Vacarme 85 / Ouverture

Une histoire à cœur ouvert Entretien avec Leyla Dakhli

Une histoire à cœur ouvert

Un jardin, puis chacun derrière un écran, et enfin à l’aéroport : trois lieux pour trois moments de rencontre. Il ne pouvait sans doute en être autrement pour discuter avec une historienne qui a fait des circulations des idées et donc des hommes et des femmes, ses sujets depuis près de vingt ans. Jérusalem, Damas, Beyrouth, Tunis, Le Caire ne sont plus ici des points, mais des lignes auxquelles on s’accroche et qui s’entrelacent, là et là-bas, avant et maintenant, le fil toujours tendu pour que la connaissance ne perde jamais de vue la chair qui la constitue.

Depuis vos débuts d’historienne, votre travail était géographiquement centré sur l’espace syrien et libanais, et, chronologiquement, sur les années courant de la révolution dite de 1908 [1] aux années 1940. Or, à partir de la fin 2011, vous faites paraître des travaux sur la révolution tunisienne. On a ainsi l’impression que vous avez été littéralement saisie par ces événements et qu’il s’est produit un ébranlement. En quoi ceux-ci vous ont-ils enjoint à écrire ?

J’ai été littéralement percutée. J’avais alors décidé d’arrêter de faire de la recherche et j’étais en vacances avec ma famille dans le sud de la Tunisie à la fin de l’année 2010. Il y avait des rumeurs de routes bloquées, mais on en savait moins que ceux qui étaient à l’extérieur. En rentrant à Tunis, on a vu que des verrous avaient sauté. Puis quand je suis revenue en France, j’ai ouvert un compte Facebook et j’ai recréé de nouveaux liens avec la Tunisie que j’avais quittée à l’âge de dix-sept ans, après le baccalauréat. L’envie d’écrire n’est pas venue tout de suite. Sur le moment, c’est la militante qui s’est réveillée. Je suis arrivée en France, l’année de la Guerre du Golfe, et je me suis d’emblée emparée de la possibilité, toute nouvelle pour moi, d’aller manifester. Plus tard, au milieu des années 1990, j’ai commencé à militer avec les chômeurs, le mouvement dit des « sans », j’ai monté avec d’autres un syndicat SUD à l’École normale supérieure, puis j’ai participé à la création d’un groupe altermondialiste qu’on avait appelé Aarrg ! pour Apprentis agitateurs pour un réseau de résistance globale ; cela m’a conduit à manifester aux grands sommets comme celui de Gênes en 2001. Mais depuis 2005, avec la naissance de mes enfants et parce que j’avais du mal à trouver ma place dans les luttes en cours, j’avais levé le pied. Aussi, en décembre 2011, lorsque la révolution a commencé en Tunisie s’est posée la question suivante pour moi : comment font les gens pour s’emparer de la rue tunisienne ? Car, à mes yeux, jusqu’alors, c’était un lieu interdit. Dans mes souvenirs d’enfant, seuls les militants des droits de l’homme manifestaient… et se faisaient invariablement tabasser ! J’avais aussi quelques souvenirs des révoltes de 1984 contre la montée des prix du pain, des souvenirs confus de couvre-feu et de peurs. J’étais donc très émue de voir les événements prendre de l’ampleur. Avec les réseaux sociaux, on a vu petit à petit les gens se découvrir — comme on découvre des cartes. J’ai eu pour une fois l’impression que j’avais une compréhension des choses que je pouvais utiliser. Grâce au petit savoir que j’avais acquis en participant à la création d’un outil de traduction collaborative (tlhub.org), grâce aussi à mon observation des milieux des médias alternatifs militants lors de mon séjour à New York en 2002, je pouvais faire un usage un peu fin des réseaux sociaux. J’ai tout de suite commencé à prendre des notes dans des petits carnets comme j’en ai eu toujours l’habitude. Et ce n’est qu’à l’invitation de la revue Le Mouvement social que je me suis décidée à écrire. Ils m’ont commandé une chronique. Peu de temps après, il y a eu le soulèvement populaire en Syrie. C’était aussi un peu mon pays, un pays que je m’étais choisi. Assez vite, des amis, des proches m’ont informée de ce qui se passait - je les ai vus débarquer en Europe les uns après les autres quelque temps plus tard… Il y avait un enthousiasme et des discussions, via Internet, continues. Continues aussi car elles étaient la poursuite de celles de nos enfances passées sous des dictatures.

« L'engagement consiste de manière obstinée à laisser ouvert ce qui l'était, à démontrer sans cesse que cette ouverture était là, et à essayer de comprendre ce qui a fait que cela s'est fermé. »

Vous écrivez que « l’engagement ne nous fait pas renoncer à notre science ». Vous avez ainsi appelé à soutenir les Syriens qui se sont soulevés contre le régime de Bachar el-Assad. Comment arrivez-vous à tenir cette ligne ? Comment avez-vous articulé cela avec votre métier d’historienne ?

Il est certain qu’il faut tenir ! Je peux dire les choses aussi simplement que cela : produire un travail sérieux sur la Syrie, c’est prendre position pour les Syriens qui se sont soulevés contre le régime. Il est tellement facile de dire quand on est savant que tout était déjà là, que cette révolution n’en a jamais été une. L’engagement consiste de manière obstinée à laisser ouvert ce qui l’était, à démontrer sans cesse que cette ouverture était là, et à essayer de comprendre ce qui a fait que cela s’est fermé. Cela ne veut pas dire qu’il faut être béatement optimiste, mais cela relève d’une forme d’espoir : si cela est advenu une fois, cela peut se produire de nouveau. Le surgissement des révolutions reste un objet historique presque miraculeux. Évidemment il n’en est rien, mais cette impression de miracle est intéressante à comprendre et à décrypter. Il faut surtout résister aux discours qui replient tout. C’est vrai que sur la Syrie, la force de la prophétie autoréalisatrice du régime a été puissante. Si on reprend les discours de Bachar el-Assad dès le début du soulèvement, on voit bien comment il a construit une lecture des événements qui a fini par s’imposer grâce à un certain nombre de tonnes d’explosifs et d’alliances diverses et variées. C’est important à garder en mémoire afin de résister à cette logique et à ce rabattement idéologique. Il importe aussi de rendre justice à ceux qui se sont battus, qui sont morts, qui sont partis et pour cela continuer à écrire l’histoire de cet épisode, dont la mémoire et l’histoire ne doivent pas être seulement celle d’un échec. L’échec n’est peut-être pas même la question. Même si c’en est un, il ne faut pas en faire quelque chose d’inutile, une micro-parenthèse dans un Moyen-Orient gouverné par les intérêts et la violence extrême. Il convient de raconter d’autres manières d’habiter ce territoire et d’autres manières de les vivre. Il convient de redonner aux soulèvements leur rationalité, leur raison d’être. Je ne vois pas là d’incompatibilité avec la démarche historienne : il n’y a pas de raison d’aller chercher une autre dénomination, sous prétexte que celle-ci serait militante. Je crois que quand on fait de l’histoire aujourd’hui, la notion d’engagement n’est en rien un repoussoir, elle est un aiguillon pour produire une recherche et un récit qui puisse rompre avec les réductionnismes de toutes sortes, qu’ils soient idéologiques, géopolitiques, économiques. C’est ce que m’ont appris des historiens comme Edward. P. Thompson ou Michelle Perrot. Et cela va bien au-delà de l’histoire : sans le cadre des recherches contemporaines sur des sujets comme la migration, sans les militants, on ne saurait rien ou presque ! Enfin, je n’ai jamais aimé écrire l’histoire en fermant le raisonnement et en le considérant comme clos. Ce temps présent m’a permis de comprendre ce que je cherchais lorsque j’avais travaillé sur la révolution de 1908 dans l’Empire ottoman. On a toujours des périodisations et des catégorisations qui sont des réponses érudites à des ignorances absolues, à savoir tout ce qui se joue dans la fragilité de ces instants. Quand je suis partie de Tunis le 4 janvier 2011, mon père disait « il ne va plus rien se passer, la rentrée universitaire a eu lieu et personne n’a bougé ». Selon lui, c’était fini. Or, cela s’est nourri d’autres choses ; c’est passé par d’autres canaux. Les universités n’étaient plus le bon lieu d’observation. Il fallait regarder sur les smartphones, lire les post. Et ce sont ces images et ces commentaires qui ont gagné les quartiers populaires, puis les universités. Ce type de micro-observations m’a fait penser qu’il fallait refaire de l’histoire en étant très attentive à ces toutes petites dynamiques, à tous les chemins qui ne mènent pas forcément quelque part, mais qui restent inscrits dans l’histoire des mouvements sociaux et des révoltes en particulier. Fondamentalement, tout ceci me remue. Je ne fais pas exprès. Et je suis en permanence en lutte avec l’idée de « devenir une professionnelle » : il me faudrait alors me mettre à écrire froidement, à me tenir en retrait. Je revendique la distance telle que l’historien italien Carlo Ginzburg a pu la définir, une distance qui rend justice, qui aide à trouver des mots pour dire ce qui est juste, au plus juste des choses qui doivent nous faire bouger parce qu’ils produisent ce que Ginzburg appelle estrangement, ici une forme de décalage qui passe par l’écriture de l’histoire, qui introduit toujours une traduction, un déplacement, une interrogation.

Mais comment résister au rouleau compresseur géopolitique qui a pignon sur rue dans l’arène médiatique et même au sein d’une partie de l’arène académique ?

Occuper le terrain dès que possible, proposer d’autres histoires. C’est la raison pour laquelle j’ai rédigé le petit livre Histoire du Proche-Orient contemporain et dirigé un manuel pour une question d’histoire contemporaine aux concours d’enseignement d’histoire-géographie. Cela peut paraître dérisoire, mais proposer un programme d’histoire sociale de la région aux futurs enseignants est un vrai tournant. C’était l’occasion d’ajouter d’autres possibles à l’offre existante. Car d’une part, dans le champ académique français de l’histoire contemporaine perdure un orientalisme savant qui ne se mêle pas de questions politiques. D’autre part, des « experts » entre science politique et géopolitique ont fait des questions relatives au Moyen-Orient un terrain d’affrontement où ils transportent même leurs joutes au sujet des banlieues françaises, ce qui fait qu’on ne comprend plus rien à rien ! Par ailleurs, l’engagement tiers-mondiste et anti-impérialiste a pu être décisif dans le passé pour un certain nombre de chercheurs de la région, mais il a produit des formes de raidissement : la Palestine est devenue l’alpha et l’oméga de toute la compréhension de la région, et masque d’autres combats. Ce mélange de tour d’ivoire érudite, de polémiques franco-françaises et d’anti-impérialisme venu s’opposer à la solidarité internationaliste de la gauche rend souvent les échanges difficiles, surtout à propos de la question syrienne. Je suis souvent frappée par la manière dont peuvent se combiner tous ces niveaux pour servir la propagande de Bachar el-Assad. Ainsi il est devenu possible de ne pas se préoccuper des cadavres qui s’entassent dans les prisons et sous les bombes du régime syrien pour protéger les chrétiens d’Orient, ou pour contrer les manœuvres d’Israël/des États-Unis/de l’Arabie Saoudite/du Qatar, ou de tous à la fois ! Cet état de fait est le plus souvent celui de chercheurs installés dans les institutions, mais il me semble que c’est un peu en train de changer. Les jeunes chercheurs entretiennent d’autres rapports avec le monde arabe, qu’ils en soient issus ou pas ; ils y voient aussi un espace d’émancipation, ils y forgent des solidarité nouvelles. On ne peut pas aujourd’hui choisir de démarrer une thèse sur la région sans avoir en tête les révolutions de 2010-2011. Et même si ces événements ont été parfois ignorés par mes collègues, l’espace de réflexion et de solidarité qu’ils ont constitué, lui, demeure.

Votre premier travail publié exhume la figure du journaliste Ahmad Shâkir al-Karmî, auteur dans un journal damascène au début des années 1920 d’une série de pamphlets contre la société de son temps. Il est un des personnages de votre thèse sur toute la génération intellectuelle née dans le sillage de la révolution 1908. Il y a eu toute une tradition historienne attachée à étudier ceux dont la production de traces était rare. Le fait de vous intéresser au contraire à ce « petit monde », dont les écrits sont nombreux, n’est-il pas contradictoire avec votre inscription revendiquée dans le sillon de l’histoire sociale ?

C’est typiquement ce qui fait que je ne suis pas une idéologue. J’aime faire de l’histoire sociale au sens où j’aime faire l’histoire des gens et des milieux sociaux. Après avoir lu La Pensée arabe et l’occident (1962) d’Albert Hourani, je me suis dit que j’aimerais savoir d’où venaient tous les gens dont il parlait et comment ils vivaient. Concrètement cela engageait de nombreuses questions : pourquoi sont-ils tous au Caire à un certain moment ? De quelle manière la diaspora interagit-elle avec ceux restés au pays ? Comment le pays se définit-il à partir de la diaspora ? Quels types de sentiments d’appartenance ont-ils par rapport aux événements ? En somme, qu’est-ce qui les fait bouger ? Je voyais bien qu’en les pistant, je ne pouvais pas tracer de lignes claires entre un musulman réformateur et un moderniste séculier. Tous ces gens se rencontrent, sont aux mêmes endroits, dans les mêmes revues, se définissent au fur et à mesure. Et surtout rien n’est donné en 1908 : toutes ces catégories qui vont venir les définir n’étaient pas claires alors. La répression en 1916 puis les mandats ont provoqué des ruptures dans ces milieux et catégorisé les acteurs et actrices de différentes manières. Pourtant ces gens-là continuent à se référer à ce moment fondateur. Dès lors il convenait de s’interroger sur ce qui s’était passé. À partir du moment où, dans une révolution, on commence à dire les uns sont comme ci, et les autres comme cela, on échoue à comprendre ce qui se passe dans le moment de la mobilisation. Il s’est agi au fond de faire une histoire par « en bas » des gens d’ « en haut ». En outre les gens que j’ai suivis ne sont pas tous « de la haute ». Comme certains accèdent, par les savoirs, à des fonctions qui les mettent en « haut », il est tout particulièrement intéressant d’analyser leur entrée dans un autre statut social - d’autres s’y refusent au demeurant. Dans un moment d’ouverture comme celui de l’après 1908, cela recouvre encore plus de tensions et on y retrouve de fortes dimensions de classes : on voit bien comment, selon les positions sociales d’origine, certains vont en tirer profit et d’autres non. J’ai beaucoup aimé écrire sur les représentations de soi, les photographies, les vignettes et la manière dont ils se mettent en scène : cela donne des clés sur l’invention de la tradition et la question de l’authenticité. En plongeant dans les pages de courrier des lecteurs, dans les pages humoristiques, les poésies satiriques, j’ai commencé à voir les critères de reconnaissance, les travers toujours moqués — ceux des journalistes, des écrivains. C’était intéressant pour comprendre le lien entre ces gens et la société, ceux auxquels ils s’adressaient et la manière dont ils étaient perçus et dont ils voulaient l’être. Le travail d’un historien est d’élucider les équivoques et de les mettre au jour ; un texte, une locution, un mot permettent de voir des jeux, des distorsions, des diffractions.

« La force de l'ouvrage de Nazîra Zayn al-dîn est de démontrer par la religion la nécessité de l'émancipation des femmes. »

Vous faites de la parution de l’ouvrage de la jeune Nazîra Zayn al-dîn intitulé Al-sufûr wa-l-hijâb (Pour ou contre le voile) en 1928 un moment décisif dans la définition de nouvelles fractures politiques et intellectuelles. Cela peut pourtant apparaître comme un mouchoir de poche a posteriori tant sa postérité semble aujourd’hui relativement ignorée et son entreprise solitaire. Qu’apporte ce prisme et le point de vue des femmes ?

Mais ce n’est pas du tout un mouchoir de poche ! Le débat fut très intense aussi bien à Beyrouth qu’à Damas. Nazîra Zayn al-dîn, qui n’a alors que vingt ans, a écrit un traité réformateur musulman assez classique, mais il est d’emblée reçu comme une contribution majeure - il est même une sorte de pavé dans la mare : en deux mois, la première édition était épuisée. Si le début du XXe siècle avait été occupé par les enjeux de l’émancipation nationale à laquelle les femmes étaient activement associées - en tant que symboles de modernité - il s’opère avec la période mandataire une évolution de la « question féminine » vers la tenue vestimentaire et les signes extérieurs (leur présence dans l’espace public, par exemple). La force de l’ouvrage de Nazîra Zayn al-dîn est de démontrer par la religion la nécessité de l’émancipation des femmes ; sa position n’est d’ailleurs pas tant contre le port du hijab mais pour que chaque femme puisse envisager de le porter ou de l’ôter. Il s’est joué alors une politisation du voile et plus largement des manières de se vêtir. L’histoire du voile ne concerne pas que les femmes, parce que si à l’époque elles sont attaquées sur le voile, certains hommes sont également stigmatisés par leurs manières de s’habiller. À tous il est reproché de s’habiller à la mode de Paris, de préférer les chapeaux, aux habits plus « authentiques ». C’est la politisation d’une rupture très forte, qui n’est pas religieuse : d’un côté, les modernes et, de l’autre, les traditionalistes. Il est important de comprendre que cela ne s’est pas joué entre les musulmans et les séculiers. C’est à l’intérieur d’une tradition que cela se situe. Regarder l’histoire de la région par les femmes permet de voir des choses différentes ; les suivre permet de comprendre ce qui affecte les sociétés et ce qu’elles produisent en retour : on a eu tendance à dire trop rapidement que l’espace privé était celui des femmes par opposition à l’espace public qui serait celui des hommes ; de même on a eu tendance à considérer que la modernité c’était la ville. On voit en réalité que c’est la femme urbaine qui a été la cible des retours réactionnaires, en particulier dans ses relations avec l’espace public, avec la rue, les cinémas, les marchés (où l’on régule la présence des paysannes). L’espace du travail des femmes est d’abord massivement l’espace rural. Ce genre de frontières public/privé, urbain/rural, me semble à rediscuter. Les revues féminines sont des indices intéressants, tout comme certaines archives qui nous montrent des femmes aux prises avec les institutions.

Lors des Rendez-vous de l’histoire du monde arabe en 2016, vous avez participé aux côtés de l’écrivain Mathias Enard à une « performance » : chacune de vos prises de parole se présente comme le résultat du dépouillement d’un même et unique carton d’archives. Votre « voyage » dans les documents n’a toutefois pas du tout pris la même tournure et les écarts sont flagrants entre vos deux exposés. Que recherchiez-vous dans cet exercice ?

Je n’ai pas du tout la tentation de la fiction. En revanche, je pense que la fiction a un rôle à jouer dans la production de savoir. Je l’utilise de toutes façons — je travaille souvent sur des sources littéraires. J’ai connu Mathias Enard à Damas en 1996 au moment où il faisait de l’arabe : je savais que c’était possible de tenter une telle expérience avec lui. Mathias, ayant un goût de l’archive très prononcé, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de confronter nos manières de faire et de montrer de la sorte nos différences. Le résultat a été saisissant : lui a trouvé son personnage, l’a suivi et a produit une histoire. De mon côté, c’est exactement le contraire. Ce carton que nous avons ausculté est intéressant par le parcours qu’il a suivi et par le fait que ce soit une archive privée non classée. Il n’est pas exactement là où il devrait être — à savoir dans la bibliothèque Khalidi qui est un lieu de conservation de très nombreux manuscrits à Jérusalem. Il est en tout cas impossible de l’approcher isolément quand on est historien. Il faut ramener au carton des choses qui ne sont plus là : il y a un espace hors-carton à faire rentrer dans le carton. Mathias, lui, pouvait librement choisir l’une des figures saillantes qui était présente dans la masse de documentation enfermée là par hasard. Quant à moi, j’essaie d’abord de comprendre en brassant large, en cernant l’objet comme pourrait le faire un oiseau de proie, jusqu’à ce que j’atteigne à une compréhension globale et que je trouve un point d’articulation. Je découvrais comme lui les documents, je n’avais rien de prêt, je n’ai pu en tirer que des pistes d’écriture et de compréhension. La proposition était expérimentale, je crois que c’était intéressant d’entendre deux voix si différentes. Mathias a écrit une histoire, il a produit un récit historique, et j’ai tenté d’exposer une méthode dans laquelle je me tiens avant d’avoir trouvé un sujet. J’ai mon objet, il est là devant moi, il peut se ramifier, se complexifier de plein d’autres sources, d’autres interrogations, mais je ne sais pas encore quel est mon sujet. C’était une position un peu fragile face à un public, mais je crois que c’était bien que l’historienne soit la moins assurée des deux.

N’aviez-vous pas en tête toutefois la question des langues, qui constitue une ligne de basse de plus en plus marquée depuis le début de vos recherches ?

C’est sans doute le début d’un fragment de la recherche qui m’occupe en ce moment : quelles sont les langues de la modernité arabe et qu’est-ce qu’elles disent de la modernité ? La langue arabe moderne est un mythe qui s’est construit petit à petit et cela en regard des expériences linguistiques telles qu’elles ont pu s’incarner dans des dictionnaires, des rencontres académiques sur la langue. Ma question de départ est la suivante : pourquoi n’avons-nous pas de créole en langue arabe ? Pourquoi n’y a-t-il pas de réel métissage linguistique ? On en a un peu certes avec des dialectes qui bougent, mais on leur refuse l’accès à l’écrit, et on ne leur donne pas de statut de langue “maternelle” légitime. À des échelles diverses, selon les pays, le rapport aux langues est très complexe. Si on rajoute les effets des politiques néolibérales du FMI qui affectent l’éducation - on demande à ces pays de faire accéder au baccalauréat le plus de gens possibles, sans réfléchir aux adaptations pédagogiques et linguistiques - cela a créé des espaces d’incertitude très forte, moins au Moyen-Orient qu’au Maghreb sans doute. Les filières d’enseignement supérieur les plus cotées sont dans d’autres langues que l’arabe. Et les classes populaires sont maintenues dans un espace linguistique contraint. On prend cela souvent sous l’angle des politiques d’arabisation au Maghreb - qui sont intéressantes à observer - mais peu du point de vue des pratiques et de la manière dont cela a été subi et détourné. De ce point de vue, les réseaux sociaux lors de la révolution tunisienne ont été le lieu d’une formidable libération : les circulations dialectales se sont imposées, elles étaient hyper créatives. Une langue était en train de devenir une langue du politique et de s’imposer dans un lieu qui était le sien. On avait longtemps cru que la langue commune du monde arabe était cet étrange arabe standard, et l’on voyait sous nos yeux que les émotions comme les slogans circulaient en de multiples dialectes.
Au fond, cet espace est pris en tenaille entre deux puretés linguistiques. Tout le monde veut mettre en avant une forme de proximité avec l’arabe classique. De plus, les langues des minorités, si elles sont tolérées, ne sont pas encouragées. Dans le cas des langues coloniales, c’est plus ambigu. Il reste un résidu francophone, souvent mal considéré, problématique, qui en appelle à une forme plus royaliste que le roi : on a très peu le droit de mâtiner ce français, de le rattacher à ses origines. Ce sont des choses pourtant qui ont existé. Au temps colonial, le français du Maghreb était un français avec des bouts de maltais, d’italien, d’espagnol, avec un accent spécifique. Quand Jacques Derrida parlait français, il avait son accent ! Quoi qu’il en soit, si la langue nationale officielle étouffe les autres, on continue de valoriser de manière obvie - technique et sociale - la maîtrise des langues étrangères dominantes — le français éventuellement, l’anglais encore plus. Les langues vernaculaires passent ainsi à la trappe. Tous les régimes n’ont pas la même approche néanmoins. En Égypte, il y a eu, au temps des nassérismes, une valorisation des dialectes, sur le ton du folklore, dans les feuilletons, la musique… Les moments les plus émouvants et les plus sensibles des discours de Nasser étaient en dialecte. Bourguiba, qui parlait tous les jours à la télévision, racontait des histoires en dialecte. Cet état du dialecte aurait pu donner naissance à des vernaculaires communs car il est intelligible par tout le monde.

Dans vos réflexions sur les circulations intellectuelles, qui sont aussi des circulations linguistiques via les traductions, vous vous opposez à l’idée d’emprunt. Pourquoi ?

L’emprunt est une catégorie figée qui part de l’idée selon laquelle l’Europe serait un donné et qu’on pourrait lui emprunter quelque chose — ce qui, étrangement, implique aussi qu’on la lui rend ou qu’on la lui doit. Les acteurs eux-mêmes de la Nahda - le mouvement de Risorgimento au sein de l’Empire ottoman au XIXe siècle - utilisent les catégories du retard, de l’authentique et de l’inauthentique, et ils empruntent un peu partout, se sentent en dette. Mais ce n’est pas parce qu’ils le disent que c’est une catégorie intéressante pour comprendre ce qui se passe et que c’est ce qu’ils font en réalité. Au mot d’emprunt, je préférerais la prise, ou la notion de capture. Cela a beaucoup à faire avec la langue. Quand les intellectuels veulent forger un mot pour dire quelque chose, ils prennent ce dont ils disposent, et cela peut être aussi bien « venu d’Occident » ou « venu de l’arabe ancien ». La plupart du temps, c’est l’usage qui tranche. Il y a en fait énormément de jeu dans cette opération, y compris quand elle est revendiquée. Tout d’abord parce qu’on emprunte des choses qu’on cherche déjà, et qu’on reconnaît comme étant un répertoire ou un outillage adéquat — c’est une stratégie. Et puis ces mondes intellectuels — et aussi ceux des marchands, de la première globalisation — se construisent également avec des apports non valorisés, inconscients et pas forcément énoncés. Je pense à ce qui se passe dans les mondes de l’exil — qu’il soit proche en Égypte ou éloigné avec les mondes américains. Les gens de l’immigration fabriquent un chez eux, un home, et tout cela continue en permanence à jouer. L’emprunt, comme catégorie d’analyse, ne permet pas de comprendre ces dimensions-là — au plan des idées et au plan des espaces de vie. J’ai été frappée en lisant les mémoires, les textes et les échanges, de la facilité avec laquelle ces gens, y compris ceux qui n’ont pas de famille, n’ont pas de connexion forte, partent, circulent, reconnaissent des mondes là où ils sont. Ils se connectent très vite et non seulement avec des communautés d’origine, migrantes mais aussi avec tout ce qui les entoure. En vérité, ils sont comme des poissons dans l’eau ! Ils parlent les langues, vont dans les mêmes auberges, les mêmes cafés, et font les mêmes remarques quand ils font escale à Naples, à Alexandrie ou à Paris. Et il y a dans cette catégorie de l’emprunt, le biais de l’approche par les aires culturelles qui sont un espace enfermant et qui fait qu’on ne lit pas d’autres choses. Les frontières, surtout pour ces gens de lettres, sont relativement poreuses, elles se dissolvent en eux jusqu’à ce qu’on ne sache plus vraiment qui emprunte quoi.

Mais que faites-vous de la problématique coloniale dès lors ?

Ces territoires, depuis 1860, sont investis par une colonisation missionnaire d’un type très particulier qui m’intéresse de plus en plus. C’est une synthèse très originale car elle crée des extra-territorialités. En réalité il y a des religieux, des convertis, des relations fortes avec le clergé local et des variations assez fortes selon les ordres religieux. Par exemple, il est frappant de voir comment à l’intérieur des espaces universitaires se forge une identité hybride qui passe par un apprentissage des langues — de l’anglais, du français, de l’ottoman. C’est grâce à cela que les intellectuels sont armés pour partir faire leur marché intellectuel. Je ne nie pas du tout la dimension de domination, mais, pour ces élites intellectuelles, il s’agit tout d’abord d’une conquête du pouvoir. D’une part, elles ne prennent pas tout et tout le monde ne prend pas la même chose. L’un des signes en est la multiplication des traductions de Bergson et Durkheim par exemple, si je prends les Français. Ce qui circule, ce qui se discute, ce sont moins des grandes valeurs - ce qu’on a fait avant - que des choses « utiles » pour comprendre la société contemporaine, des textes pour discuter de questions comme celles de la liberté. Ce sont des univers communs : je ne veux pas dire que tout le monde parle de la même chose partout, mais il y a quand même une forme de partage. On ne peut pas réduire cela à une question d’emprunt : tout fait écho aux questions qui se posent pour eux et ailleurs sous d’autres formes. On le perçoit si on suit la trajectoire des lectures de Jean-Paul Sartre au Moyen-Orient. C’est intéressant la manière dont circule l’existentialisme et dont on s’émancipe d’une doxa sartrienne - et il devient même un traître après 1967 parce qu’il ne se prononce pas sur la Palestine. Après s’être enthousiasmé pour lui et avoir fait de l’existentialisme un art de vivre, tout à coup, une génération de penseurs et d’artistes vont tomber des nues. Mais perdure ensuite un existentialisme arabe qui va cheminer autrement, qui va se trouver d’autres pères et d’autres voies. Yoav Di-Capua l’explique très bien dans son dernier livre, No Exit (2018). C’est ce type de choses que je trouve beaucoup plus intéressant à regarder de près, plutôt qu’à dire « voilà la pensée européenne » et « voilà la pensée arabe ou orientale » et « cette pensée emprunte telle chose originellement européenne ». Dans l’ordre de la domination coloniale — on le sait bien pour Léopold Sédar Senghor - c’est parce qu’on lutte pour l’émancipation qu’on entre en dialogue avec les armes ou alliés européens. Sauf qu’il y a une part manquante bien sûr, et c’est là que l’ordre de la domination est fort : l’inverse dans les traductions n’est pas vrai. En Europe, on a très peu accès aux débats du monde arabe : qui sait ce qui s’y discute de Bergson dans les universités ?

« Ma question de départ est la suivante ; pourquoi n'avons-nous pas de créole en langue arabe ? Pourquoi n'y a-t-il pas de réel métissage linguistique ? »

Est-ce pour cela que vous restez très réservée quant à la notion d’intraduisible ?

Tout à fait, car lorsqu’on le rapporte cela à la langue arabe, on a souvent tendance à partir du principe que les concepts ont été empruntés. La traduction ferait passer un univers conceptuel qui n’existait pas dans la langue arabe. Cela accompagne une vision de la Nahda et de la modernité arabe : comme on découvre des textes, on n’a pas les mots et on les traduit. Mais les traductions ne sont pas homogènes dans l’espace arabe et il n’y a donc pas de concertation sur les traductions des auteurs : on a un Hegel algérien, tunisien, libanais et égyptien. Mais ce n’est pas une question spécifiquement arabe : la question peut se poser de la même manière pour l’anglais d’Australie, des États-Unis et de Grande-Bretagne ! Or, la notion d’intraduisible postule pour l’essentiel une seule langue arabe. Ouvrir les possibilités d’une discussion au sein des langues arabes et du travail des intraduisibles nous sortirait de cette essentialisation de la langue arabe. Cette question de la traduction est par ailleurs réversible : les concepts endogènes qui souvent sont ceux de « l’âge d’or » — je pense à ceux d’Avicenne ou d’Ibn Khaldûn — ne sont pas souvent traduits. C’est le cas avec le terme ‘asabiyya qui est au cœur du travail d’Ibn Khaldûn par exemple, qu’on ne traduit presque jamais et qui signifie quelque chose comme « cohésion sociale ». Ce serait intéressant d’en finir avec la réification des concepts — qu’on connaît d’ailleurs aussi avec la langue allemande si l’on pense au Dasein heideggerien. Tout l’intérêt réside dans la traduction et son accompagnement. En réalité, en cherchant à contourner des mécaniques essentialistes, on y revient. Ce n’est pas l’objet de la langue en soi qui m’intéresse, mais bien l’univers social qui l’accompagne. Et j’ai peut-être une sensibilité plus grande aux manières de dire qu’aux statistiques… On travaille sur des sources écrites, et il n’y a rien de plus triste que de les analyser sans leurs formes. C’est ma manière d’aller au-delà de ce que disent les textes : la langue et les langages peuvent faire état des sociétés. Les langues sont des bons repères des moments de passage. Il est essentiel de s’attarder sur les usages, les inventions linguistiques, les manières dont on donne à une langue la capacité de dire le monde. Cette idée a été au cœur de la Société européenne des auteurs que j’ai créée avec Camille de Toledo et quelques autres : son objectif était de traduire, de faire traduire et de faire connaître. Parmi les programmes que nous avons développés, il y avait celui qui consiste à demander chaque année à dix auteurs, le titre de trois livres qu’ils aiment dans une langue qu’ils connaissent et dont ils estiment qu’ils ne sont pas assez traduits. Cette liste publiée — on l’a appelée la Liste Finnegan et la dernière est consacrée à « La Méditerranée » —, on essaie ensuite de faire traduire les ouvrages. Les enjeux de traduction sont aujourd’hui énormes : Google et Cie sont tous très intéressés par les expérimentations autour de la traduction et travaillent avec des captures de données. De notre côté, nous tenons à préserver la traduction comme art d’auteur. Donc s’il s’agit bien de faire du travail collaboratif, nous insistons sur le fait que plusieurs traductions sont possibles.

Vous habitez Berlin depuis quelques années. Est-ce qu’on peut faire un lien entre votre volonté d’écrire sur la Méditerranée et votre éloignement physique de cet espace ? Le fait que cette ville soit devenue un lieu d’accueil majeur pour de nombreuses personnes en provenant vous y a-t-il encouragée ?

Jusque-là j’avais toujours été très réticente à penser « la Méditerranée », à user même du terme. Quand je travaillais à Aix-en-Provence et que j’étais à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, il y avait toute l’agitation autour de la création du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM). J’ai longtemps eu une assez grande nausée à utiliser ce mot tant il charrie de clichés, notamment cette opposition permanente entre la lumière et la noirceur, l’aspect solaire et la violence. Cela ne veut pas dire que c’est faux, mais cette labellisation est lassante. On ne peut pas faire grand-chose avec. C’est la même chose avec les images de pont, de passerelle ou d’« entre les rives ». Je trouve que c’est un discours creux. Et puis tout de même, par dessus tout ça, il y a le Partenariat Euromed qui assoit une domination et une inégalité. En parlant des héritages partagés, des influences au sein de la Méditerranée, on s’exonère de voir les politiques ultra-inégalitaires. Il faut absolument cesser ces usages, qu’ils soient aseptisés ou qu’il soient associés au mal.
Si cette Méditerranée est nôtre, c’est pour d’autres raisons. Il est nécessaire de se réapproprier cet espace avec ce qu’il draine aujourd’hui. On ne peut pas dire « c’était super, c’est un monde commun, on s’est beaucoup battus et maintenant ça va mieux ! » Parce que ça ne va pas vraiment mieux ! Les polémiques qui ont eu lieu il y a quelques années sur les circulations du savoir en Méditerranée en sont des signes : il faut se battre sur les acquis historiographiques, ce qu’on sait, mais être aussi capables de reconnaître ce qu’on a pu voir jusqu’alors avec des lentilles. Par exemple, dire que la France impériale ce n’est pas uniquement une politique impériale mais aussi un regard sur le monde qui infuse bien malgré eux un certain nombre de gens, y compris Fernand Braudel lorsqu’il écrit sur la Méditerranée. Nous sommes aussi dans ce cas-là. Le savoir se construit et pour comprendre cette construction, il faut être capable d’afficher le temps dans lequel s’est construit ce savoir et l’intégrer dans la compréhension. Quand on parle de la Méditerranée aujourd’hui et qu’on veut la dire « nôtre », on doit considérer qu’elle est le « cimetière ». Cela ne veut pas dire pour autant que je suis totalement réconciliée avec ce mot, mais c’est vrai que ce qui était en train de se passer à Berlin où on est à la jonction de Méditerranées qui sortent des circulations méditerranéennes classiques, et en particulier coloniales, m’a importé.

Où vous sentez-vous chez vous ?

C’est une question très difficile. Il n’y a pas très longtemps, une de mes réponses était « là où il y a mes livres, c’est chez moi ». Là où il y a mes enfants aussi évidemment ! Je ne suis jamais vraiment chez moi. Et c’est ce que j’aime à Berlin : comme il n’y a aucune raison pour ce que soit chez moi, je m’y sens bien. Cela revient aussi un peu à évoquer la question de la nostalgie — voilà un projet de livre que je n’ai pas mené à son terme. La question du « chez moi » est un peu détachée du territoire : en ce moment, c’est à Berlin donc, dans ma condition d’étrangère que j’aime bien. Et c’est aussi ce que je suis allée chercher quand j’étais au Moyen-Orient. Je me sens concernée par ce qu’il se passe en Tunisie et en France particulièrement bien sûr, mais à ces schémas d’origine j’ai agrégé d’autres chez moi. Depuis 2011, c’est redevenu plus compliqué. C’est une question que je n’ai cessé de vouloir mettre de côté, mais je la porte avec moi, parfois de manière positive, parfois en cherchant à la fuir. Dans les épisodes qui se sont succédé depuis les mouvements révolutionnaires, j’ai été souvent ballottée. J’essaie de m’attacher à mes objets de recherche et de rester aux côtés des gens le plus possible. C’est la vraie chose qui m’attache. Souvent, les liens entre mon travail et ma vie m’apparaissent a posteriori, comme j’imagine que c’est le cas pour beaucoup d’entre nous. Ainsi, je vais commencer un projet de recherche sur les révolutions dans le monde arabe méditerranéen, une enquête sur la notion de dignité en politique. Cette question de la dignité révolutionnaire a pour moi une généalogie toute personnelle, qui remonte à la « marche de la dignité rebelle » qui a réuni des milliers de personnes de San Cristobal de Las Casas à Mexico en 2002. J’y étais aussi, accompagnant cette belle et folle épopée depuis les montagnes lacandones du Chiapas. Si je veux comprendre la Karama de 2011, c’est aussi pour la faire résonner avec la Dignidad que j’ai entendue là-bas. Je suis retournée au Chiapas l’été dernier. C’est là un remède à la territorialisation de ma nostalgie, aux appartenances, que je ne renie pas bien évidemment, mais que je n’arrive pas à porter en étendard. Je n’ai pas de capacité à l’identité.

Quelques lectures

L’ensemble de sa bibliographie et sa page personnelle au Centre Marc Bloch (Berlin).

Post-scriptum

Leyla Dakhli est photographiée par Sébastien Dolidon.

Notes

[1Le sultan Adbulhamid II rétablit la Constitution suspendue quelques années auparavant et met fin à une période de censure et d’autoritarisme.