donner les clés

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donner les clés

Entrer vraiment dans un pays, y avancer sa vie, est une entreprise dont la durée ne se mesure pas et n’est pas conforme à l’intégration planifiée par l’État. Accueillir s’inscrit alors dans un temps long, patient et constant, dont l’inconditionnalité est un choix politique.

« Les “personnes déplacées”, les exilés, les déportés, les expulsés, les déracinés, les nomades ont en commun deux soupirs, deux nostalgies : leurs morts et leur langue.
— Jacques Derrida, De l’Hospitalité.

« Cet étranger, prince, est homme de bien. Ses malheurs ont ruiné entièrement sa vie ; ils lui donnent le droit d’être secouru. »
— Sophocle, Œdipe à Colone

J’ai longtemps pensé que ce que j’ai entrepris à partir de 2009, et là je ne trouve pas la bonne préposition : pour, avec, à fdestination de, envers les étrangers était trop singulier, trop bizarre, trop obscur, pour qu’il y ait un intérêt à le décrire.

J’ai donc publié périodiquement ici dans Vacarme des textes empathiques et sensibles qui tentaient de faire entendre la voix de ceux que j’apprenais à connaître, me permettaient de déposer quelque chose du fardeau transmis et de reprendre pied, tous les trois mois, dans l’univers dont je m’éloignais sans cesse : là où la langue française fonctionnait à plein régime, où des formes d’intelligence, de critique, de culture et d’éclairage du monde qui m’avaient irriguée demeuraient stables. Dans le premier de ces textes avait été publiée une photo de Samir quelques mois après son arrivée en France, posant au bord du bassin de la Villette : quand je lui donnai la revue, il la mit dans la poche poitrine de sa veste en disant que cela serait sur son cœur pour la vie. Six ans plus tard, une après-midi de l’été dernier, je lui montrais des numéros de Vacarme en lui indiquant le S. de son nom : tu vois, c’est toi, j’ai essayé de faire comprendre aux Français ce qui vous arrive, avec des choses que tu m’as racontées. Nous avons ressenti à ce moment-là une satisfaction commune à l’idée de ce qui reposait dans ces pages, stable, à jamais à l’abri des tourments et du chaos.

En dehors de ces fragments, les aventures de Samir dépassaient la fiction, et les miennes se passaient de mots.

commencements

Au début de 2010, les jeunes gens afghans que je rencontrais étaient complètement neufs sur le territoire, sans modèle, sans communauté qui les avait précédés, sans lien, pas même le cousin d’un cousin, rien du pays natal ne s’incarnait ici. C’est pourquoi, dans les zones de rencontre, des liens importants se sont tissés : solidaires d’abord, puis amicaux et parfois familiaux — adoptions, mariages. L’immigration afghane n’existant pas, ne renvoyant à aucune représentation, en dehors des cercles informés on les prenait pour des Arabes ou des Sud-Américains. Lorsqu’ils corrigeaient : non, Afghan, l’interlocuteur était presque toujours effrayé — depuis 2001, l’imagerie de l’Afghanistan c’était Ben Laden, Talibans, armée, guerre guerre et guerre. Mais c’était aussi bien plus, chacun n’avait-il pas son Afghanistan intérieur ? Cet imaginaire fabuleux eut sa part dans l’accueil assuré alors essentiellement par des collectifs de riverains du 10e arrondissement, choqués par la présence des camps sur le canal Saint-Martin, entre Jaurès et Louis-Blanc — un accueil qui a duré. La première association parisienne qui prit l’initiative d’enseigner bénévolement le français aux demandeurs d’asile, Français Langue d’Accueil, est née là.

J’avançais moi aussi sans milieu et sans repères, nous allions échanger nos ressources, et c’est cela qui fonderait le commun.

Je n’étais pas de ces quartiers, je mettais presque une heure en bus et en métro pour venir de banlieue. J’étais là par hasard, au gré de quelques facteurs : crise de 2008, chômage, étouffement progressif du milieu des années Sarkozy, désir de donner de mon temps libéré à des gens exilés, bilan de compétences Pôle Emploi, conclusion de la conseillère : et pourquoi vous ne donneriez pas des cours de français aux étrangers ? Je serai bénévole.

Dans ma profession précédente, j’avais acquis un savoir-faire qui m’était grassement payé, mais dont la superficialité était extrême : j’aidais des sociétés ultra-capitalistes à mieux vendre leurs nouveaux produits. Mon usage sophistiqué du discours à destination du marché était déjà un déclassement symbolique par rapport au riche avenir intellectuel auquel j’étais promise et m’étais bizarrement dérobée. À présent, j’entrais sur le chemin d’un nouveau déclassement, économique cette fois-ci (j’allais chuter de chômage à RSA), et professionnel lorsque je me retrouverai dans la nécessité d’exercer le métier de formatrice fle, employée lambda et sous-payée dans des organismes de formation véreux. Pour supporter ces glissements de terrain, il allait falloir faire preuve de beaucoup d’invention, et beaucoup partager avec ces gens vers qui je me dirigeais obscurément. J’avançais moi aussi sans milieu et sans repères, nous allions échanger nos ressources, et c’est cela qui fonderait le commun. Ils avaient besoin de moi et j’avais besoin d’eux.

À bien des égards, nous nous aiderions mutuellement à tenir le coup. (Quand après quelques années je laisserai brutalement ma dernière stabilité, mon mariage, ma maison, notre chère existence commune, c’est encore eux qui me soutiendront, c’est avec eux que je recréerai petit à petit une vie habitable).

Quelles solidarités ai-je rencontrées ? Au début un lieu public, l’Antenne Jeunes Flandre au 145 bis avenue de Flandre dans le 19e arrondissement, ouvert aux jeunes Parisiens jusqu’à 25 ans. Les cours de français ont commencé là, l’endroit est soudain devenu un refuge, il neigea les deux premiers hivers, le soir on essayait de caser ceux qui n’avaient pas de toit avant de descendre le rideau de fer, j’arrivais le matin avec du café et des biscuits. C’est l’endroit où on était sûr de se retrouver, quand on ne voyait pas quelqu’un pendant plusieurs jours on s’inquiétait. Mystérieusement la popularité des cours de français s’étendit aux Bangladais, aux Tchétchènes, aux Népalais, aux Guinéens, aux Mauritaniens, aux Tibétains, aux Ukrainiens, aux Algériens… Cette fréquentation intense bouleversa le lieu puis le mit en crise : après deux ans l’équipe qui y travaillait a explosé, épuisée par l’accueil inconditionnel et un mauvais management. Tant que cela a duré, cependant, l’hospitalité y fut grande. L’association Kolone a été fondée là, par deux salariés de l’Antenne et moi-même ; ils ont quitté leurs fonctions, nous sommes tous partis, ils sont restés jusqu’à aujourd’hui membres du Bureau. Après notre départ, l’Antenne Jeunes continua d’abriter l’ADJIE, collectif de défense des mineurs isolés, pendant deux ou trois ans. Les jeunes Africains de l’Ouest débarquaient en France avec l’adresse dans leur poche.

rencontres

Lorsque je suis partie, j’étais devenue Kolone, et cette incarnation était un poids qui me faisait souffrir. Les autres membres fondateurs étaient physiquement loin, ils avaient éprouvé le besoin de passer à autre chose, reconstruisaient leur vie professionnelle. De mon côté j’étais bien trop engagée dans cette histoire pour faire machine arrière. J’étais désormais accueillie dans une Pépinière pour les projets associatifs du 19e, deux rues plus loin. Cette élection dans des politiques publiques territoriales serait toujours une tension, car Kolone ne tiendrait jamais compte de l’adresse ou de la domiciliation de ceux qui lui arrivent. Leur mouvance, la variété de leurs situations et de leurs besoins, exigent une analyse, une intelligence rapide et une réactivité souple, qui s’articule mal avec le zonage administratif et le calendrier des Projets de Ville, CUCS, PLIE, QPV etc — impossible pourtant de ne pas jouer le jeu. L’argent public était alors la principale issue.

J’avais donc là un petit bureau aveugle trois jours dans la semaine, j’y apprenais le métier de dirigeant d’association. Les étrangers défilaient dans ma minuscule pièce pour ceci et pour cela. Une propension naturelle à me laisser déranger, grand défaut et grande qualité, m’a souvent ralentie, mais seul le temps perdu sans compter m’a permis d’être où je suis, à leurs côtés — je souffrais peu de l’exiguïté et des murs aveugles, de l’absence de lumière du jour, car ce qu’on m’y confiait m’envoyait aux quatre coins du monde, continents inconnus, visages des disparus, fragments de bonheur, voyages périlleux, cauchemars, angoisse du lendemain. Tout ce que j’ai appris sur l’exil, sur les pays, sur la façon de s’en sortir ici de telle ou telle communauté, ne vient que de là. Je ne lisais pas, je me documentais peu, les étrangers me fatiguaient bien assez au quotidien. Après leur départ, la petite pièce était souvent un bloc de sueurs épicées. Quelle langue avions-nous donc parlé ? me demandais-je parfois. J’avais appris à pratiquer une sorte de langage sans langue, pauvre en vocabulaire, riche en expressivité, une corde tendue dans l’obscurité, où des lueurs soudaines suscitaient de grandes satisfactions.

Je revendique d’avoir connu leurs existences et leurs pays ainsi, de façon fragmentaire, lente, par à-coups, avec des erreurs qui se corrigeaient lentement, des questions qui me restaient pendant des semaines, jusqu’à ce que soudain l’interprétation soit lumineuse. Je tirais des fils. Toujours un pays, une région, une minorité d’une région, une langue en fin de compte, m’arrivaient par une personne singulière, puis j’élargissais le champ. Je procédais par déduction. Je revendique de n’avoir rien voulu savoir sur eux que ce qu’eux-mêmes voulaient ou pouvaient en dire.

Je comprenais que les langues et les accents étaient chargés comme de la dynamite, particulièrement à l’intérieur d’une même frontière. Apprendre le français calmait les esprits, il y fallait de la délicatesse.

Des femmes travaillant dans des structures sociales m’ont ouvert des lieux pour les cours parce qu’elles ont été sensibles à ce qui se passait. Car à cette époque du début des années 2010, qui s’intéressait à l’apprentissage du français pour les étrangers ?

C’est une activité peu considérée. Dans le monde associatif on y trouvait des retraitées, des étudiantes, souvent elles-mêmes étrangères, des femmes entre deux âges en reconversion professionnelle, oscillant entre l’enthousiasme et l’angoisse de retrouver un emploi dans les meilleurs délais ; dans le monde professionnel c’était des formatrices et quelques formateurs fatigué·es, mal payé·es, parfois échoué·es d’un âge d’or de grandes associations nationales qui avaient mis la clef sous la porte ou allaient le faire. Les ambitieux et ambitieuses s’éloignaient du terrain pour concevoir et piloter des programmes financés par la Région, on les retrouvait dans des assemblées et des colloques répétitifs où ils se félicitaient de l’excellence de leurs dispositifs et vendaient chères leurs prestations d’ingénierie ou de formation, évoquant les subtilités de la didactique à mettre en œuvre avec ces étrangers pauvres qu’ils s’étaient arrangés pour ne plus voir. Au début je gobais tout. Puis je compris que là comme ailleurs c’était précarité ou position de pouvoir. Je passais donc beaucoup plus de temps avec mes amis étrangers.

langues

Je n’avais pas vraiment d’ambition, j’étais bouleversée par le dénuement, la faiblesse causés par l’incapacité de s’exprimer comme on le désire. Déjà qu’ils étaient arrivés sans bagages, habités par leurs morts, il avait fallu en plus qu’ils laissent leur langue à l’entrée. Que leur restait-il ? Je comprenais qu’avant même d’enseigner — activité dont il m’arrivait de ressentir la sourde violence — il s’agissait d’accueillir dans la langue. Bien plus tard je lirai ces mots traduits de Samir Bakhit, un jeune homme soudanais qui suivit nos cours : « Une expression très commune dans le milieu des exilés, en arabe soudanais, c’est MODABRESS , déformation de l’anglais “I’m depressed”. Cela se résume à la difficulté de la communication avec l’entourage à cause de la langue, ce qui amène les exilés à se sentir seuls, en déficit et en collusion avec la réalité, en choc de la réalité ». Dans ce déficit et ce choc avec le réel, qui dure plus ou moins longtemps, est plus ou moins aigu selon les individus, comment rassembler désir et intelligence pour s’attaquer à cette montagne que représente l’apprentissage d’une langue aussi épouvantablement difficile que le français ? Il n’y a pas de réponse collective car le désir et l’intelligence que l’on met à faire quelque chose sont une affaire intime, mais il y a des conditions favorables. L’hospitalité est la condition sine qua non, elle se joue dans la langue même, au seuil de la cité, c’est de là que Kolone tirait son nom — Colone, « seuil d’airain », « boulevard d’Athènes », « le meilleur séjour de la terre ».

Lettre E, Étranger, Entrer.
Illustration extraite de En français, un abécédaire à l’usage du pays nouveau, illustration et conception graphique Anastasia Gaspard, direction de projet Emmanuelle Gallienne, textes et traductions collectives, édité par Kolone, 2016. En vente sur kolone.org.

La langue est la dernière et intime frontière, peut-on lire sur le site de l’association. S’agit-il de l’occuper ensemble, comme on voit aujourd’hui que s’habitent les frontières ? Non, « passer le seuil c’est entrer et non seulement approcher ou venir » [1]. La frontière est une limite, le seuil est un passage, physiquement c’est un point critique entre deux états, l’apparition d’un phénomène. Pendant quelques années un atelier de l’association, consacré aux langues, s’appelait : « D’un monde à l’autre : Métamorphoses ». L’adoption progressive d’une langue étrangère n’est-elle pas un profond processus de changement ? C’est un travail secret que certains refusent obstinément. Les étrangers sont très critiques envers ceux qui n’apprennent pas la langue, ils savent très bien que ceux-là demeurent absents, rivés au pays natal, habitants de nulle part. Ce sont eux les occupants des frontières invisibles.

« Je me suis plié en quatre pour apprendre votre langue, votre culture et regarde comme nous sommes malmenés ici ! »

La majorité des personnes qui suivent les cours n’ont pas particulièrement choisi d’être en France, ils n’ont pas eu de désir préalable pour cette langue, ils ne l’ont pas fantasmée. Lorsqu’on apprend sérieusement une langue étrangère c’est que d’une certaine façon on est amoureux de cette langue, de ce qu’elle véhicule, littérature, culture, paysage. On épouse un pays. On peut même avoir un pays d’adoption. Et au fond, on attend que ce pays nous soit reconnaissant de cet amour, de cette élection, et qu’en conséquence il nous accueille. Ici, il n’y a pas eu de choix préalable, ni d’un côté, ni de l’autre : le pays dit d’accueil ne cesse de vous manifester de toutes sortes de façons que lui non plus ne vous désire pas et n’a aucune envie de vous épouser ni de vous adopter. Alors l’effort est souvent grand, pour pousser la porte et venir demander des cours de français. Presque tout le monde le fait, car le français est comme un produit de première nécessité, mais beaucoup battent en retraite, car l’effort requis est très intime. Lorsque les personnes en exil traversent une de ces phases grises, parfois terribles et dangereuses, ce fameux « choc de la réalité », ni désir ni intelligence ne viennent à la rescousse de la terrible ascension de la langue. À l’automne 2017, un homme khassonké, un de ceux que l’on dit « migrant économique », un indésirable auquel on ne veut laisser aucun espoir, me disait non sans larmes et colère : « Je me suis plié en quatre pour apprendre votre langue, votre culture — et regarde comme nous sommes malmenés ici ! » Or je savais combien il aimait cette langue française, avec quelle constance il l’avait apprise, et qu’il se retrouvait comme un amoureux éconduit. Alors, nous qui enseignons le français, ne perdons jamais cette reconnaissance pour celui qui fait l’effort d’apprendre notre langue en dépit des vicissitudes, ne cessons jamais d’en être émus.

comment faire ?

Ce que je faisais était incompréhensible dans mon entourage : lorsqu’il m’arrivait de dire « je suis au chômage et je donne des cours de français à des étrangers », cela suscitait un acquiescement poli, un peu gêné parfois. Quand le chômage s’était arrêté, j’étais devenue auto-entrepreneur et, forte de ma petite expérience, j’avais commencé à donner des cours chez les autres. Je découvris la réalité sordide des programmes OFII, dans des barres d’immeubles aux entrées souillées et puantes, et là encore ce sont les gens à qui je faisais cours, ce que nous partagions, qui m’a sauvée d’un certain désespoir.

Il fallait donc inventer là où c’était possible, en l’occurence au sein de cette association que nous avions fondée à trois, dont je me retrouvais seule responsable, et qui sans faillir ouvrait à chaque rentrée ses cours de français à un public qui de plus en plus se refilait l’adresse. Je n’avais plus une minute pour travailler ailleurs, et cette fois je passais au RSA Socle. L’argent public qui arrivait, c’était des 2 000 et des 1 500 € par an ! Je tombais de haut car dans l’univers où j’évoluais les années précédentes, on mettait des dizaines de milliers d’euros dans des études marketing qui duraient trois semaines. L’association ne coûtait pas grand-chose : pas de loyer, des stagiaires, mais mon temps ? Il faut que tu te payes, me répétait-on. Je sentais aussi que le bénévolat, qui avait été une goulée d’air frais après des années de travail mercantile, se chargeait de menaces : abnégation, dévalorisation de soi, épuisement — sans compter que perpétuellement fauchée au milieu des étrangers fauchés, cela augmentait régulièrement le sentiment d’impuissance.

Les élèves n’étaient pas parisiens, n’entraient dans les clous d’aucune politique publique, demandeurs d’asile c’était une non-catégorie — alors qu’à cette époque ils attendaient parfois jusqu’à deux ans la réponse de l’OFPRA. Restait le caritatif — Croix-Rouge, Secours catholique, Emmaüs, des paroisses ici et là, mais bien souvent les populations dans ces cours avaient des besoins linguistiques très disparates, ce qui ruinait la pédagogie. Partout l’enseignement était confié à des bénévoles, parmi lesquels on trouvait des gens fantastiques comme des gens méchants et incompétents. Même la Cimade, qui avait tenu un programme pilote d’enseignement du français aux demandeurs d’asile an ou deux plus tôt, avait arrêté, malgré la richesse de l’expérience, faute de budget dédié. Mais c’était la fin d’une ère pour la Cimade, et le début d’une nouvelle gestion, des managers prenaient leurs postes, les salariés partants me l’avaient confié avec tristesse lors d’une soirée très arrosée dans leurs locaux du 13e. En ce début des années 2010 s’achevait une série de disparitions ou de bouleversements dans le secteur de la solidarité envers les étrangers. Moi qui n’avais pas cette mémoire, je le compris peu à peu.

un mariage de raison

Une politique d’immigration contractuelle était en marche depuis 2007, avec l’invention du CAI (contrat d’accueil et d’intégration) et des « plateformes d’accueil » gérées par l’OFII — office créé en 2009 pour succéder à l’Anaem (Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrants, elle-même née en 2005 de la fusion de l’OMI, Office des migrations internationales et du SSAE, Service social d’aide aux migrants). Rationalisation, gestion, contrôle, les agences se succédant démantelaient peu à peu le travail social qui s’adressait jusqu’alors aux étrangers quel que soit leur statut [2]. Le contrat d’accueil et d’intégration, devenu le contrat d’Intégration républicaine en 2016 (subliminal rappel à l’ordre suite au trauma des attentats) concentre brutalement immigration et intégration : les étrangers que la France « a décidé d’accueillir » ont cinq ans pour faire leurs preuves, parler français, aimer la République, travailler dans un secteur en tension. Outre le fait que cette temporalité est arbitraire et fantaisiste, l’État n’assure pas sa partie : entre les préfectures et les guichets de l’OFII les dossiers traînent et se perdent, les formations linguistiques sont une vaste perte de temps tant elles sont bâclées [3], une incurie générale, qui a augmenté ces derniers temps, me fait souvent m’exclamer « Oh là là j’ai honte ! » devant la situation absurde de tel ou tel. Mais les étrangers ont tellement l’habitude d’attendre, quelle importance ? Ils me sourient : « C’est pas grave, madame ». Au regard de ce dont ils sortent, ce n’est pas quelques tracasseries administratives qui vont les ébranler. Mais pourquoi la gestion des étrangers, quelles que soient les agences et les outils qu’y emploie l’Etat, est-elle toujours une gestion de la crise et du débordement ?

La « politique ambitieuse » promise par le rapport d’Aurélien Taché, février 2018, a certes tiré leçon des errements de l’OFII en matière d’éducation et propose des avancées — pour le français, il préconise ce que Kolone fait depuis des années — mais la contractualisation demeure le pilier de l’intégration : « Le CIR est un contrat conclu entre l’État et les étrangers ayant vocation à s’intégrer dans la société française et qui en manifestent le désir. Il repose donc sur une logique obligationnelle qu’il convient de préserver ». Désir, obligation ? Dans cet étrange fantasme — le Contrat — l’État se parle à lui-même ; je n’ai jamais rencontré un seul étranger venant d’obtenir son titre de séjour qui ait eu conscience d’avoir signé un contrat avec mon pays. Pourtant du désir j’en ai vu, des sentiments pour la France, ce désir d’être adopté, oui, de la reconnaissance et de l’amour pour tout ce qu’il y a de bel et bon ici, beaucoup. Je me souviens d’un jeune Bangladais qui disait que la France était sa mère et rêvait d’y avoir sa tombe. Il ne faut pas oublier que ce pays est aussi une chance, un territoire de paix et de sécurité, un lieu de possibles, un endroit inimaginable, une révolution intime. Il faut comprendre ce que c’est que d’être d’un pays qui vous assassine, un pays létal, inhabitable, et où pourtant se trouvent votre vie, vos chers morts. D’être dans la nostalgie, le désir du retour qui vous revient chaque nuit, et apprendre à aimer le pays où vous vivez désormais. Sous contrat ? L’État français se dépêche de contractualiser parce qu’il a peur que les étrangers l’embrouillent, l’État français veut qu’on respecte ses lois et qu’on assimile ses valeurs républicaines (formation obligatoire) au lieu de se laisser tranquillement aimer comme un pays. Quant à ceux qui n’ont pas le privilège de signer le contrat, qu’importe de savoir la relation qu’ils entretiennent avec la France, qu’importe qu’ils se lèvent à cinq heures pour nettoyer nos bureaux et se couchent à deux heures du matin après avoir fait la plonge dans nos jolis restaurants, qu’importe qu’ils aiment des femmes françaises et leur fassent des enfants par amour.

économies

En 2013 Kolone fut sauvée par le travail : une unité du Groupe SOS accueillant des Mineurs Isolés Etrangers venait d’ouvrir, tout à côté, la cheffe de service voulait construire des choses inédites, elle me fit confiance. J’ai pu payer des heures à des filles qui travaillaient avec moi, me payer à moi-même des prestations, et, à la rentrée 2014, j’engageai à temps plein la première professeure salariée de l’association. Donner du travail, correctement payé, dans un milieu où il n’y en a pas beaucoup, était une fierté. Je finirai par me salarier à mon tour, de février 2016 à janvier 2018, deux ans d’Emploi Aidé.

Je suis ainsi liée aux étrangers par des relations économiques, ce qui me permet de comprendre de l’intérieur bien des logiques de gestion comptable, même si ma propre gestion est toujours limite, au bord de la crise. Je veux dire qu’il est presque inévitable, le but de toute entreprise, de tout organisme étant de se développer, d’aller vers des segmentations qui vont faciliter le travail, apporter peut-être plus de bénéfices à ceux dont on a la charge, entrer dans des identifications, des missions qui vont faciliter l’obtention de telle ou telle ligne budgétaire et réduire peu à peu la marge de manœuvre qu’on avait voulu conserver — le quand même. « Nous prenons des personnes correspondant à tel, tel et tel critère administratif, mais nous en acceptons quand même quelques-uns qui ne sont pas dans les bonnes catégories ! ». Il y aura toujours un moment où l’efficacité va miroiter, jeter plus de feux que le quand même, où le pragmatisme va finir de triompher. Y résister complique énormément la tâche. Kolone n’est pas dans le quand même, c’est même l’inverse. Mais les actions subventionnées que nous mettons en place seraient beaucoup plus faciles non seulement à justifier mais à mener si nous n’acceptions que des personnes ayant un titre de séjour : nous pourrions travailler à leur insertion, de façon efficace, fluide, avoir davantage de partenaires etc. Lorsque Macron a été élu, j’ai pensé tout de suite que dans le champ où j’agis, la sélection allait revêtir ses plus beaux atours, de manière insidieuse. À ma dernière visite à la Préfecture de Région, mon interlocutrice de la Direction Départementale de la Cohésion Sociale, là où les associations linguistiques remplissent leur petit panier de subventions, m’a annoncé avec une prudente satisfaction que cette année les crédits à l’intégration avaient déjà un peu augmenté. Bonne nouvelle pour nous ! Si je voulais vraiment sortir l’association de sa crise consubstantielle, il me suffirait de créer des programmes uniquement à destination des réfugiés statutaires — le travail serait plus facile, les bénéficiaires des actions auraient plus d’opportunités, seraient mieux aidés. C’est ce mieux qui est pernicieux.

De l’été 2015, où des centaines de Parisiens sont allés à la rencontre des gens qui vivaient là en bas de chez eux, soudain incroyablement visibles, sont sortis dans le domaine de l’éducation, sans doute trois modèles [4] : des cours bénévoles et inconditionnels, un peu partout dans Paris, reposant sur l’engagement d’individus et les limites de cet engagement (principalement le BAAM et des petites associations) ; la création d’une organisation structurée, professionnelle, une « école » nécessitant des fonds importants pour exister (Thot) ; enfin ceux qui ont adopté un modèle tout économique en séduisant les grandes entreprises sur l’idée d’un « réfugié à haut potentiel » qu’il convient de former afin qu’il soit prêt à irriguer l’entrepreneuriat de son sang neuf, c’est Wintergreat et une flopée de projets de « lab » et d’incubateurs d’entreprises tous plus photogéniques les uns que les autres. Ces derniers ne sont qu’une version moderne de l’immigration de travail, emballée dans un discours pénible parce qu’il mêle en permanence humanité et valeurs de l’entreprise. Courant 2016 nous avions rencontré Wintergreat, à leur invitation, dans une petite salle de leur école de commerce. Deux étudiants bénévoles, ou faut-il dire « volunteer », tout sourire, nous vantaient leur programme naissant, cours de français, binômes et coaching — Singa avait les budies, ils avaient leurs coaches. Deux ans plus tard Wintergreat recrute un directeur adjoint à 3 750 € brut auquel il est promis de « vivre une aventure entrepreneuriale à fort impact social », et qui a pour missions, entre autres de « soutenir le directeur exécutif dans la construction des dossiers avec les partenaires (Medef, ministère de l’Intérieur, etc) », « définir et suivre les indicateurs de performance »… Ce qui est produit ici est-il nouveau ? Je ne crois pas, ce sont les habits neufs d’un phénomène banal de profit, c’est, à peu de choses près, le directeur d’un organisme de formation qui se met dans la poche l’argent des marchés publics tout en sous-payant ses employés et en louant des locaux minables. Même si c’est mieux, il y a un endroit où c’est la même chose.

visibles, invisibles

À partir de 2016 la vague du crowfunding associée à l’émergence du sujet « migrant » dans l’actualité médiatique et au jaillissement de toutes ces initiatives citoyennes a eu des effets étonnants dans le paysage parisien de l’apprentissage du français aux étrangers. Des sommes jamais imaginées sont venues rendre possibles des actions qui commençaient à peine, quand il m’avait fallu des années pour gagner une légitimité, à mes propres yeux d’abord et à ceux des bailleurs publics ou privés qui finançaient sur preuve — projets, objectifs, bilans, rapports. Passé le désarroi que j’ai pu éprouver, il faut s’en féliciter et s’interroger. Le visage même des migrations — ici ce furent les camps parisiens, la soudaine violence de l’État, la sorte d’abandon dans lequel se sont trouvés des centaines de gens — génère des mobilisations particulières — ici la colère, la révolte et la solidarité. Ainsi les choses dernièrement se sont dégradées et améliorées : d’une part les conditions de vie des étrangers demandeurs d’asile se sont durcies, et ceux-ci sont arrivés plus abîmés, en raison de voyages toujours plus épouvantables ; d’autre part sont apparues beaucoup de ressources, les gens se sont enfin rencontrés : hébergements, accompagnements, le mot « ami » a fleuri sur les posts facebook des collectifs, toutes les demandes d’aide concernent un « ami soudanais », « un ami afghan », un « pote syrien », etc. Désormais je trouve toujours des solutions lorsque des élèves de Kolone dorment dans la rue, et il n’y restent pas — c’est considérable ! Aujourd’hui même, des Parisiens rendent hommage à un homme soudanais mort dans la rue il y a deux jours. Ce changement est bon signe, quand je me souviens de l’étanchéité des mondes en 2010, ou même, l’hiver 2014, quand la quinzaine de personnes qui s’était installée sur le quai d’Austerlitz n’avait de relations qu’avec le personnel de l’accueil de jour d’Aurore situé un peu plus haut à la sortie du métro Quai de la Rapée. Leurs histoires, leur caractère, leurs préoccupations quotidiennes, leur fatigue, leur humour, le timbre de leur voix et cette façon de se passer les mains sur la figure, leurs espoirs et leur folie, tout cela était ignoré des habitants de cette ville. Ils auraient pu plonger d’un coup tous ensemble dans la Seine, qui l’aurait su ?

Ils auraient pu plonger d’un coup tous ensemble dans la Seine, qui l’aurait su ?

Ils ne sont cependant qu’un visage de la migration en France. Bien des invisibilités demeurent, bien des relations ne se feront jamais tandis que d’autres s’aimeront en toute discrétion, bien des amitiés sont anciennes et fidèles, quels que soient les aléas et les absences, bien des gestes d’hospitalité resteront inconnus, bien des incompréhensions et des colères demeureront, de part et d’autre. Face à la mutabilité des mobilisations, la politique migratoire de l’Etat, malgré une législation proliférante et confuse, est immuable. Vivre sans droits donne régulièrement envie de mourir, car tout ce qu’on désire commencer échoue, car c’est vivre en esclavage et qu’à mon tour, citoyenne de ce pays, j’y perds ma liberté. « C’est comme si l’étranger détenait les clés » écrit Derrida. C’est lui qui me convoque à mon seuil, me délivre de mon savoir et prend les clés de ma demeure, c’est mon risque et c’est ma chance — comme celle de mon pays. « C’est toujours la situation de l’étranger, aussi en politique, que celle de venir comme un législateur faire la loi et libérer le peuple ou la nation en venant du dehors, en entrant dans la nation ou dans la maison, dans le chez-soi qui le laisse entrer après avoir fait appel à lui. [5] »

Notes

[1Derrida, De l’Hospitalité, 1997.

[2« Derrière un programme dont l’apparente légitimité aura anesthésié bien des gens, se cache un projet de mise en coupe réglée du service social aux étrangers doublé d’une volonté de domestication de la population concernée, avec la connaissance du français comme point d’appui. » Alain Morice, “Du SSAE à l’Anaem, une liquidation annoncée”, Plein Droit, n°72, mars 2007.

[3Proposition n°15 du rapport Taché : « accorder moins de poids aux prix et davantage à la qualité des formations dans les nouveaux marchés de l’OFII ».

[4Je n’évoque pas le modèle du RESOME qui a une tribune dans ces pages.

[5Derrida, De l’Hospitalité, 1997.