mobile people

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Se mobiliser mais comment quand la mobilité des migrant·es dans Paris est constamment entravée, quand elle devient une odyssée sans espoir qui tourne en rond entre des lieux sans nom, sans carte. À défaut d’un lieu commun, une langue commune ? Sauf quand le français de B.M., la langue qu’il a étudiée et enseignée et qui le relierait à Paris, à Versailles, lui est refusé et qu’une traductrice lui est imposée. Alors Anna-Louise Milne écoute et fait entendre ce qu’il dit, ce que disent ceux et celles qui marchent dans un Paris sans retour.

Comment trouver sa place et sa voix dans le paysage des mobilisations quand on est contraint à une mobilité incessante, sans raison, et a fortiori lorsque la ronde des jours est ponctuée par des obligations à pointer, sans quoi on risque de se voir déclaré « en fuite » ? Les noms de lieux jalonnent les récits de vie de ceux qui se trouvent pris dans les rouages de l’asile en France. Ils sont souvent les premiers mots acquis de cette nouvelle langue, un apprentissage essentiel pour commencer à se retrouver dans ce pays. Comment les noms du pays peuvent-ils servir de clés pour une nouvelle carte, une carte qui donnerait forme à une autre géographie, secondaire et en devenir ?

Every day, walk, walk, marcher, marcher, all day, marcher pour les amis, chercher le pantalon, le jacket, 10 kms, everyday, Saint-Denis, La Chapelle, Stalingrad, Jaurès.

« la carte est la forme de représentation géographique par excellence ; c’est sur la carte que doivent être portées tous les renseignements nécessaires à l’élaboration des tactiques et des stratégies. Cette formalisation de l’espace qu’est la carte n’est ni gratuite, ni désintéressée : moyen de domination indispensable, de domination de l’espace, la carte a d’abord été établie par des officiers et pour les officiers… » [Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, 1976]

What are your landmarks ? What is « land-mark » ? tu as demandé.

Land. Mark. Ce pays, cette lande, comme Eng-land où toi tu veux aller — how ? difficult, ok — ce pays, je disais, où nous sommes, parfois faute d’autres voies, ensemble, c’est la France, yeah, plus précisément Paris, ok, près de La Chapelle en fait — everyone he knows La Chapelle — à la bibliothèque, et yeah on peut dire à Pajol, oui, à Pajol (un ancien général de l’Empire, dont on a adopté le nom pour ce quartier au moment de l’annexion des communes de la périphérie dans l’enceinte de la capitale) — comment vous faites pour savoir où vous êtes ?

La question n’a pas de sens. On est là. Mais quand même : comment savoir où ?

« Every day, walk, walk, marcher, marcher, all day, marcher pour les amis, chercher le pantalon, le jacket, 10 kms, everyday »

Paris. I know Paris, tu as dit, I know Villejuif, nothing else. No names. I go everywhere but no names.

On cherche des images ensemble pour trouver des repères, landmarks, des lieux que tu connais, une station de métro, une enseigne de fast-food à côté. Tu t’arrêtes sur une image d’une dalle, c’est Paris, tu dis.

Life is Good La Chapelle. Tu avais un rendez-vous, un rendez-vous qui aurait pu ouvrir la voie vers l’Angleterre. Mais c’est difficile de savoir où aller et comment y arriver. Alors tu m’as demandé d’y aller avec toi, en proposant qu’on se retrouverait at Life is Good. Je ne voyais pas. Je regarde souvent le ciel, mais pas comme toi et j’ai mis un moment avant de comprendre qu’on allait se voir en bas de la tour à la Porte de la Chapelle qui affiche en grandes lettres, tout en haut, une marque de téléphone, Life is Good, ou LG. J’y étais à l’heure convenue. Tu n’es pas venu. Plus tard, tu m’as expliqué tes soucis dans les transports, la soirée au poste de police. Tu as raté le rendez-vous.

« les cartes, pour ceux qui n’ont pas appris à les lire et à les utiliser, n’ont pas plus de sens qu’une page d’écriture pour ceux qui n’ont pas appris à lire. Non que l’apprentissage de la lecture d’une carte soit une tâche difficile, mais encore faut-il qu’on en voie l’intérêt dans des pratiques politiques et militaires : la libre circulation des cartes dans les pays de régime libéral est le corollaire de la petitesse du nombre de ceux qui peuvent envisager d’entreprendre contre les pouvoirs en place d’autres types d’action que celles qui sont convenues dans un système démocratique… » [Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, 1976]

Invalides. You know ? Un autre rendez-vous à l’ombre du dôme doré, sous les tilleuls. Prononcé à l’anglaise, l’habitude de ce nom s’estompe pour laisser réapparaître son passé d’hôpital militaire. Invalides. Comme ceux qui n’ont pas « validé » leur billet, tu dis, comme ceux qui n’ont pas le droit de voyager. L’espace quadrillé de l’Esplanade se trouve brutalement éclairé par tes mots. On est resté longtemps là, assis sur un banc, à observer le passage des touristes. Actually, this is enjoyment place, tu as dit, un lieu pour le plaisir. Après tu as noté comment le vert commençait à percer sur les branches des arbres. Life coming back, tu as dit, wonderful normal life.

Versailles. Tu as décrété que c’était le destin qui voulait que ton rendez-vous pour enregistrer ta demande d’asile ait lieu à Versailles. Tu as si souvent fait cours sur le Traité de Versailles, année après année, expliquant à ta classe comment le système de protectorat français masquait une exploitation profonde de ton pays et l’extraction de ses ressources vitales et matérielles. Maintenant tu vas dormir dans la rue devant des grilles en métal pour être sûr de rentrer dans le bâtiment à l’heure précise du rendez-vous. Tu as déjà dormi deux nuits de suite dans une autre rue, devant d’autres grillages, pour obtenir ce rendez-vous, et entre ces nuits à la belle étoile, tu dors de toute façon dans la rue, mais sous un pont. Peut-être que tu trouveras l’accueil que tu imagines car c’est la Préfecture de Versailles, après tout, et entre toi et Versailles, c’est une longue histoire.

Comment faire pour y aller ? Tu demandes à S., un autre participant du groupe, qui parle surtout anglais et connaît peu l’histoire française. Il aborde Versailles autrement. Many many tourists, beaucoup. They walk, they go eyes up, les yeux vers le ciel, yes. S. mime les touristes, promenant son regard sur la salle. They not know what to see. Everyone camera. S. était cameraman dans son pays. Il veut redevenir cameraman. Pour le moment, il habite un hôtel, Première Classe, dans une banlieue au-delà de Versailles, beaucoup de chambres. On le change régulièrement de chambre. Il cite des numéros. Many rooms, many people, businessmen. Il explique les différentes gares où on peut prendre un train pour Versailles, Montparnasse, Saint-Lazare, La Défense, puis les bus pour la correspondance. Pour arriver à son hôtel, il prend un premier bus, puis un autre. Il cite les numéros, et tu les notes, les numéros semblent se dédoubler, je ne sais pas s’ils vont te servir pour arriver à la Préfecture.

Les origines du nom Versailles sont perdues. D’aucuns pensent que ce serait une dérivation de la phrase Vers alia, vers là-bas, une simple indication qui remonte au temps où Versailles n’était qu’un marais au large de la ville médiévale. Qu’apprend-on à faire émerger les autres paysages tapis dans un nom, paysages oubliés, paysages à venir. Invalides, c’est évident, mais on oublie quand même. On se demande ce que cache Villejuif. On a longtemps pensé que c’était un lieu de bannissement des Juifs, mais il n’en est probablement rien. Plutôt une dérivation de Sainte Juliette, ou peut-être de la Villa Juveus bâtie là à l’époque romaine, ou plus loin encore, simplement Villagie de l’ancien mot pour village. Mon village, A. a dit. Si quelqu’un arrive dans mon village, il ne dort pas à la rue. Pas comme en France, ajoute son ami. Et quelqu’un d’autre répond qu’il n’y a pas de toilettes dans la rue en Afrique. Puis on passe un moment à parler de comment on repère des toilettes qu’on peut utiliser.

« L’opération d’aller, d’errer… est transposée en points qui composent sur le plan une ligne totalisante et réversible. Ne s’en laisse donc pas appréhender qu’une relique, posée dans le non-temps d’une surface de projection. Visible, elle a pour effet de rendre invisible l’opération qui l’a rendue possible. Ces fixations constituent des procédures d’oubli. La trace est substituée à la pratique. Elle manifeste la propriété (vorace) qu’a le système géographique de pouvoir métamorphiser l’agir en lisibilité, mais elle y fait oublier une manière d’être au monde. » [de Certeau, L’invention du quotidien, 1980]

Land-mark ? Non. Peu de repères. Pas de ligne claire et droite pour aller de là-bas à ici. Des chiffres, des noms, des corps. À la Gare de Lyon, où tu viens d’arriver, tu dois trouver le 65 qui va t’amener vers La Chapelle. Ta porte d’entrée ici, c’est le nom La Chapelle, et le chiffre 65. Mais cette porte ne figure nulle part dans la gare. I look for people sitting low, you know, Africans. Au ras le trottoir ? Yeah. Black people. But not French. La conversation s’emballe, je perds le fil. On parle de comment on scrute les visages, discrètement, on rit, on mime les différences entre ceux qui sont pressés, pressés, qui connaissent peut-être la gare par cœur, la fréquentent quotidiennement, mais ne sauront pas aider, et ceux de là-bas, assis à l’écart, qui vont montrer le chemin.

« La ville-concept se dégrade… Plutôt que de se tenir dans le champ d’un discours qui maintient son privilège en inversant son contenu (qui parle de catastrophe, et non plus de progrès), on peut tenter une autre voie… suivre le pullulement de ces procédures qui, bien loin d’être contrôlées ou éliminées par l’administration panoptique, se sont renforcées dans une proliférante illégitimité, développées et insinuées dans les réseaux de la surveillance, combinées selon des tactiques illisibles mais stables au point de constituer les régulations quotidiennes et des créativités subreptices que cachent seulement les dispositifs et les discours, aujourd’hui affolés, de l’organisation observatrice » [de Certeau, L’invention du quotidien, 1980]

Tu t’es présenté en temps et en heure à la Préfecture de Versailles, mais Versailles t’a placé sous Dublin et risque de s’ouvrir sur un autre « land » où tu ne parles pas un mot de la langue et n’a aucune connaissance, loin des attaches qui te lient si durablement à ce pays qu’on appelle la France. Tu as dû t’expliquer par l’intermédiaire d’une traductrice, c’est le règlement, on te l’a dit, complètement étanche à ton argument que tu es diplômé en langue française et que tu parles bien mieux cette langue que celle qui pèse sur ton destin à l’autre bout d’un fil de téléphone.

Ta porte d’entrée ici, c’est le nom La Chapelle, et le chiffre 65.

On m’a pris mes empreintes contre ma volonté, ce n’est pas la même chose que de dire à mon insu. Tu tiens à faire comprendre cette différence introduite dans ton récit par sa traduction. On ne l’entend pas. Versailles ne veut pas l’entendre. Versailles préfère te placer dans l’attente, suspendu à leur attente, dans un immobilisme insensé qui, pour toi, se traduit en une obligation à marcher, marcher, tous les jours, circuler, entre des gares, des bibliothèques, des rencontres, des coins de rues. Contraint à la mobilité par l’immobilisme volontaire de l’État. Sans objectif ou issue claire, cet immobilisme est calibré sur l’usure et l’épuisement. Il ne te reste pas d’autre voie que de mobiliser le sens de cette impasse.

Un homme, un destin 
À Versailles il faut que j’aille, je fais l’histoire d’un homme à Versailles.
J’étais enseignant et journaliste ; c’est pourquoi je liste
Mon passé historique que j’ai vécu sur ma route 
Pour ne pas que je déroute.
Versailles est une partie de ma vie.
La procédure de Dublin qui vient perturber mon chemin
Ne changera pas le lien de moi à Versailles.
Dublin doit partir dans un coin très prochain. 
Bien sûr cette procédure est dure, mais moi à Versailles j’attends que le temps
Arrive.
Je dois me préparer pour attendre.
Attendre mon papier car c’est ce que je demande à Versailles.
La Préfecture estimait que je n’étais pas à la dimension de leur prétention.
Pourtant j’ai enseigné son histoire sur le Traité de Versailles.
Oui, le Traité du Protectorat appelé le Traité de Versailles, c’était à la taille
De ma compréhension dans toute sa dimension.
Pourquoi m’infliger une sanction qui me met dans un dilemme de ma situation ?
Pourquoi m’empêcher d’exprimer mes connaissances ?
Pourquoi nier l’existence de ma formation en langue française ?
 
Fallait lui parler, à la dame à Versailles, de mon intention car il y a trop de tensions dans ma nation.
Mais la dame à Versailles ne m’a pas donné l’autorisation de m’exprimer dans sa langue.
 
Que la compilation de ces lettres contribue à la sensibilisation des êtres.
Un poème sur l’histoire d’un homme à Versailles qui n’a pas eu le droit de s’exprimer, fait par le poète en herbe
 
[B.M.]

Que faire quand la langue vous devient invalide, invalidité ? La mobiliser, l’occuper, la détourner de son affectation première pour l’emmener vers de nouveaux champs.

Les noms du pays sont des portes si on décide de les pousser, de les enfoncer. Certes un nom n’est pas un toit, mais il a cette particularité paradoxale, étant « propre », d’être toujours en excès par rapport à un usage normatif et « normal ». Il crée de l’équivoque, produit du bougé. On peut s’y insinuer puis l’éclairer. Il faudrait multiplier le réseau de demeures où les noms permettent d’ouvrir des passages. On en arriverait à tracer une autre cartographie, instrument d’une mobilisation en cours.

Post-scriptum

Directrice de recherches à l’Institut de l’Université de Londres à Paris, Anna-Louise Milne anime des laboratoires de traduction et de cartographie au sein du Paris Centre for Migrant Writing and Translation. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages dont 75 (Gallimard, 2016).

B.M. attend et en attendant il trouve ses marques.