Le désir et le bâton (ou de la résistance pédagogique en milieu néo-libéral)

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La philosophe américaine Avital Ronell a commis une sacrée bourde, pas une faute, c’est trop fort, pas une erreur, c’est trop faible, mais bien une bourde, c’est-à-dire une erreur qui se paye au prix de la faute : elle s’est permis, peut-être, ce n’est pas certain, quelques gestes déplacés, et surtout d’écrire quelques courriers électroniques avec des mots tendres et exagérés à un étudiant doctorant qu’elle connaissait mal, qu’elle avait mal jugé (il ne méritait pas de tels mots), et dont elle se croyait peut-être d’avance protégée par un double préjugé que nous partageons presque tous et dont on ne sait pas très bien s’ils sont virilistes ou féministes, homophiles ou homophobes (c’était un garçon et elle était une femme, il était gay et elle était queer). À titre personnel, mais peut-être parce que je suis viriliste, j’aurais tendance à penser que les femmes professeurs sont davantage en droit que les hommes professeurs à se sentir a priori protégées d’accusations de harcèlement sexuel et de contact sexuel : même en position d’autorité, elles ne bénéficient pas de cette menace constante de pouvoir pénétrer l’autre ou de le faire bander sans son consentement — à moins d’être sacrément équipée de prothèses technologiques et de breuvages magiques, ce qui est assez rare et compliqué (en d’autres termes, il me semble qu’il faudrait toujours tenir compte d’une inégalité de genre irréductible dans les affaires de harcèlement sexuel). De même que j’aurais tendance à penser, mais peut-être parce que je suis homophobe, qu’avec un étudiant gay, quand on est soi-même queer, on est en droit de se sentir un peu plus en confiance, l’un et l’autre ayant connu une oppression commune. Mais peu importe, car de fait ce ne sont que des préjugés, qui se sont déjà avérés faux dans de tout autres contextes, et Mme Ronell le paie assez aujourd’hui pour qu’il n’y ait pas besoin d’en rajouter.

En revanche, il est sûr qu’elle a commis une bourde. Dans toute relation pédagogique, à l’université comme à l’école primaire, il faut être froid, neutre, maternel ou paternel à la rigueur, mais jamais trop tendre, jamais trop familier et jamais violent. Et quand on se sent un peu trop attendri par tel ou tel étudiant (ça arrive à tout le monde), il faut le dire en personne, sans témoin, et ne jamais l’écrire. C’est le b-a-ba du métier, son hypocrisie nécessaire, à la fois archaïque et ultra-moderne : se protéger d’avance des étudiants arrivistes ou pervers, des des Alcibiade aux petits pieds que notre monde néo-libéral commence à produire à la chaîne.

La presse réactionnaire évidemment a profité d’un tel effet d’aubaine pour crier haro sur le baudet, et plus encore pour tenter de discréditer le mouvement #Metoo qu’avait soutenu Mme Ronell, surtout après une lettre de soutien calamiteuse écrite par Judith Butler, signée par nombre de collègues, de féministes et d’intellectuel(le)s de gauche, et qui reprenait presque littéralement les arguments des violeurs et des harceleurs mâles.

Pour le mouvement #Metoo, il n’y a pas vraiment à s’inquiéter. En attaquant Avital Ronell, la droite ne fait qu’y adhérer malgré qu’elle en ait et se trouve bien forcée d’exiger justice pour « toutes les victimes ». De surcroît, mettre sur le devant de la scène ce genre de faux scandale permet de dissimuler le vrai scandale de l’université : la transformation d’un lieu du savoir autonome et en voie de démocratisation en une course aux postes d’une violence inouïe dans laquelle il y a de moins en moins d’élus, de plus en plus de réprouvés et où tous les coups bas sont de plus en plus permis. La droite déteste le mouvement #Metoo, mais quand il advient dans le monde académique, il lui est utile à titre idéologique. Cette microscopique affaire a au moins le mérite de mettre chacun face à ses contradictions et tout le monde à front renversé.

En revanche, on peut s’inquiéter sérieusement pour la personne d’Avital Ronell. Pas la grande philosophe, pas l’égérie d’une certaine tradition déconstructioniste, queer, minoritaire (en vérité, elle est absolument inclassable), pas non plus l’amie (je ne la connais pas), mais la personne, l’être humain quelconque égal à quiconque en termes de droit au respect et à la justice. Il est terrible d’être ainsi exposée à la calomnie et à la vindicte publique pour une simple bourde.

C’est pourquoi j’aimerais simplement m’adresser à elle, ni à ses accusateurs ni à ses défenseurs, simplement à elle, et lui dire ceci : « Merci pour cette bourde. Elle est stupide, vous allez la payer (j’espère le moins possible), quoi que vous vous y connaissiez en stupidité, et puis vous êtes philosophe, et les philosophes ont le dos le rond, ils ou elles ont l’habitude de prendre tous les coups. Mais merci de l’avoir commise, merci de ne pas avoir été irresponsable (je suis sûr que vous n’avez fait aucun mal à cet étrange Nimrod dont l’existence même est le cauchemar de tout enseignant sérieux) mais simplement imprudente (pour vous-même), car avec cette imprudence vous remettez sur le tapis du débat public une question qui est essentielle aujourd’hui : comment résister à un système éducatif qui a perdu presque toutes ses vertus libérales, au sens d’enseignement libre et sans finalité extrinsèque au savoir, et ne privilégie plus que l’intérêt des étudiants, c’est-à-dire l’intérêt du capital ? ».

Je m’explique. Le b-a-ba de la neutralité et de la froideur des enseignants dont nous parlions plus haut est une évidence du point de vue de l’intérêt des enseignants mais une ânerie insigne d’un point de vue pédagogique. Les étudiants qui arrivent à l’Université, même beaucoup plus tôt, dans le système scolaire en général, ont un intérêt formaté non par le savoir, mais par leur famille, leur classe, la société tout entière. Ils rêvent bien moins d’apprendre pour apprendre que d’avoir de bonnes notes, de réussir, parfois d’être le ou la meilleur(e), toujours d’obtenir un poste qui leur assure de bons revenus (pour reproduire leur position de classe ou pour rembourser leurs études). Ce n’est pas un intérêt absurde ou illégitime, mais c’est un intérêt catastrophique pour la pensée. En termes kantiens, il instrumentalise la Raison, rabat ses intérêts universels et supérieurs sous des intérêts particuliers et pathologiques. Un enseignant doit donc tout faire pour le corriger, pour transfigurer ce désir de succès en désir de savoir, et ce avec tous ses étudiants, les meilleurs comme les moins bons.

Depuis les Grecs qui avaient assez sérieusement réfléchi à la question de la paideïa, il n’a que deux techniques à sa disposition : les coups de bâton et le désir (l’eros) ou l’amitié (la philia). Quand Diogène vient requérir l’enseignement d’Antisthène, celui-ci le reçoit à coups de bâton, histoire de tester un peu sa détermination. Heureusement ou malheureusement, cet usage de la violence physique pouvait peut-être fonctionner pour l’apprenti philosophe et dans une relation privée de maître à discipline mais il s’est avéré radicalement inefficace et inhumain dans un enseignement plus démocratique. Les systèmes scolaires occidentaux y ont donc globalement renoncé, même si une certaine droite rêve encore de camps militaires de rééducation et d’enseignement musclé selon le modèle du film Whiplash.

Ne restent alors que le désir et l’amitié. En termes psychanalytiques, on peut concevoir une pédagogie sans violence physique mais pas sans transfert. Apprendre à désirer l’Idée en lieu et place des désirs matériels, apprendre à être l’ami de la sagesse en lieu et place des amitiés sociales (en termes modernes, en lieu et place du networking généralisé) passe nécessairement par le désir de l’autre. Les Grecs, les Athéniens surtout, avaient mis en place un système complexe entre éducateur et éduqué, entre éraste et éromène, sur lequel on a beaucoup écrit, mais qui peut se résumer à deux principes : le désir entre enseignant et enseigné était encouragé, la sodomie était punie de mort (quoi que cette loi ne fut quasiment jamais appliquée) — un encouragement et une limite. Peu ou prou, nous n’en sommes pas sortis : il faut bien travailler sur le désir de l’étudiant, lui proposer d’autres formes de vie possibles que celles du capital, et il faut aussi des limites — le Title IX aux États-Unis, la loi contre le harcèlement sexuel en France. C’est pourquoi enseigner est un métier dangereux. Mais le système déraille quand il suppute le harcèlement sexuel depuis la seule expression du désir et de l’amitié ; quand il met en jeu des sommes d’argent considérables ; quand il s’ouvre au lynchage médiatique. Il pousse les enseignants à se retirer de ce jeu dangereux pour ne plus être que les reproducteurs dociles des intérêts de la classe dominante en se contentant de gérer des carrières au lieu d’apprendre sans relâche à s’arracher de ces considérations. Il les pousse à se nier comme enseignants et éducateurs, c’est-à-dire conducteurs de désirs autres.

Voilà pourquoi je vous remercie pour votre bourde, Madame Ronell — elle nous rappelle qu’il existe encore de par le monde des enseignants courageux et hors des clous, ce qui par contrecoup nous encourage à poursuivre dans votre voie, quoi qu’avec un peu plus de prudence —, et je vous fais part de toute mon amitié philosophique et de toute ma considération.