Vacarme 85 / Ouverture

lettre à May Skaf, qu’elle ne lira pas

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lettre à May Skaf, qu’elle ne lira pas



« Tu cuisines des pâtes inoubliables, en plantant un paquet de spaghettis tout droit dans l’eau froide, et en attendant trente minutes qu’ils aient fondu au fond de la casserole, avant d’arroser abondamment le tout de harissa, un condiment qui n’a rien de syrien mais est indispensable à ton alimentation ; Tu fumes trois paquets de cigarettes par jour. Je te demande de ne pas fumer dans ma (minuscule) salle de bain. Je rentre un soir pour trouver un mot de toi : "Je suis repassée dans l’après-midi. J’ai fumé plein de cigarettes, surtout sous la douche." »

Quand je pense que j’ai tellement attendu pour te parler, que maintenant je ne te parlerai plus. J’ai toujours ta voix dans l’oreille, ta voix un peu grave, chargée de souffle, ta voix d’actrice qui ne joue pas, ta voix qui me faisait comprendre de la Syrie tout ce que je n’aurais jamais compris sans toi, ou que j’aurais mis des siècles à comprendre. Et maintenant, il va falloir que j’explique, à qui ne te connaissait pas, qui tu étais, qui tu es, qui tu resteras dans cette saloperie d’histoire du siècle. Il faudrait pour cela que j’utilise de très grands mots, celui de courage, de dignité, de résistance, de politique, mais ils ne parlent de toi que de loin, de dehors, et pour t’avoir devant moi il faudrait plutôt dire tête brûlée, tête de mule, obstinée, intrépide, folle, entière, imprévisible, immense, et drôle, et drôle, et brûlante d’espoir, et désespérée, comme tout homme et femme de cœur, de tête, d’esprit, de tripes, devant la situation de ton pays, devant le régime des Assad.

C’était bien avant la révolution, bien avant la guerre, bien avant que de mon poste d’étrangère j’eusse pu même imaginer qu’un jour la société syrienne cesserait d’être immobile, glacée par la peur, congelée par la répression. Tu m’as dit : Si tu veux voir ce qu’est Damas, viens avec moi. Et nous avions grimpé dans ta vieille voiture, une Fiat des années 1950, petite, rouge, déglinguée, dont les portières avant s’ouvraient à l’envers, du capot vers le centre, comme les ailes d’un insecte. Cette voiture s’appelait Ghanda, je n’ai jamais su pourquoi, et elle était tellement tienne que j’ai été triste lorsque tu l’as mise à la casse, comme si tu t’étais volontairement coupée un bras. Ghanda nous a emmenées en cahotant en haut du Qassyoun, la montagne sur le flanc de laquelle grimpe la ville de Damas, avec ses quartiers plus ou moins informels toujours accrochés plus haut, sur la roche orange et poussiéreuse. Plus haut que les derniers quartiers pauvres se trouvent des cafés aux étroites terrasses suspendues comme un balcon sur la ville, où boire un thé, un café turc, fumer tranquille, regarder le soir descendre doucement sur la cité d’en bas. Nous avons pris un narguilé et nous nous sommes installées directement sur la pierre, les pieds ballants. L’air transparent nous apportait les sons de la ville, clairs et distincts, et à l’heure des muezzins Damas a commencé à s’allumer petite touche par petite touche, jusqu’à dessiner une autre carte, où je reconnaissais la topographie nocturne de cette ville aimée. Mais surtout il y avait ta voix, qui m’expliquait ce que je n’avais pas encore voulu trop voir, ou pas trop frontalement, tellement mon bonheur de vivre à Damas était grand : l’essence de ce qu’est une dictature, l’éteignoir pour qui pense, vit et espère, que représente l’impossibilité de vivre le politique, de faire quelque chose qui dépasse la simple sphère individuelle, familiale ou amicale. Tu m’as dit cette phrase qui m’a fait comprendre tout cela d’un coup, et c’était noir, terrible, abyssal et définitif : Je n’aurais pas dû avoir d’enfant. Je n’ai pas d’avenir à lui offrir — ton fils avait cinq ans. Tu as ajouté : Ne te méprends pas. Mon fils est ce que j’ai de plus précieux au monde, je l’aime plus que tout. Mais je n’aurais pas dû me laisser aveugler par mon désir d’enfant. C’était terriblement égoïste. Je n’aurais jamais dû imaginer mettre au monde un enfant ici.

Et moi qui n’avais pas d’enfant, moi qui souffrais alors de ne pas en avoir, je ne pouvais pas vraiment comprendre ce que tu voulais dire pour toi. Mais je comprenais confusément le sens collectif de tes paroles, ce qu’elles disaient du monde dans lequel tu étais confinée. Moins que d’autres de tes concitoyens, sans doute, car étant actrice, tu voyageais, tu sortais, tu bougeais, mais comme presque tous les Syriens que j’ai connus tu étais attachée à ton pays par des liens indéchirables, indéfectibles, et tu ne l’aurais quitté pour rien au monde.

Alors pourquoi te retrouve-t-on, ce sale 23 juillet 2018, à Dourdan, dans l’Essonne, dans ton lit, morte d’une attaque cérébrale à 49 ans ? « Morte de rage », a titré Libération, dans un article te rendant hommage. Il faudrait raconter autrement ce qu’ont dit en quelques lignes les journaux occidentaux, en quelques pages les médias arabes : pour faire comprendre ta rage, justement, et ton engagement, il faudrait commencer par dire qui tu étais, qui tu es, car s’il est une personne entière et qu’on ne peut scinder en morceaux c’est bien toi, tu n’avais pas ta vie publique et ta vie privée, ta vie de star des feuilletons télé (et du cinéma, et du théâtre, qui fabriquent moins de gloires directes il est vrai), qui ne pouvait pas prendre le bus à Damas tellement on te demandait des autographes — c’était avant les selfies, un monde ancien sans téléphone portable —, et ta vie de femme suractive, de mère de famille, de femme mariée puis séparée qui était retournée vivre chez sa mère, dans un univers de femmes — une mère, une sœur, une nièce. Et ton fils, bien sûr.

Jusqu’où faut-il remonter ? La presse arabe a rapporté une anecdote qui n’a pas été relayée par les journaux francophones, on comprend bien pourquoi : ta première indignation politique, pendant l’enfance, lorsque tu vis la police de Hafez al-Assad arracher le voile des femmes damascènes, dans une tentative pour « dévoiler les femmes syriennes » — qui ne chanta pas les louanges de la laïcité d’Assad, preuve de sa modernité ? Toi, petite fille, tu n’avais vu que l’humiliation de cette femme de l’âge de ta mère, à qui un « flic nazi d’Assad », c’est ainsi que tu l’as décrit à la presse, avait arraché le bout de tissu qui tenait sa dignité sur sa tête. Tu as vu très tôt les contradictions de ce régime soi-disant laïc, mais où règne jusqu’à aujourd’hui la « personnalité des lois », à savoir que les ressortissants syriens voient s’appliquer à eux des lois différentes en fonction de leur appartenance confessionnelle. Ces lois concernent le mariage, le divorce, mais aussi l’héritage et de nombreux autres domaines. Elles ont des conséquences quotidiennes, et ta famille en savait quelque chose : lorsque ton père, musulman, est décédé, ta mère, chrétienne, a dû se convertir à l’islam pour ne pas être dépossédée de tout héritage. Je la vois encore grommeler dans sa cuisine : « Vous m’enterrerez en chrétienne, c’est vraiment n’importe quoi toutes ces histoires ». Quant à toi, tu te foutais complètement des appartenances, tu n’as jamais cherché à te ranger toi-même dans l’une des cases proprettes des confessions officielles.

Tu es toi-même, tu parles, fais de grands gestes, fumes, fulmines, rallumes une cigarette au mégot de la précédente et parles encore, mais tu es aussi une autre.

Et puis tu t’es toujours battue, chez toi longtemps, ailleurs quand cela n’a plus été possible. Il y a l’avant 2011, lorsque tu avais ouvert une école de théâtre sans équivalent à Damas, le Teatro (on disait Tiyatro, en arabe), d’abord dans un quartier périphérique, puis dans une belle maison du centre. D’infinis démêlés avec le Syndicat des artistes, organe d’État auquel l’adhésion est obligatoire, ont mis des bâtons sans cesse renouvelés dans les roues de ton inventivité. Ton désespoir grandissait avec le sentiment de ton impuissance : de tout côté, les routes étaient barrées, les fenêtres sans horizons. Que faire dans un pays où on ne peut rien faire ?

Un soir, tu m’as dit : Quand mon fils aura passé son bac, je l’enverrai chez toi, à Paris, pour qu’il étudie à la Sorbonne. Moi, je partirai très loin, j’irai à Las Vegas. Je me planterai dans un casino, devant une machine à sous, et je passerai le reste de ma vie à mettre des pièces dedans, je n’en lèverai pas les yeux. De temps en temps, je ferai l’amour avec un inconnu. Puis je retournerai devant ma machine. Je compte sur toi, pour mon fils.

Je t’avais dit, aussi : Si j’ai une fille, je l’appellerai May. Mais j’ai eu, plus tard, deux fils.

À l’hiver 2008, tu es invitée à un stage de théâtre en France. Tu passeras quelques jours chez moi, à Paris. Tu observes le froid, le métro, les Parisiens, la neige, et tout cela te conforte dans l’idée que tu ne quitteras jamais ton pays. Tu cuisines des pâtes inoubliables, en plantant un paquet de spaghettis tout droit dans l’eau froide, et en attendant trente minutes qu’ils aient fondu au fond de la casserole, avant d’arroser abondamment le tout de harissa, un condiment qui n’a rien de syrien mais est indispensable à ton alimentation. Tu fumes trois paquets de cigarettes par jour. Je te demande de ne pas fumer dans ma (minuscule) salle de bain. Je rentre un soir pour trouver un mot de toi : « Je suis repassée dans l’après-midi. J’ai fumé plein de cigarettes, surtout sous la douche » — tu as souligné cette dernière partie. Finalement, tu fais avec moi comme tu fais avec ton dictateur : tu me fais savoir que tu n’en feras qu’à ta tête, et tu me mets devant le fait accompli.

Avant la révolution : il était déjà impossible de te faire taire. Je me rappelle ces voix qui couraient dans les années 2000, formant autour de toi un halo de gloire que tu n’avais pas cherché, racontant comment, à un dîner officiel, tu t’étais trouvée à côté de Bachar al-Assad et que, répondant à une question qu’il t’avait posée, tu lui avais dit ce que tu pensais de la situation du pays et de son régime. Il y a aussi 2005, lorsque tu as participé au Manifeste de Damas, cet appel d’une centaine d’intellectuels syriens et libanais, qui demandait pour la Syrie l’ouverture politique, la liberté d’expression, la fin de l’état d’urgence. En réponse, un appel anonyme t’avait menacée : « on te coupera la langue ». Et puis il y a le 16 mars 2011, lorsqu’une poignée de Damascènes, dont le courage ne pourra jamais être décrit, se sont rassemblés devant le ministère de l’Intérieur syrien avec des pancartes réclamant la libération des détenus politiques. C’était la première manifestation à Damas, le lendemain de celle de Deraa, dans le sud du pays, qui marqua le début de ce qu’on a, dans un premier temps, appelé avec optimisme le Printemps syrien. Tu as très vite pris ouvertement position en faveur des manifestants, et participé toi-même à des rassemblements. Ta parole, qui n’avait jamais pu être bridée, a trouvé dans l’Internet et les réseaux sociaux les relais lui donnant le poids qu’elle méritait dans un système médiatique jusque-là totalement contrôlé par le régime. Il y a eu des conséquences : ton compte Facebook et ton mail étaient régulièrement piratés et détournés, je ne savais plus où t’écrire pour être sûre que ce soit bien à toi que je m’adressais. Tu avais mille moyens de te faire entendre, par exemple des entretiens lors de tes voyages à l’étranger, qui étaient ensuite diffusés par Al-Jazeera ou d’autres médias non officiels. Tu fais partie des premières célébrités syriennes qui, ayant épousé la cause de la révolte anti-Assad, ont obtenu un « timbre de la Révolution » : modèle des futurs timbres postaux de la République syrienne libre et démocratique à laquelle tu n’as jamais cessé de croire. Ceux qui t’admiraient t’appelaient « l’actrice rebelle », « l’icône de la révolution ». Parmi les vidéos qui ont tourné après l’annonce de ta mort, l’une était publicisée par Walid Joumblatt, le chef des Druzes libanais. Elle rapporte plusieurs de tes paroles en faveur de la Révolution syrienne, et à la fin, on te voit, je ne sais à quelle occasion, sur un plateau télé, le visage sérieux. Le fond derrière toi est bleu comme lors des informations, tu as les cheveux longs et attachés ; on reconnaît bien les deux grains de beauté noirs sur le haut de ta pommette droite, qui soulignent la finesse de tes traits. Mais ici tu ne penses pas à être belle, tu as juste quelque chose à dire, et tu le dis, très grave et très passionnée, presque mauvaise actrice tellement tes paroles ne sont pas jouées : Hadhi th-thawra thawrati la-hmout. Cette révolution est la mienne, jusqu’à ma mort. Et tu le répètes encore, après un mot contre le régime d’Assad. Je ne sais pas si tu as enregistré ce message avant ou après avoir dû quitter la Syrie. Mais cela aussi, il faut le raconter : comment tu as été emprisonnée deux fois, en juillet 2011 et en 2012. Comment tu racontes, dans l’un de tes entretiens ce que tu as dit à l’employé, ou le soldat, qui t’interrogeait sur tes déclarations politiques : Je ne veux pas de la Syrie d’Assad pour mon fils. Comment, devant la terreur du fonctionnaire à l’idée de coucher noir sur blanc cette insulte directe au dictateur, tu as ajouté : Qu’est-ce que tu attends ? Écris : May Skaf ne veut pas que son fils soit gouverné par le fils de Bachar al-Assad. Comment, par la suite, tu as reçu des séries de menaces : On sait où tu habites. On sait où ton fils va à l’école. Tu ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose ?

Qu'est-ce que tu attends ? Ecris : May Skaf ne veut pas que son fils soit gouverné par le fils de Bachar al-Assad.

Et puis il y a eu ce jour, en mai 2013, où tu as eu deux appels consécutifs, de deux personnes différentes — deux de tes amis. L’un était un juge. Il t’a dit : May, j’ai ton dossier sur mon bureau, je ne pourrai pas le retenir longtemps, il faut que tu partes. L’autre message, je ne me souviens plus par qui il passait, tout aussi pressant : Le Président te fait dire de quitter le pays, ne traîne pas. Alors tu es partie, avec au cœur le sentiment de la trahison, t’accusant de lâcheté. Tu savais aussi — ah, le réseau des amitiés fidèles et des fans qui t’admiraient et te défendaient, de l’intérieur même du système pour lequel ils travaillent — que ton nom était inscrit dans l’ordinateur central, sur la liste des personnes n’ayant pas le droit de quitter le territoire. Mamnou‘a ‘an al-safar, « interdite de voyage » : tu risquais tout bonnement de te faire arrêter à la frontière. Alors tu es partie accompagnée par l’armée libre, via les montagnes à l’ouest de Damas, où les rebelles tenaient la zone frontalière. Tu es passée au Liban clandestinement, sans passeport, en camionnette. J’habitais alors à Beyrouth, et j’ai eu la chance de t’y voir lors de ton bref séjour. Tu attendais qu’on t’apporte ton passeport, tu en avais besoin pour quitter le Liban pour la Jordanie, ta destination d’alors, où tu retrouverais (ou ferais venir) ton fils. Ce passeport devait être sorti clandestinement de Syrie, t’être remis, par un maillon anonyme d’un de ces innombrables réseaux d’activistes, rebelles, clandestins, factotums de la résistance anti-Assad dont on ne connaîtra jamais le nom. Te voilà sur ma petite terrasse beyrouthine, nous sommes entourées d’amis syriens, tu fumes à ton habitude clope sur clope et tu ris, tu ris de tes aventures, autant que tu fulmines contre la dictature, la bêtise, la guerre qui a désormais bien débuté et la répression sanglante qui s’abat sur ton pays, sur tes amis, sur ceux que tu ne connais pas. Comme tant d’activistes ou de simples citoyens forcés à l’exil, tu ne te pardonneras jamais d’être partie, d’avoir quitté la Syrie, d’avoir abandonné ceux qui restent. Comme beaucoup d’exilés, tu perdras des proches, sans pouvoir te rendre à leurs funérailles : ta sœur, ta mère, des amis aussi certainement.

Te voilà à Amman, toujours furieuse, toujours suractive, ne tenant pas en place. Tu trouves un endroit où faire entendre ta voix : une radio d’activistes, diffusée depuis la Jordanie. Tu en es tellement heureuse que tu appelles une amie restée à Damas : Écoute, je travaille maintenant pour La Voix de la Révolution ! L’amie doit raccrocher fébrilement comme s’il s’agissait d’une erreur, tu la mets en danger à lui balancer ces nouvelles, mais qui pourrait te soumettre à la prudence, toi qui as toujours agi, et parlé, sans jamais accepter de penser que tu devrais avoir peur ? Une autre histoire célèbre. En 2006, les armées israéliennes envahissent le sud du Liban ; dans les pays arabes limitrophes, une vague de sympathie s’élève autour du Hezbollah, seule force s’étant dressée contre Israël pour en contenir l’expansion. Devant la situation militaire, des familles entières abandonnent le sud-Liban pour la Syrie proche. Toi, May, tu te donnes à faire en solidarité pour ceux que tu rencontres à Damas. En 2012, le Hezbollah accorde son soutien idéologique et militaire aux forces de Bachar al-Assad. Tu écris alors sur ton compte Facebook, ta tribune : « En 2006, en solidarité avec nos frères libanais réfugiés à Damas, j’ai offert à une famille un réfrigérateur, pour qu’ils puissent boire de l’eau fraîche, une télévision, pour qu’ils puissent avoir des nouvelles de leur pays, des chaussures et des vêtements pour enfants. Je demande à Nasr Allah [le chef du Hezbollah] de retirer ses milices de Syrie, ou bien de me rendre mon argent ». L’histoire est-elle absurde ? Le service Communication du Hezbollah te répond, Nasr Allah lui-même s’engage à te rendre l’argent. Un agent de son parti, paraît-il, vient jusque chez toi à Damas te remettre un carton contenant des vêtements pour enfants, des chaussures, et 2000 dollars pour l’électroménager. Tu t’es mis le Hezbollah à dos, ce qui te vaudra de risquer des démêlés à l’aéroport de Beyrouth, que ce parti contrôle, lorsque tu voudras t’envoler pour la Jordanie. Mais tu y es finalement parvenue.

Tu n’es pas restée très longtemps à Amman. Te voici en France, en 2014, statut de réfugiée en cours (tu ne comprends rien à toute cette paperasse, moi non plus d’ailleurs), puis en poche. Tu as atterri à Dourdan, où un ami syrien (ou un fan, ou un appui ?) te prête un pavillon ; ton fils, scolarisé au lycée local, se débrouille bien. Puis tu quittes le pavillon pour un logement HLM, à Dourdan toujours. Je ne te vois qu’une fois, lorsque tu viens à Paris, accompagnée de Lina, l’amie journaliste qui est arrivée en France en même temps que toi. Tu es toi-même, tu parles, fais de grands gestes, fumes, fulmines, rallumes une cigarette au mégot de la précédente et parles encore, mais tu es aussi une autre, car il y a désormais en toi la tristesse sans fond de l’exil, mêlée à la rage et à l’alternance de brefs flashs d’espoir et de longues plages de désespoir que tout soutien de la révolution syrienne ne peut manquer d’éprouver. Tu as les cheveux gris. Lina nous raconte comment elle a dû quitter Damas : une série d’étapes rocambolesques, au cours desquelles la jeune activiste est traquée par les services de renseignement qui cherchent à l’arrêter. À chaque fois qu’elle trouve refuge chez des amis, des soutiens, des contacts, elle doit partir en urgence pour échapper à l’arrestation ; à chaque fois qu’elle fuit, la police secrète arrive sur ses traces quelques heures après son départ. La voilà en Jordanie, avec toi, puis à Paris, armée d’humour, de cigarettes et de détermination. Elle était sûrement à tes funérailles — tes amis ont enveloppé ton cercueil dans le drapeau de la Révolution, avant de te porter en terre. Moi qui n’aime pas les drapeaux, j’ai compris leur geste. Je n’étais pas là pour l’enterrement, j’étais loin, j’ai vu les photos dans la presse. Quand je pense que j’ai tellement attendu pour t’écrire, maintenant notre seul dialogue sera intérieur et intime, mais je sais que je ne perdrai jamais ta voix, et que je ne suis pas la seule à toujours l’entendre.

Post-scriptum

Il faut voir et entendre May Skaf. De nombreuses vidéos d’elle sont disponibles sur Internet, mais la très grande majorité sont en arabe (et référencées en arabe). La maison de production Bidayyat a publié un film court, A Farewell to Damascus, montrant May juste avant son départ de Damas, en 2013 et qui est sous-titré en anglais. Un entretien d’elle à Beyrouth le mois suivant, dans laquelle elle s’exprime dans un français un peu rouillé, est aussi disponible : May Skaf, vidéo publiée par Eduardo Ferrú. Ainsi qu’un article de son amie Yasmina Tippenhauer sur le site Jet d’encre, « La Syrie, Carnet de voyage et réflexions (Pour la paix) — Partie 4 ».

Illustration : Adieu May Skaf, Juillet 2018, Saif al-Deen Tahhan.

Historienne et arabisante, Vanessa Van Renterghem enseigne à l’Inalco (Paris). Elle a vécu plusieurs années à Damas avant le début de la guerre ; elle y est devenue l’amie de l’actrice May Skaf.