Chère Avital Ronell

par

Chère Avital Ronell, 

Je viens de prendre connaissance du texte de mise au point que tu as envoyé à la presse en réponse aux allégations partiales d’un article du New York Times. J’aimerais, sans trop y croire en ces temps de fake news, que ta lettre fasse taire la rumeur, à défaut de permettre la levée de ta suspension temporaire par la NYU. Je crains d’autant plus qu’elle n’y suffise pas que le tour pris par cette affaire et la polémique qui s’en est suivie dépassent aujourd’hui ton cas et celui de l’ancien étudiant qui s’en est violemment pris à toi. À cet égard, sans doute vaut-il mieux, comme le font mes camarades dans ce dossier, questionner les usages pervers des instruments légaux de défense des minorités, réfléchir sur les attendus des procédures au titre de Title IX comme celle qui a été menée contre toi, interroger les lignes de force et de conflit dans le champ féministe, analyser les dérives mortifères du fonctionnement concurrentiel au sein des universités. Tous ces débats sont aujourd’hui indispensables, et doivent permettre de mieux comprendre, notamment en le désingularisant, ce qui a pu déclencher le cauchemar dans lequel tu es aujourd’hui embarquée. Pour autant, je ne peux oublier que c’est toi précisément — c’est-à-dire ta personne et ton travail – qu’on veut abattre aujourd’hui, et c’est aussi ce qui m’effraie. 

Je lis dans ton texte de défense : « les expressions employées par Ronell dans ses mails à Reitman ne sont pas différentes de celles dont elle use auprès de beaucoup d’autres destinataires ». Je n’ai jamais suivi tes cours – je le regrette –, mais j’imagine qu’il se trouve, parmi ces « autres destinataires », certains de tes étudiants. Je le crois parce que j’ai lu tes livres. Quiconque s’intéresse à ta pensée et connaît ton travail ne saurait s’en étonner. 

Tu n’as jamais cessé de questionner les effets de pouvoir et les logiques d’autorité à l’œuvre notamment dans la relation pédagogique, dans ce qu’elle comporte de traumatisme et d’émotion. Et tu as montré qu’à défaut de prétendre en sortir, sauf à s’aveugler, on pouvait au moins en jouer en les exhibant, en les théâtralisant, en les hystérisant même, afin de mieux pouvoir négocier avec elles. 

Tu as réfléchi sur la structure de dépendance qui peut s’établir entre maître et disciple, sur les mécanismes de déprise de soi qui viennent alors inquiéter l’illusion de maîtrise dans la production de la pensée. Et tu as choisi de faire de cette dépendance l’un de tes lieux d’énonciation. 

Tu as travaillé sur ce que c’est qu’être une femme dans l’institution philosophique : une folle en ce logis. Et l’attention que tu as portée à l’écart entre les figures discursives et les pratiques du corps chez les femmes philosophes t’a conduite à revendiquer une impudeur et, parfois, un exhibitionnisme qui donnent à voir ce dont le débat intellectuel a tacitement fait la condition de son fonctionnement. 

C’est dans ce contexte que je peux lire et comprendre – car l’expliquer ne me regarde pas – ta correspondance avec M. Reitman. C’est dans ce cadre de pensée, d’émotion et d’expression – où se formule
sans doute une large part de tes relations intellectuelles, sociales et pédagogiques – qu’elle prend un sens absolument spécifique. J’aurais préféré ne pas avoir à en prendre connaissance, mais c’est trop tard. Et je te sais gré d’avoir à ton tour publié les messages que tu as reçus de ton ancien étudiant : il était en effet particulièrement pervers de sa part de ne communiquer que tes mots sans leur contrepartie. À lire ces échanges ainsi restitués, il apparaît que vous chantez la même chanson, et que vous y consentez également. Cette chanson peut surprendre, mais elle consonne avec une langue qui traverse toute ton œuvre. Sans doute y avait-il là une imprudence, mais dans toute ta vie intellectuelle, tu as joué avec le feu – avec un brio, une intelligence et un humour dont je ne saurais trop te remercier parce qu’ils m’aident à m’orienter dans mes propres pratiques. M. Reitman ne pouvait l’ignorer, sauf à se mentir à lui-même ou à être joué par une passion haineuse. Que la NYU affecte désormais de l’ignorer la déshonore.

Avec mon amitié

Philippe Mangeot