Vacarme 85 / Cahier

Écoles d’art publiques, l’illusion tragique

La logique néolibérale s’est emparée avec force des écoles d’art et de design sous la forme d’un désengagement pervers de l’État qui, sous prétexte d’autonomisation et de décentralisation, est à la recherche du moindre coût. D’un côté, on fait mine de conférer une autonomie aux écoles, de l’autre, on organise la concurrence entre elles de manière à désolidariser les différents types d’établissements entre eux. Dans cette double dynamique, ce sont les enseignants et leurs étudiants qui trinquent : ce texte est leur cri.

En décembre 2016, le ministère de la Culture et de la Communication a convié les acteurs de toutes les écoles d’art à une journée de séminaire portant sur des champs de réflexion qui allaient de la question internationale à l’insertion professionnelle des étudiant.es. La réunion a débuté avec l’annonce de la revalorisation du statut des professeur.es des seules écoles nationales. Les professeur.es des écoles territoriales en restèrent abasourdis. Progressivement, puis massivement, à coup de courriers et de pétitions largement relayés par la presse [1], ils et elles ont manifesté leur indignation en dénonçant la menace d’effondrement du maillage territorial de l’enseignement supérieur artistique que cette réforme pourrait provoquer : c’est rien moins que la pérennité d’un pan entier des structures éducatives de l’enseignement supérieur qui est menacée et un accès réellement égal à une formation artistique.

Parmi les quarante-cinq écoles supérieures d’art et design en France, dix seulement sont sous la seule tutelle de l’État : les écoles nationales supérieures d’art et de design. Les autres, territoriales, sont, elles, sous la co-tutelle de l’État et des collectivités (municipalités, régions, départements, etc.). Hormis cette distinction, l’ensemble des écoles délivre les mêmes diplômes, développe des projets pédagogiques et des projets de recherche similaires. Au même titre que les écoles nationales d’art et de design, ces écoles territoriales participent aussi de l’irrigation du territoire en enseignement supérieur artistique public.

Les enseignant·es de ces écoles sont des professionnel·les des milieux artistiques ; l’essence même de la pédagogie y étant un enseignement de la création par la création. Ils et elles sont artistes, théoricien·nes, designers, graphistes… L’activité professionnelle artistique est leur activité première et les concours de recrutement se fondent sur la nature de cette pratique pour définir la fiche de poste de l’enseignant recherché.

Habitué·es à des économies précaires et/ou singulières, les candidat·es aux postes d’enseignement intègrent les écoles sans considérer la distinction entre écoles nationales et territoriales, sans connaître les différences de traitements et salaires qui les distinguent [2], sans imaginer qu’un travail pourtant strictement constitué des même missions et obtenu à partir des mêmes modalités de recrutement n’est pas considéré de la même façon, n’est pas doté de la même valeur.

des réformes sans projet ni vision

L’annonce par le ministère de la Culture de la revalorisation du statut des seul·es enseignant.es des écoles nationales, en plus de constituer une maladresse consternante, met surtout à jour l’ensemble des paradoxes qui se sont sédimentés réforme après réforme. La première d’entre elles a ainsi affecté les moyens et les enjeux des enseignements artistiques du fait de l’application du décret européen de Bologne (2004) : celui-ci a visé l’uniformisation des études supérieures dans l’espace européen et voulait aussi simplifier les parcours et mobilités de l’étudiant. Tenues d’adopter les grades universitaires, les écoles supérieures d’art et de design ont ainsi intégré des missions et un vocabulaire traditionnellement associé à l’université [3]. Outre ces questions de fonds, découlait de cette intégration des écoles d’art dans le paysage académique européen une série d’évaluations, accréditations et autres validations tout à fait problématiques. Les critères retenus sont ainsi, pour la plupart, étrangers, voire suspects, pour les différents acteurs des écoles d’art. Ils organisent aussi la mise en concurrence forcée de tous les établissements. Ainsi doivent-ils justifier la spécificité de leur projet dans le paysage régional, national et international, leur adossement à la recherche, leurs mutualisations et partenariats avec des universités.

Les annonces de concours pour un poste d’enseignant.e sont donc désormais rédigées selon ces nouveaux critères réclamant des critiques d’art, des historiens du design, des philosophes, parfois même des artistes, pourtant titulaires, la nécessité d’un doctorat, voire d’une habilitation à diriger les recherches. En contrepartie, l’heureux·se élu·e se voit gratifié·e d’un statut, équivalent à celui d’un ou d’une professeur·e certifié·e du secondaire dans les écoles territoriales et équivalent à celui d’un statut de professeur·e agrégé·e dans les écoles nationales.

La seconde réforme notable touche à la structure des établissements d’enseignement supérieur artistique. Elle découle du même décret de Bologne. Les écoles d’art sont depuis dix ans environ devenues des établissement publics de coopération culturelle, statut qui leur confère l’autonomie indispensable à l’accomplissement de ces nouvelles missions. Leurs conseils d’administrations sont composés des parties publiques, toujours majoritaires, de personnalités qualifiées et d’usagers : la représentation de ces derniers y est le plus souvent symbolique. La mise en place en urgence de ces nouvelles typologies d’établissements a donc permis au ministère de la Culture de se désengager, laissant la gestion aux collectivités territoriales. Les élus de ces collectivités, friands de conseils d’administration et instances en tous genres, s’y sont naturellement imposés en majorité, dépossédant les usagers du projet pédagogique et donc politique au profit des seuls financeurs.

L’inadéquation du statut de ces nouvelles structures autonomes avec les missions de l’enseignement supérieur public est régulièrement dénoncée par les rapports des diverses commissions [4]. La trop grande absence de la tutelle pédagogique - en l’espèce le ministère de la Culture donc —, l’absence de mise en place d’instances consultatives tels les conseils scientifiques, et surtout le statut inapproprié des enseignants font régulièrement l’objet de préconisations. La demande de présence et d’implication toujours augmentée et le peu d’écoute dont l’enseignant·e peut jouir auprès des instances où se décident les orientations générales et les projets d’établissement induisent les mouvements contradictoires dans lesquels sont aujourd’hui prises les équipes enseignantes. Les crises provoquées par cette nouvelle organisation ont été nombreuses ces dernières années. Les tensions se concrétisent souvent dans le dialogue rendu difficile entre des enseignant·es et des directeur·rices aux personnalités et aux profils de plus en plus « managérial » et dont le travail est davantage évalué d’après leurs qualités de gestion que pour le projet artistique et pédagogique d’établissement qu’ils et elles sont censé·es porter.

L’autonomie de gestion des écoles et le désengagement de l’État se reflètent aussi dans les décisions prises par le ministère au sujet de l’avenir de l’enseignement artistique. Celle, par exemple, de ne revaloriser que les enseignant.es des écoles nationales soulève les craintes d’un enseignement supérieur artistique à deux vitesses. Ainsi les écoles nationales auraient les habilitations requises pour délivrer des masters tandis que les écoles « territoriales » résumeraient leur action à être des formations préparatoires pour les premières. Quel que soit le scénario imaginé par les acteur·rices des écoles d’art, l’objectif semble clairement de réduire le nombre d’écoles sur le territoire et de baisser les coûts afférents, ce qui est un scandale.

Le ministère de la Culture, qui peut sembler le grand perdant de cette nouvelle organisation des établissements d’enseignement artistique, en sort en réalité le grand gagnant, si l’on suit les critères du néolibéralisme. À moindre coût, en se désengageant des instances décisionnaires des établissements, il conserve la tutelle pédagogique et reste le garant des diplômes tout en maintenant les élus des territoires dans l’illusion que les écoles d’art font totalement partie de leur équipement culturel.

faire le choix de l’art

Conscient·es des enjeux que portent les missions d’enseignement, les professionnel·les enseignant dans les écoles d’art font le choix de méthodes pédagogiques spécifiques, voire uniques dans le paysage de l’enseignement supérieur. Souvent diplômé·es de ces mêmes écoles, ils et elles reformulent des propositions pédagogiques qui les ont mené·es à leur vie professionnelle et à leur activité artistique, inventant de nouvelles méthodes à partir de leurs propres expériences. D’autres sont issu.es des champs divers de la création ou encore de l’université. Tous et toutes choisissent cependant des manières de faire qui se distinguent des modalités académiques avec, en premier lieu, une visée émancipatrice.

Les nouveaux critères organisent la mise en concurrence forcée de tous les établissements.

Organisé autour du temps de travail personnel de l’étudiant·e dans l’atelier, l’enseignement en école d’art est pensé en termes de rencontres. Sur des temps longs aux rythmes parfois réguliers (ateliers de pratique artistique, cours, séminaires d’initiation à la recherche, etc.) ou sur des temps courts et parfois intenses (workshops, voyages d’études, projets de recherche, etc.), la formation s’organise comme un échange. Les enseignant·es apportent leur pratique personnelle (pour laquelle ils et elles sont recruté·es), leurs activités artistiques ou théoriques dans l’école d’art. Ils et elles proposent un partage de leur expérience d’atelier ou plus généralement de travail. Des méthodes moins pyramidales, plus horizontales, sont activées constamment, partagées par une majorité des enseignant·es des écoles d’art. Évidemment, des modèles académiques historiques perdurent parfois, celui d’un·e maître-artiste dans un atelier, dans la figure et le travail duquel de jeunes artistes se reconnaissent et auprès duquel ils et elles viennent se former. Il y a bien longtemps cependant que l’école d’art — en même temps que les enseignements les plus divers et transversaux qui y sont apparus (cinéma, écriture, performance, design culinaire, etc.) — s’est dirigée vers des méthodes dites de co-construction.

Les étudiant·es organisent eux-mêmes leur parcours, leurs demandes spécifiques de savoirs techniques ou théoriques, en plus de ce qui est proposé par l’équipe pédagogique et l’institution. Ils et elles se fédèrent bien souvent en groupe ou collectif et imaginent ensemble des projets qui s’inscrivent à la fois dans l’école et à l’extérieur de celle-ci. Chaque année, dans presque chaque école, les étudiant.es organisent expositions, festivals, concerts… Ils et elles font exister leur travail « scolaire » hors de l’école. Ce « hors scolaire » est convoqué dès la première année d’étude comme composante même de l’enseignement proposé. Durant les cinq années — et deux diplômes — qu’occupe une formation dans une école supérieure d’art sur le territoire français (que cette école soit « nationale » ou « territoriale »), c’est en effet l’autonomie de l’étudiant.e qui est continuellement visée. Son temps de travail seul.e en atelier est de plus en plus conséquent, le temps d’enseignement et de rencontre prend progressivement la forme unique d’entretiens individuels et d’accrochages du travail artistique. Cette recherche d’émancipation se donne pour but d’apprendre à apprendre. Car — même si l’enseignement est aussi constitué de savoir-faire et de techniques — il s’agit moins durant ces cinq années de connaître que de savoir regarder et analyser pour enfin produire une activité et une pensée artistiques.

Faire le choix de l’art prend ainsi au fil du parcours de l’étudiant.e un sens de plus en plus politique car il rejoint un engagement et définit un projet de vie, ce projet de vie et d’engagement que les professionnel·les qui enseignent dans les écoles d’art ont aussi choisi et qu’ils poursuivent logiquement dans leur enseignement.

Les écoles supérieures d’art et de design constituent, à ce jour, un des enseignements les plus démocratiques et égalitaires. À l’heure de Parcoursup, des filières sélectives et de l’examen des dossiers scolaires, l’enseignement artistique demeure un lieu des possibles offert aux jeunes adultes sur l’ensemble du territoire. Les négligences répétées du ministère de la Culture laissent envisager une volonté de déliquescence de ce maillage territorial, une réduction de l’égalité des chances que rend possible le réseau national des écoles supérieures d’art et de design. Elles sont aujourd’hui le lieu d’affrontement de deux interprétations du terme « autonomie » : l’une, individualiste, aux accents néolibéraux et concurrentiels, l’autre visant à l’émancipation des êtres à laquelle visent les enseignants et les enseignements.

Post-scriptum

Ce texte a été écrit à quatre mains par deux enseignant·es en école d’art territoriale.

Notes

[1Pour retrouver tous les articles, on peut se référer au fil Twitter alimenté par les enseignants concernés.

[2Si l’annonce de la revalorisation des enseignant.es des seules écoles nationales a tant mobilisé dans les écoles supérieures d’art et de design territoriales, c’est en grande partie parce que le statut de ces enseignant.es avait déjà fait l’objet d’une revalorisation en 2002. L’écart, sans être considérable, équivaut néanmoins, en terme de temps de travail et de grille salariale, à l’écart qui existe entre un enseignant certifié et un agrégé.

[3Pour les incidences de cette « harmonisation », nous renvoyons à l’article de Sandra Delacourt, « Passe d’abord ton doctorat ! », L’Art Même, n° 62, 2e trimestre 2014, où l’auteure analyse les conséquences sur les formes de l’art du « parallélisme accru entre le profil de l’artiste et celui du chercheur universitaire ».

[4Le dernier rapport est sénatorial et date du début de l’été