Derrida ouvrait la brèche, saisissant les politiques de l’amitié en leurs successives métamorphoses et reformulations. On interroge ici dans son sillage les modes de fraternisation des exilés et des expulsés. Comme de possibles contre-feux face aux violences inhérentes à la condition d’étranger. Mais aussi comme des onguents et des stratégies de riposte collective, face à la stigmatisation et au déni qui frappent les expulsés dans leurs sociétés d’origine.

Une politique de l’amitié aujourd’hui ? Quelle actualité de l’amitié comme vertu politique ? La nation des frères, figure connexe de celle des citoyens, quelles en sont les formes transversales, les recompositions dans l’expérience des mobilités et des mobilisations ? Les étranger·ères, ceux·celles poussés sur ou ayant choisi les routes de l’exil, ceux·celles que les politiques arrêtent, enferment ou ramènent violemment sur leurs pas, ne sont-ils·elles pas les frères·sœurs les plus contemporain·es qu’il nous soit permis de connaître ? Car il y a un enjeu vital dans les solidarités et les modes de fraternisation qu’ils inventent pour tenter de braver les obstacles mis par les États sur leurs routes mais aussi pour encore faire corps, reformer un corps d’amis, de semblables, quand rejeté·es du pays dont ils·elles avaient fait leur séjour, ils·elles ne trouvent même plus place dans la communauté des frères·sœurs qu’ils·elles ont laissée.

Essayer de penser ensemble la qualification juridico-politique de l’« étranger » et la question de l’amitié, de la fraternité, de la camaraderie : non pas de nous à eux·elles, comme la notion d’hospitalité y invite sans cesse, rejouant aussi sans cesse la centralité d’une entité citoyenne par rapport à son autre, à ses autres, mais entre eux·elles. Essayer de tenir ensemble le double registre de l’assignation politique, de la catégorisation juridique (l’étranger, le non-citoyen) et de l’alphabet de l’amitié dont Derrida a décrit la centralité et les métamorphoses dans l’histoire de la philosophie politique [1] : pour s’extraire de la verticalité des logiques politiques, de leur écrasement du sujet (dans sa dimension indissociablement individuelle et collective), pour percer comment, en dépit de toutes les assignations, épreuves, humiliations, violences réservées aux catégories d’étranger·ères dont la race et la classe en font les cibles privilégiées de la surveillance des États, ceux-ci continuent à se mouvoir, circuler, s’organiser, s’entraider, lutter. Car ils·elles manifestent constamment sous des formes apparemment minimales mais ô combien puissantes politiquement — un squat, des doigts et des paumes brûlés pour tenter d’empêcher ou d’annuler une prise d’empreinte, la destruction d’un passeport, le refus de demander l’asile — les signes de leur persistante et inaliénable autonomie [2].

On pourra peut-être alors sortir des logiques d’individuation sur lesquelles reposent ensemble le système de l’asile, les mesures discrètes de régularisation et les procédures d’expulsion, pour mieux voir que se joue quelque chose d’éminemment collectif et de signifiant politiquement dans leurs déplacements, les routes qu’ils·elles créent, reconfigurent et empruntent. On verra ce mouvement autrement que sous l’angle de la mainmise des passeurs, savamment mis en scène comme de cyniques exploiteurs et fabricants de misère quand ce sont souvent d’anciens migrants opportunément convertis dans le commerce de la traversée [3]. L’économie du voyage repose en Afrique sur des « ghettos », des foyers ou des maisons de migrants, qui scandent les routes et en constituent les différentes étapes. Les affiliations et les regroupements se font souvent par communautés nationales mais parfois les nationalités se mélangent, ayant fait dire à ce qu’il reste d’utopistes qu’à Ceuta et Melilla, aux abords de la dangereuse traversée, se créaient dans la forêt les conditions de l’Union Africaine, celle des peuples luttant et migrant, et non celle des élites complices de l’Europe et de l’Occident à Addis-Abeba.

Le motif de la fraternisation revient constamment dans les parcours de migrant·es. Il est fonctionnel et non dénué de violence mais il atteint par là même sa signification politique : apprendre à survivre en milieu hostile. C’est donc tout un jeu d’interconnaissances, d’échange et de transmission de savoir et d’expérience constamment mobilisés par ceux·celles qui prennent la route : « Je ne sais comment c’est pour vous les Européens mais pour nous les Noirs, quand on va quelque part, dès que nous rencontrons nos frères noirs, on se met à discuter. Car je suis un étranger dans cet endroit et lui ou elle se trouve là depuis plus longtemps que moi. Quand tu lui demandes, il·elle te donne ce savoir. » [4] Cette communauté de frères et de sœurs se recrée en pays étrangers pour trouver des repères et naviguer à travers les contraintes et les obstacles. La fraternité devient le support et le remède vital aux avanies de la condition d’étranger.

Le motif de la fraternisation revient constamment dans les parcours de migrant·es.

Mais que se passe-t-il à la fin du voyage quand des individus sont renvoyés brutalement dans leurs pays d’origine ? L’auto-organisation des expulsé·es pour assurer leur survie et pour inventer des formes d’accueil même minimales pour ceux·celles qui reviennent dans le dénuement et l’abandon, montre comment le motif de la fraternisation continue à être opérant dans l’expérience de relégation sociale et politique pourtant radicale de l’expulsion. En 2003, Modibo Diakité, lui-même un ancien expulsé, parlait de ses « frères expulsés » pour désigner ceux qu’il accueillait dans un foyer qu’il avait créé à Kidal dans le nord du Mali pour recevoir les migrant·es expulsé·es collectivement, par voie terrestre depuis l’Algérie. Mahamadou Keita, secrétaire général de l’Association malienne des expulsés (AME), allait de 2007 jusqu’à sa mort en 2016, à la rencontre des expulsé·es arrivant à l’aéroport de Bamako-Sénou en s’adressant à eux comme à des frères et à des sœurs, puisant la légitimité de son geste dans leur communauté d’expérience.

Ces amis·es-là, ces frères, ces sœurs, ces camarades, qui les connaît, qui les reconnaît ?

L’expulsion est porteuse de fractures et de divisions dans les pays et les communautés où ces personnes sont renvoyées, où elles sont souvent assignées à une position d’extranéité, voire de parias. Le regroupement des expulsé·es, initialement informel puis sous la forme d’associations, participe de l’émergence de modes de fraternisation dans un moment, l’après-expulsion, caractérisé par le dénuement, l’abandon mais aussi le rejet et l’hostilité, des proches, de la société, de l’État. Comment peuvent-ils·elles à nouveau s’inscrire dans une communauté de frères, sœurs, et de citoyen·nes elle-même rompue par la violence de l’expulsion et par le stigmate qui lui est attaché ?

Retrouver des semblables affecté·es par ce préjudice, trouver du réconfort dans un groupe, affirmer une position de citoyen·nes dans le pays qu’on a laissé… Du cercle des ami·es à la sphère des revendications politiques, le Network of Ex-Asylum Seekers in Sierra Leone (NEAS-SL) se tient depuis 2011 sur ces frontières mouvantes de l’amitié et de la politique. Un groupe d’ami·es, anciens demandeur·euses d’asile expulsé·es d’Allemagne, a décidé d’arracher les « expulsé·es » aux moqueries, au déni qu’ils·elles subissaient de la part de leurs compatriotes et de leurs autorités. Ils naviguent dans le centre de Freetown, entre deux lieux, l’un de lutte — le local de l’association où s’organisent les réunions et où se tient l’intendance — l’autre de travail — le quartier de « Sweissy » qui tire son nom de l’organisation des bijoutiers sierra-léonais et où se trouvent concentrés les petits et gros business de la capitale. Entre ces deux QG, les expulsé·es du NEAS ont tissé des liens entre travail, amitié et lutte pour la reconnaissance.

Cette frontière floue entre les ressources de l’amitié et le passage au registre de l’action collective prouve que la fraternisation est un mode structurant de la vie civile et le moteur des recompositions politiques après l’expulsion. Car ce ne sont rien moins que des ami·es qui s’érigent comme les représentants symboliques de l’ordre mondial des migrations et de son régime d’expulsion, face aux États qui les ont expulsé·es mais aussi par rapport à leur propre État dans une quête de reconnaissance : « Make us feel belong » peut-on lire sur le dos de leurs tee-shirts.

la violence et les plaies

Quand je suis arrivé à Freetown, j’étais ravagé. J’étais à l’aéroport, un cousin est venu me chercher et nous sommes rentrés. Je ne voulais pas parler. J’avais perdu mon sac. Tu pars vivre une vie meilleure et ces gens ne te laissent aucune chance. Ils te rendent fou, ils te poussent à mendier dans la rue. Les gens perdent leur vie à cause de l’expulsion. Tu es sans soutien. Un membre du NEAS [5].

Parfois ils brutalisent les gens avant de les expulser. C’est arrivé à beaucoup d’entre nous. Ce n’est pas facile. Ils t’expulsent sans te laisser prendre tes affaires, sans rien te donner, même pas de quoi rentrer chez toi. Certains parmi nous sont restés comme moi plus de quatre ans en Allemagne, où on payait nos impôts, où on travaillait. Une fois rentré, je suis resté avec un ami quelque temps mais au bout d’un moment, la stigmatisation, les provocations deviennent intolérables. Un membre du NEAS. 

Les gens te disent que tu as quitté ton pays pour aller en Europe, que tu rentres sans rien et qu’ils ne veulent pas te parler, ou alors, si tu essaies de dire quelque chose, ils se moquent de toi. Tu dois faire preuve de patience, sinon tu te retrouves à la police. Je suis confronté à cela, d’autant plus que je n’ai plus aucun parent. Je tiens le coup mais ce n’est pas facile. Si tu reviens sans être capable de t’acheter une maison, une voiture, les gens te le rappellent tout le temps. Un membre du NEAS.

Rien n’est simple. Survivre pour un expulsé, ce n’est pas simple. On voit des amis sombrer dans la folie. On a tous subi un trauma, un choc. Quand tu es en Occident, les gens pensent que tu vis bien et que tu ne peux pas revenir sans rien. Il y a un énorme stigmate associé à l’expulsion. Quand les gens apprennent que tu as été expulsé, ils sont stupéfaits : « Tu as été en Occident et ils t’ont expulsé ? Tu n’es pas sérieux ! ». Ils ignorent tout des raisons politiques à l’origine de l’expulsion et ils vont juste en déduire que tu as commis un crime. Si tu veux prendre la parole dans un groupe ou s’ils veulent couper court à une conversation, les gens te disent : « Sors d’ici l’expulsé ! » Je vis avec ma famille mais ils n’ont plus aucun respect, c’est évident. Les femmes, elles te disent « Tu es un expulsé » et c’est vraiment terrible à entendre. Tu n’es plus considéré dans la société. Ce n’est pas simple. Cela affecte ton mental. On traîne des souvenirs qui ne nous quittent jamais. Beaucoup d’entre nous passent leur temps chez eux. En Afrique, si tu es parti dans le monde occidental sans réussir, personne ne cherchera à sympathiser avec toi. Ce n’est pas simple, crois-moi ! Un membre du NEAS.

le courage et la consolation

Je remercie Dieu d’avoir rencontré ces gens. Depuis que je les ai rejoints, j’ai plus de courage. J’ai vu d’autres gens qui ont été expulsés… ce n’est plus seulement de moi dont il s’agit. Je ne dirai plus « Papa God, c’est moi, c’est moi seul que tu as expulsé ! ». Ils sont devenus ma famille pour ce qu’ils ont fait pour nous ici. Ce n’est pas facile. Un membre du NEAS.

Nous parlons ensemble de politique car nous sommes victimes d’un même contexte. Depuis que je vais les voir, j’ai repris courage. Parfois je cours passer le reste de la journée avec eux pour me changer les idées. Un membre du NEAS.

Le président de NEAS est venu là où je travaille pour me convaincre de les rejoindre. Je vais aux réunions, cela m’encourage. Ce qu’ils m’apportent c’est de la consolation et une aide pour guérir, peut-être. Nous les expulsés, nous avons vécu un traumatisme. Le fait de nous réunir nous aide à oublier. Les interactions que j’ai grâce à mon travail et avec les membres du NEAS m’aident peu à peu à le surmonter. Cela m’aide à tenir le coup. Un membre du NEAS.

« Nos frères, nos familles, embrassez-les, Babylone n’est pas fait de miel et de sucre ! »

Celui qui est expulsé en Sierra-Leone, il subit les provocations, les moqueries, les ricanements : « Tu es un expulsé, tu es un raté ! » est le genre de choses qu’on entend. Les gens doivent comprendre que grâce à ce groupe, nous allons essayer de combattre la stigmatisation que les expulsés subissent dans leurs communautés, dans leurs quartiers. Au NEAS, nous sommes tous des expulsés qui essayons d’aider d’autres expulsés. Les expulsés peuvent s’entraider, les expulsés peuvent se parler pour parvenir à réintégrer leur communauté. Ce que nous essayons de faire dans ce pays c’est de redonner aux expulsés un sentiment d’appartenance, d’acceptation et de dire au reste de la population : « Ce sont vos propres frères, pas des loosers ! ». Nous disons non aux expulsions. Nous sommes contre les expulsions mais on voudrait au moins qu’on donne une chance aux gens de faire leurs valises, qu’une fois rentrés ils puissent retrouver leurs familles et leurs ami·e.s. Nos frères, nos familles, embrassez-les, Babylone n’est pas fait de miel et de sucre ! Le Président-fondateur du NEAS.

Celui qui a vécu une expulsion ne devrait pas perdre espoir, croire et faire confiance à Dieu et garder le cap. Je travaillais dur aux États-Unis. J’ai vu des expulsés ici qui sont complètement foutus. J’ai dit à mes sœurs que je ne voyais pas pourquoi je me détruirais sous prétexte que j’ai été expulsé. Je connais ma force et je sais aussi que j’aurai peut-être des opportunités demain pour repartir ailleurs. Oui je prie pour les autorités américaines, je prie pour que Dieu les aide à cesser ces choses qui font du mal aux gens, qui les blessent profondément. Je prie aussi pour la Sierra Leone qui a tant de richesses et qui est un des pays les plus pauvres du monde. Un membre du NEAS.

Quand je suis arrivé, des amis m’ont présenté le chairman en lui disant : « Cet homme est notre ami, peux-tu prendre soin de lui s’il te plaît ? » Il est venu chez moi pour parler à ma famille. Il a dit à mon père que cela peut arriver à n’importe qui. Pourtant mon père continue à me rabaisser, à me dire que je ne sers à rien. Cela me cause tellement de chagrin : il ne comprend pas, il pense que c’est de ma faute. L’organisation m’aide énormément, me donne de la force. On est toujours ensemble, unis, on s’entend bien. Parfois je quitte la maison et je passe la journée avec eux à Sweissy, même si je n’ai pas d’argent pour avoir moi aussi un business. C’est juste de l’amitié. J’ai un lieu où me poser. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans eux. Un membre du NEAS.

Post-scriptum

Clara Lecadet est anthropologue au IIAC (CNRS-EHESS). Elle a publié Le manifeste des expulsés. Errance, survie et politique au Mali (PUFR, 2016).

Le Network of Ex-Asylum Seekers in Sierra-Leone (NEAS-SL) a été créé en 2011 par des demandeurs d’asile sierra-léonais expulsés d’Allemagne. Basé à Freetown, il constitue la première association d’expulsés auto-organisés dans ce pays et il entend lutter contre le stigmate attaché à la condition d’expulsé et pour la défense de leurs droits.

Notes

[1Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.

[2Nicholas de Genova (dir.), The Borders of “Europe” : Autonomy of Migration, Tactics of Bordering, Duke University Press, 2017.

[3Virginie Guiraudon, « Pour arrêter l’immigration irrégulière, faut-il faire la guerre aux passeurs », in Hélène Thiollet (dir.), Migrants, migrations, Paris, Armand Colin, 2016, p. 47-49.

[4Entretien avec un membre du Network of Ex-Asylum Seekers in Sierra-Leone, octobre 2017.

[5Les extraits d’entretiens dont est composée la deuxième partie de ce texte ont été rendus anonymes en accord avec le Président de NEAS-SL. Si ce procédé peut être discuté tant il y a urgence à redonner aux expulsés une identité singulière et une voix, ces propos juxtaposés ont aussi peut-être le mérite de faire émerger, conformément aux objectifs de l’association, une parole collective sur les expulsions, qui tout en puisant dans le fond de chaque expérience singulière les dépasse pour poser les bases d’une expérience commune, et, par-là, d’une politique.