Consentement, intégrité, éthique Trois libertés menacées

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Depuis plusieurs mois, certains tabous qui régissent la sexualité occidentale sont mis au jour et en débat de façon spectaculaire, comme chacun le sait. Ce que l’on ignorait ou recouvrait du voile du silence donne aujourd’hui lieu à controverse, mais aussi, collectivement, à des processus de reconnaissance (sous toutes ses formes) et surtout, politiquement, à des lois, partant notamment d’une redéfinition de la notion de consentement : pour délicate qu’elle soit, cette redéfinition paraît fondamentale, elle bouleverse états d’esprit et pratiques. Elle nous vient, au même titre d’ailleurs que la force des mouvements de protestations qui l’accompagnent, des États-Unis. En ces matières, ils paraissent toujours en avance, en partie grâce à la culture de la protestation collective qui s’y est développée, plus profondément aussi en raison d’une conception plus pragmatique du droit que la nôtre.
Les universités américaines servent également de modèles au reste du monde. L’admiration qu’elles suscitent tient pour une part à la confiance qu’elles accordent à leurs chercheurs et à la force réelle qu’elles reconnaissent à la pensée. Bien sûr, des dérives sont possibles et nul n’est au-dessus de la loi par principe. Aujourd’hui, une éminente figure universitaire américaine, Avital Ronell, est attaquée par un ancien étudiant qui estime avoir été injustement traité. Si la requête de cet étudiant est de droit justifiable, il ne faudrait pas qu’elle entraîne de graves confusions qui dévaluent toutes les avancées politiques, éthiques et intellectuelles auxquelles sont attachées les plus progressistes des Américains. Ces avancées ont en effet un double revers sombre : le lynchage, auquel se prêtent malgré eux ou en conscience les médias, et l’atteinte à l’intimité et à l’intégrité d’une personne, cette liberté intérieure sans laquelle aucune démocratie n’est possible. En l’occurrence, confondre sans discernement harcèlement – dans un cadre professionnel – et vie privée – hors de ce cadre - relève à la fois du lynchage et de l’atteinte aux droits de l’homme et de la femme : ira-t-on reprocher à une femme libre toute une vie intime, librement consentie, et ses affinités intellectuelles comme une opprobre, parce qu’elle est en procès avec un étudiant ? N’est-on pas là en train de confondre la liberté du consentement et le harcèlement pour verser dans un faux moralisme, puisqu’il ne prend les visages du puritanisme que pour n’être au fond que le prétexte à l’exposition la plus dégradante possible de l’intégrité d’une femme ?

Dans leur version la plus élevée, les exigences éthiques qui ont fait l’histoire des États-Unis d’Amérique ne s’assimilent en rien à mes yeux à cela.

Que ce soit bien clair : je n’écris pas ici en tant que représentante d’un esprit libertin à la française, qui justifierait toute déviance en raison de la complexité de la vie affective, contre une morale protestante plus exigeante. Je m’exprime ici en tant que femme, intellectuelle et universitaire, soucieuse de défendre la liberté fragile, et constamment menacée - faut-il le rappeler ? - de ces deux positions. Avital Ronell, plus que ma génération, en sait quelque chose : elle en a fait le cœur de sa pensée. Je suis aussi bien placée pour savoir combien les attentes d’un étudiant face à un professeur – homme ou femme – peuvent être exorbitantes, et bien souvent déçues à l’épreuve du réel. Dans le cas présent, il faut mettre en balance une femme de cœur, unanimement reconnue pour sa force et sa générosité, et un étudiant qui n’a pas réussi à obtenir la place qu’il souhaitait – à tort ou à raison – dans le monde redoutablement concurrent des chercheurs américains. Du lieu où je parle, les récentes révélations infamantes dont Avital Ronell est victime ne sont rien d’autres qu’un dangereux recul et, sur fond misogyne, une tragique insulte à la liberté de penser et d’enseigner.