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Le parfait simulacre Entretien avec Henri-Pierre Jeudy

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L’incendie qui a détruit le Musée National de Rio de Janeiro le 3 septembre 2018 révèle, et bouleverse, la vie politique et culturelle brésilienne - et celle du monde entier aussi. Henri-Pierre Jeudy, philosophe et anthropologue français, connu pour ses ouvrages de référence sur le patrimoine historique et la mémoire sociale dans le monde contemporain (La Machinerie patrimoniale en 2005 et Critique de l’esthétique urbaine, 2003) analyse cet événement. Clarissa Moreira, architecte et urbaniste, docteure en philosophie de l’art et de l’architecture s’est entretenue avec le philosophe pour le réseau Université Nomade du Brésil. Vacarme re-publie cet entretien, initialement publié en portugais sur le site d’Uninomade.

[Philippe Nothomb]

Clarissa Moreira : Ce musée, le cinquième plus grand au monde, était l’un des lieux importants de la mémoire des peuples anciens d’Amérique latine. Détruit en raison du délabrement des infrastructures culturelles, ce sont aussi de très importantes collections d’histoire naturelle qui sont parties en ruine. Comment voyez-vous cet événement ?

Henri-Pierre Jeudy : L’incendie du Musée National de Rio – le palais de Sao Cristovao où fut signée l’indépendance du Brésil – a détruit des objets culturels prestigieux qui sont irremplaçables malgré tous les moyens techniques que nous avons pour fabriquer de parfaits simulacres. Comme tout événement catastrophique, la violence d’un tel désastre produit un choc sur les collectivités mais le sentiment communautaire qui surgit clame le refus absolu de la fatalité. L’embrasement d’un si grand symbole de l’histoire d’un peuple révèle l’état de malaise actuel dans lequel se trouve le Brésil en lui offrant la vision d’une destruction incommensurable des liens de la communauté. Et dans les mentalités collectives, le malheur qui s’est produit, « devait arriver », il était pour ainsi dire « prévisible » non seulement à cause des défaillances « impardonnables » de la sécurité, mais aussi à cause du dédain affiché par les politiques à l’égard du « culturel ». On peut imaginer qu’un tel événement – « qui ne doit rien au hasard » - devienne la figure emblématique d’un espoir de vaincre les représentations communes du déclin.

CM : Au Brésil, la transformation de la ville du 19e siècle en ville moderne, du 20e siècle, n’a été possible que par un programme de destructions planifiées. À votre avis, la perte du Musée National, malgré son côté prévisible, est-elle le signe d’une destruction planifiée ou bien est-elle, au contraire, comparable à une perte de guerre, comme la destruction de Palmyre, par exemple ?

Henri-Pierre Jeudy : Est-il possible de comparer la destruction du Musée de Rio à celle de Palmyre ? C’est une évidence que la destruction des symboles culturels demeure une manière universelle de porter atteinte à l’identité d’un peuple ou d’une nation. Dans son livre, Palmyre, Paul Veyne montre bien comment la guerre a produit une véritable catastrophe du patrimoine universel mais il fait un récit qui met entre parenthèses les circonstances politiques du drame. Il traite, au regard de l’histoire et du pouvoir symbolique de sa durée, de la destruction désastreuse de ruines monumentales, comme d’un fait hors du temps actuel. Au cours des guerres, la destruction des lieux patrimoniaux est une manière de porter atteinte à la puissance symbolique d’un pays tandis que la « perte programmée » d’un monument national est le fruit d’une volonté politique « interne ». Elle se traduit par un acte offensif d’occultation de l’histoire d’un pays, d’une nation. Au Brésil, comme dans bien des pays qui ont été colonisés, « l’esprit de l’indépendance » se conquiert encore aujourd’hui avec la reconnaissance possible d’une souveraineté de la culture, et plus particulièrement avec celle des communautés indiennes. Quand Oswald de Andrade écrit son manifeste anthropophage, il affirme avec une certaine fierté qui ne manque pas d’ironie, que le surréalisme existait déjà chez les Tupinambas. Le rejet de la place de la culture, des traces qu’elle laisse au cours du temps, n’est pas le fruit d’un désintérêt mais traduit plutôt un malaise collectif comme si l’histoire de la « culture brésilienne » s’était construite dans une relation de mimésis avec les cultures européennes.

CM : Cet événement est vu au Brésil comme une catastrophe. Pensez-vous que cette catastrophe pourrait devenir elle-même un objet patrimonial, selon le mécanisme que vous avez décrit dans votre ouvrage, La Machinerie patrimoniale ?

Henri-Pierre Jeudy : La catastrophe laisse des traces… Et celles-ci sont elles-mêmes les vestiges de la fin d’une histoire. Doivent-elles être préservées « en l’état » afin de rendre à tout jamais l’événement mémorable ? Il est vrai qu’aujourd’hui, la restauration est devenue une véritable obsession. Les figures de désastre, si elles sont conservées, portent-elles préjudice aux croyances collectives en l’avenir ? Au Japon, comme dans bien d’autres pays, la conservation des traces destructrices d’un séisme a été faite dans une perspective patrimoniale. Un « musée des failles » a été ouvert en 1999 et chaque visiteur peut voir les conséquences du séisme. A l’entrée du musée, un montage scénographique a été constitué telle une scène inoubliable : la voie routière est rompue, soulevée par côté, et les restes d’un semi-remorque placés à son extrémité sont précédés par une série de sièges roulants pour handicapés. La scène est là pour figurer toute l’ampleur du drame… On peut imaginer que les ruines actuelles du Musée National de Rio, conservées en l’état deviennent un « nouveau » symbole, mais il est difficile de croire qu’une mégapole puisse entretenir l’image des effets passés de son déclin au temps de « l’incurie politique ». Pareille allégorie aurait une fonction morale singulièrement autoritaire. Cette catastrophe, si elle devenait une « trace symbolique » inaltérable, telle une « ruine éternelle » pourrait prendre le sens symbolique d’un « on n’oubliera jamais ». Mais dans un pays où la métamorphose incessante est une figure dominante du devenir, ce ne pourrait être qu’un signe de régression.

CM : Eduardo Viveiros de Castro, professeur et chercheur du Musée National, encore choqué par l’événement, a émis le vœu que le musée soit conservé à l’état de décombre. D’autres, comme le Maire actuel de Rio, veulent reconstruire à partir de la mémoire de l’Empire Portugais. Quel avenir doit-on imaginer pour ce lieu ? Doit-il devenir un mémorial de la disparition d’autres époques, d’autres mondes, d’autres vies humaines et non humaines - ou doit-il être reconstruit en l’honneur de la Monarchie ?

Henri-Pierre Jeudy : Aujourd’hui, la construction des répliques est devenue dans le monde entier une manière de rendre l’histoire « éternelle », toujours « sauvegardée ». En France, les grottes célèbres, Lascaux, Chauvet, ont leurs répliques et, comme par enchantement, le « virtuel » fait oublier le « faux », le « virtuel » est préférable au « réel » pour les plaisirs de la perception. Les simulacres parfaits des grottes de Lascaux sont transportables, adaptables à tout territoire… Si on considère comme possible toute reconstruction à l’identique des sites ou des monuments, on peut imaginer que les effets désastreux de la destruction restent temporaires et que les symboles culturels retrouvent un autre prestige grâce à la puissance de leur abstraction, puisqu’ils ne seront jamais anéantis définitivement. En ce sens, le pouvoir illimité de la restauration patrimoniale, légitimé par un consensus idéologique lui-même universel, nous autorise à penser que, si l’authenticité originaire d’un site ou d’un monument est susceptible de disparaître, sa reconfiguration toujours possible lui assure la protection éternelle de ce qu’il représente symboliquement. La « réplique à l’identique » est une garantie pour la pérennité des symboles culturels. Reste à savoir si, au cours des guerres, ou dans les attentats, les assaillants, les terroristes, s’attaqueront à de telles contrefaçons ou les prendront-ils pour des leurres culturels. Avec « la réplique à l’identique », on est loin du trompe-l’œil puisque celle-ci offre la belle apparence, qui ne se veut plus trompeuse, d’une réalité originaire du site ou du monument.

CM : Les politiques urbaines à Rio de Janeiro témoignent d’une tendance contradictoire : d’un côté, plus de 40 milliards de reais (10 milliards d’euros) ont été investis dans la ville, notamment dans la construction du Museu do Amanhã, projet de l’architecte Santiago Calatrava, qui aurait couté 50 millions d’euros. Mais, d’un autre côté, au lendemain des Jeux Olympiques, la situation à Rio est catastrophique avec une population de rue grandissante, la faillite du système de santé, un défaut de paiement des fonctionnaires, etc. Quel est l’avenir de la ville selon vous ?

Henri-Pierre Jeudy : Faut-il croire qu’au Brésil, le futur se pense comme une négation implicite du passé ? Le Museu do Amanhã – le musée de demain – est un symbole récent de la figuration fictionnelle du devenir de la ville de Rio. Les investissements financiers qu’il a engendrés, comme dans bien d’autres constructions futuristes, se sont fait au détriment des coûts d’entretien et de rénovation des édifices les plus anciens, dont le Musée National de Rio. On peut aussi considérer qu’il s’agit là d’un « état d’esprit » : les évangélistes imposent leur propre conception de la culture en occultant l’histoire passée au profit d’un temps présent dominé, dans le monde des arts et de l’architecture, par le « règne des Marques ». Ce point de vue « économiste » de la culture, qui correspond bien aux mentalités du « marché de l’art » international, permet de cultiver l’expression de la souveraineté absolue, en se nourrissant, comme le fait le maire de Rio, d’une nostalgie de « l’époque impériale ». Dès lors, la raison d’un abandon des symboles culturels du passé, ne vient pas seulement d’un problème de gestion financière, mais surtout de l’absence d’existence attribuée au passé. Pour les évangélistes, le patrimoine, c’est eux qui le créent.

CM : Il est aujourd’hui courant de considérer que les manifestations de 2013 ont provoquées la chute du gouvernement de gauche et toutes les catastrophes qui ont suivies. Pourtant, les mouvements de 2013 ne témoignaient pas seulement d’une critique des politiques de développement, mais renouaient également avec un « esprit de Mai 68 », avec des énergies restées actives, mais souterraines, et, à nouveau, vite écrasées. L’incendie du musée symbolise-t-il la défaite des mouvements de rue en même temps que la nécessité réelle de ces manifestations ?

Henri-Pierre Jeudy : Il est clair que la photographie des ruines encore fumantes du Musée de Rio peut faire naître un entrelacs de projections symboliques comme le ferait la figure d’une apparition soudaine de l’inconscient collectif. Cette vision brutale et unique d’un vestige inattendu, on pourrait dire « flambant neuf », se prête à bien des interprétations dont la finalité explicative ne manque pas de se fonder sur la résurgence des énergies communautaires stimulées par l’espoir des « changements de société ». Telle une « ruine à l’envers », cette apparition archéologique d’un instant rend à l’histoire toute son épaisseur. Double figure du désastre : une face représentée par la disparition irrémédiable d’objets prestigieux qui ont signé l’histoire, l’autre face, celle qu’offre la visibilité ostensible des « nouvelles ruines », rémanence des énergies collectives qui ont tracé l’histoire.