste qu’on connaît, celle du collectif, dans ce cabinet-ci, où elle peut s’arranger, pas dans celui-là, où elle ne peut pas. Voir si C. peut accompagner. Voir si pour I. et L. tout se passe bien, si l’argent pour K. a été donné. On n’avait pas le choix. Minuit. Le roman, même bon, ne rivalisait pas.

On n’avait pas le choix. On voulait l’impossible, on voulait l’impossible possible, toi qui ne peux rester tu restes, toi que les évaluations sociales, comme ils disent, condamnent, faute de récit répondant au récit attendu, faute de détails, faute de vision de haut et de loin, faute de talent descriptif quand tu parles du désert ou au contraire parce que tu en parles trop bien ou parce que les périls, tu les as passés avec tant de génie qu’on juge que tu ne peux pas être un enfant, toi que les évaluations condamnent et les administrations, on veut pour toi ruser, déjouer, dépasser, on veut l’impossible, on veut faire l’impossible, nous avons des consignes disent les rectorats mais nous on veut les impossibles, on dit aux rectorats, nous on veut les consignes déjouées, on veut que les consignes, les rectorats, les dentistes et les hôpitaux fassent l’impossible, on veut tout l’impossible, mon ami·e avait peut-être raison, c’était donc ça, je voulais l’impossible, je voulais te sauver, je voulais te sauver quitte à ne pas finir mon roman, à oublier mon projet, mon boulot, je voulais te sauver absolument sachant que ça n’existe pas, sauver absolument, je voulais te sauver et me sauver et sauver les consignes et les dentistes et les rectorats et. Quelle aventure.

Post-scriptum

Marie Cosnay écrit des drôles de récits (Aquerò, éditions de l’Ogre, 2017, Éléphantesque, éditions Cheyne, 2018), des sortes de polars (Cordelia la guerre, éditions de l’Ogre, 2016), des espèces de chroniques sur un blog hébergé par Mediapart, traduit des genres d’épopées (Les Métamorphoses, Ovide, éditions de l’Ogre, 2017), est professeur de lettres classiques en disponibilité, mais très peu disponible finalement. Le tout au Pays Basque.