Vacarme 85 / Cahier

Portrait en pied du féminisme

par

Lorsque les cocottes-minute peuvent exploser en vol, les femmes pourraient bien inventer une autre souveraineté. Celle par exemple de faire virevolter les signes, de se jouer des polysémies aux contradictions insolubles, bref de nous obliger à penser ce que nous voyons plutôt qu’à dénoter des images figées. La fabrique d’une image sophistiquée et sobre par une artiste contemporaine engagée n’est pas la fabrique d’une signalétique. De quoi réfléchir l’engagement féministe d’aujourd’hui.

« L’éveil de la raison produit le féminisme. » Énigme espagnole

l’ire : la controverse de Santander

Chez l’artiste contemporaine Pilar Albarracín, c’est souvent le monde à l’envers, et ça peut déclencher le rire du public, ou provoquer son ire. Ici, l’inversion, c’est une femme qui porte la culotte, et pas n’importe laquelle : celle d’un torero. En effet, sur une photo réalisée en 2009, et à laquelle l’artiste n’a pas donné de titre, Albarracín se met en scène dans les habits de toréador, montée sur des talons aiguilles, l’épée d’estocade pointée vers le sol, et portant sous son bras une cocotte-minute. Le format grandeur nature a fait l’objet d’un tirage limité pour les collectionneurs, et l’image connaît par ailleurs une diffusion importante sur de multiples supports de différentes natures et dimensions : magnets, cartes postales, affiches, couvertures de revue ou de catalogue, façade de musée. En général, on rit. De qui se moque-t-on ? Peut-être de personne. En tout cas pas des femmes, dirait probablement Albarracín qui déclare être féministe à qui le lui demande, et dont l’œuvre témoigne de cet engagement. Pourtant, il s’est passé une chose inattendue à l’été 2015 en Espagne : cette image, que l’on a pris l’habitude de nommer Torera, s’est trouvée au cœur d’une polémique initiée par les féministes de l’association MUJOCA (Mujeres Jóvenes de Cantabria, « Jeunes Femmes de Cantabrie »). Fait déclencheur : la couverture de Toros, une revue de tauromachie sur laquelle a été reproduite l’œuvre d’Albarracín. La revue en cause paraît une fois par an, à l’occasion des fêtes de la Saint-Jacques [Feria de Santiago] de Santander, et contient toutes les informations pratiques nécessaires aux aficionados pour pouvoir assister aux courses de taureaux qui ont lieu à cette occasion.

La presse du mois de juillet 2015 - en Espagne, en Irlande, au Chili [1] - rapporte que MUJOCA a exprimé son absolue réprobation face à cette couverture, qui constitue, selon l’association féministe dont je traduis les propos, « une grossière tentative de montrer une image modernisée et égalitaire » du monde taurin, alors que ce milieu est « traditionnellement machiste ». Sarcastiques, les féministes de Santander développent ainsi : « nous ignorons si cette image, œuvre de l’artiste Pilar Albarracín, manifeste une intention de revendiquer un rôle pour la femme dans le monde de la corrida ». Elles ciblent ensuite ce qui pose problème à leurs yeux : « cependant, grâce à la présence des chaussures à talons et à la cocotte-minute, nous pensons que la couverture perpétue certains rôles de genre, ce qui n’est pas surprenant […] vu que la place de la femme a toujours été totalement secondaire dans le milieu taurin ». Elles développent ce point en se demandant sur un mode ironique si le monde des taureaux considère que les talons aiguilles sont un accessoire indispensable à la tenue vestimentaire d’une femme, ou encore si on envisage de moderniser l’habit de lumière en remplaçant les manoletinas (ballerines que les toreros portent aux pieds) par ces chaussures à talons hauts. « Est-ce la seule manière de représenter la femme ? », interroge MUJOCA, qui insiste aussi sur la présence de la cocotte-minute, et pose la question : « peut-on comprendre la signification de la cocotte-minute autrement que comme une représentation machiste ? »

Albarracín, dans une interview à El País, déclare à propos de ces critiques : « Ça fait vingt-cinq ans que je travaille et j’ai l’habitude que mes œuvres soient parfois mal interprétées » (24 juillet 2015). Un an plus tôt, commentant la Torera, elle s’était dite intéressée par « la comparaison entre le monde taurin, l’idée de la faena, de la lutte ou du corps avec l’autre monde, c’est-à-dire celui de la femme et de son combat quotidien » [2]. Cette référence à la faena était peut-être déjà un indice : ce moment de la corrida, pendant lequel le torero fait une série de passes avec la muleta (la cape rouge), prépare le taureau à l’estocade. Or, dans l’opéra de Georges Bizet, l’ultime algarade entre Carmen et Don José a lieu en parallèle avec la faena conduite par Escamillo dans les arènes. Vécue comme l’aboutissement d’un destin, la mort de Carmen, par le couteau de Don José, suit de peu celle du taureau. En glissant Carmen dans le costume du torero, Albarracín fait échapper l’héroïne au destin, elle l’empêche de se soumettre au sacrifice que la nouvelle de Mérimée lui fait rechercher de la main de son ancien amant. Retirer l’idée de destin aux meurtres commis sur des femmes en révèle la nature criminelle.

Cela dit, tout en relevant, à la suite de l’interprétation faite par MUJOCA, que les œuvres d’art peuvent faire l’objet de contresens et que tout point de vue sur l’œuvre ne se vaut pas, Albarracín, qui, de manière significative, n’a pas donné de titre à sa photographie, n’entend pas imposer d’interprétation : « Le travail des artistes est de faire que le public réfléchisse », rappelle-t-elle, sans s’appesantir, après la critique faite à Santander. En somme, de multiples façons de comprendre l’œuvre peuvent parcourir le public ; celui qui regarde peut même abandonner une interprétation pour une autre. Je note à ce propos qu’il n’y a plus trace, sur le site Internet de MUJOCA, de sa critique de la couverture de Toros. Sauf erreur de ma part, seuls les journaux qui avaient relayé la polémique de l’été 2015 en portent encore le témoignage. La querelle est close !

De la pertinence, dans le combat féministe, de la lutte contre les images et les stéréotypes.

…Mais parlons-en encore, cependant. Non pour fustiger celles qui ont mis en doute le caractère féministe de la Torera, mais pour nous interroger sur le fait que cette œuvre peut être perçue par certains comme une violence moqueuse faite aux femmes, et réfléchir à comment la Torera dérange, bouleverse ce qui est en ordre, puisque l’on a désormais la preuve que cette photo a dérangé, et que ce n’est pas la première fois que l’œuvre d’Albarracín est vue comme une œuvre non féministe. En effet, au mois de juin de la même année, alors qu’Albarracín était conviée à l’Hôtel Salé pour une conversation avec Marie-Laure Bernadac sur les liens entre son œuvre et celle de Picasso, une femme a pris la parole dans le public pour déclarer qu’elle ne voyait pas en quoi l’œuvre d’Albarracín était féministe. Ce fut pour moi une première surprise ; la controverse de Santander fut la seconde.

La controverse de Santander pose une question de principe : celle de la pertinence, dans le combat féministe, de la lutte contre les images et les stéréotypes. Cette lutte, selon Geneviève Fraisse [3], est passée au premier plan dans la stratégie contre le sexisme. La conquête de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes étant pratiquement achevée en Occident, mais l’inégalité demeurant dans la réalité, la lutte contre les images viserait à « résoudre l’écart entre la loi et la réalité ». Fraisse reproche à cette approche, outre d’être inefficace, de se contenter de « vouloir libérer les esprits assujettis » sans faire l’acte politique de concevoir à quelle libération des femmes cela pourrait aboutir. Elle remarque aussi que, non seulement la démarche suppose de croire en la force des images, des représentations figées de la dualité sexuelle, mais encore de croire « qu’il y a une transmission simple entre l’image offerte et le sujet qui la reçoit » (p. 50). Faisant référence à Jacques Rancière, Fraisse note que les tenants de la lutte contre les stéréotypes ignorent ces sujets : ils supposent que l’autre qui regarde ne peut pas voir les contradictions qui habitent l’image. De même, la lutte contre les stéréotypes néglige le fait que nous recevons des images contradictoires qui nous permettent de ne pas être la dupe des images figées. Au fond, la question des stéréotypes recouvrirait une « lutte pour ou contre le dualisme des sexes » (p. 55).

MUJOCA a cru que la Torera était une image d’assignation au genre. La situation est finalement plus grave encore que celle décrite par Fraisse lorsqu’elle traite de la lutte contre les images sexistes qui sont crues si fortes : dans le cas de Santander, c’est une image féministe qui a subi le traitement de la critique des anti-stéréotypes. En somme, si l’on en juge par ce qui s’est passé à Santander, la lutte contre les images, non seulement se tromperait de combat et serait inefficace, mais en plus, pourrait empêcher de voir que telle image est féministe : empêcher de voir la lutte féministe là où elle est. La politique de combat contre les images entraîne la constitution d’automatismes, telle la réaction stéréotypée de MUJOCA : on ne réfléchit plus. Les féministes de Santander se sont comportées comme si elles pensaient que tout le monde voyait une seule et même chose dans la cocotte-minute.

Or, œuvre esthétique, la Torera d’Albarracín n’est pas univoque : on peut la comprendre autrement ; elle appelle la multiplicité des interprétations. Elle se poursuit à travers les supports qu’on lui prête, le changement de support modifiant la perception de celui qui la reçoit, ce qui signifie que l’image produit des effets en fonction de qui la regarde : une femme habillée en torero avec une cocotte-minute sous le bras et juchée sur des talons-aiguilles ne dicte pas son interprétation. Dans le cas de la Torera, on a de la chance : son ubiquité, attribut de Dieu qui est partout, est attestée et documentée, ce qui nous permet d’être témoin de multiples interprétations possibles. En effet, la Torera servit en 2013 lors de l’exposition inaugurale du Mucem consacrée au « Bazar du genre ». Géante, elle couvrait alors la façade du nouveau musée de Marseille ; depuis, elle orne la couverture du catalogue de l’exposition [4] ; mieux : elle a été multipliée en magnets. De l’infiniment grand à l’infiniment petit. On voit que le lieu d’exposition d’une œuvre influence amplement l’interprétation que l’on peut avoir des images. À Marseille, c’était les anti-corridas qui avaient manifesté leur condamnation. L’Alliance Anticorrida dans sa newsletter de juin 2013 proteste contre le choix retenu par le Mucem qui ferait la part belle à la corrida. Dans le cas de Toros, journal partisan de la corrida, ce sont les antisexistes qui ont réagi. Anti-corridas et antisexistes sont embarrassés par une œuvre si complexe qu’elle déjoue les assignations ; la subversion dont elle fait preuve déclenche la réprobation. Celle de MUJOCA a été ferme, évoquant la question des « rôles de genre » que la Torera renforcerait.

le rire : « Moulinex libère la femme »

Mais est-ce vraiment le genre, la confusion des sexes, l’identité sexuelle qui sont au cœur de l’image de la Torera ? Le rire du public incite à répondre non, vu qu’il ne semble pas découler en priorité des éléments d’assignation au genre. En effet, une femme vêtue comme un homme en habit de lumière - songeons à Conchita Cintrón ou à Marie Sara - ne provoque pas le rire ; on ne rit pas même - sauf peut-être un spectateur animé d’un sentiment de supériorité de sexe - devant l’affiche de la Feria de Dax de 2013 qui reprend une image de la Belle Époque montrant une femme travestie en torero.

Ce qui fait rire dans la photographie de Pilar Albarracín, c’est la cocotte-minute. Sa présence est incongrue - sans doute celle des talons aiguilles l’est-elle aussi, mais elle relève du jeu plus classique du travestissement, alors que l’introduction de la marmite moderne est radicalement novatrice. Déclenchant le rire grâce à la cocotte, la Torera appartient ainsi à un féminisme joyeux de la même veine que, par exemple, le mouvement des femmes qui fut actif en France dans les années 1970. Connu pour ses slogans créatifs et décalés, il riait lui aussi des appareils électroménagers qui avaient commencé à prospérer dans les années précédentes. On se souvient d’un dessin d’Andrée Marquet - L’Âge d’or (1976) - qui montre Adam et Ève sous un arbre. Présentant une compote de pomme à Adam, Ève dit : « Grâce à Moulinex qui libère la femme, je te l’ai faite en compote… ».

Ève dit à Adam : « Grâce à Moulinex qui libère la femme, je te l'ai faite en compote... »

Aussi bien la cocotte de la Torera que le mixeur d’Ève saccagent l’ordre des choses : ils en abolissent l’harmonie par une combinaison d’images aux tonalités a priori incompatibles. Grâce au comique créé par l’ajout de la cocotte-minute, Albarracín provoque chez le spectateur une prise de distance et se fait ainsi dissipatrice des vérités vulgaires qu’on nous inculque. Il s’agit, par le comique, de transgresser les normes que porte en lui l’imaginaire attaché à la cocotte-minute, et que nous ignorions, nous qui avons oublié de regarder notre cocotte-minute avant qu’Albarracín - ou la littérature, nous le verrons - ne nous la montre. Ainsi, la Torera — par une amusante fantaisie que maîtrise la raison en éveil d’une artiste qui s’implique elle-même dans cet autoportrait sarcastique — ne transgresse pas uniquement les interdits liés à l’identité sexuelle, mais aussi ceux qui touchent au pouvoir entre les sexes : l’ajout de la cocotte-minute fait de la Torera une œuvre féministe et renvoie la question du genre au second plan [5].

Mais quel est cet imaginaire de la cocotte-minute ? Dans l’interview à El Pais du 25 mai 2014, Albarracín déclare que la cocotte « représente la promesse éternelle d’une vie plus facile pour la femme, et un ustensile qui a permis de fabriquer des bombes ». Explosive, la cocotte incarne la dispute entre les sexes, mais pas sous forme de scène de ménage : la bombe indique que le rapport de force est d’ordre politique. La cocotte représente la fausse libération des femmes et la fausse égalité des sexes auxquelles font allusion le dessin d’Andrée Marquet, mais aussi Annie Ernaux dans La Femme gelée. Dans ce roman, la cocotte révèle la différence des sexes et l’inégalité qui les frappe dans la société, l’électroménager n’opérant pas le basculement des tâches ménagères des femmes vers les hommes, malgré l’apparente égalité qui règne dans le couple de jeunes mariés modernes :

« D’accord je travaille La Bruyère ou Verlaine dans la même pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait commencé la différence. » [6]

L’un des intérêts du texte d’Ernaux, pour ce qui nous occupe, réside dans le fait que cette question de la fausse libération des femmes n’est pas placée dans le contexte du monde du travail - ce qui insisterait sur ce qui est bien connu, à savoir la double journée qui incombe aux femmes - mais est introduite dans le contexte de la connaissance : l’étude de La Bruyère ou Verlaine. La cocotte, chez Ernaux, renoue avec le chaudron d’abondance, chaudron magique qui contient des nourritures et toutes les connaissances ; le posséder, c’est posséder le pouvoir et le savoir [7]. Il suffit d’avoir lu Astérix pour en être familier.

Albarracín déclasse elle aussi le symbole du chaudron de la connaissance en lui donnant la forme d’un appareil qui appartient au domaine du féminin. Elle renverse, comme lors du carnaval, le pouvoir en le faisant passer du haut vers le bas, des hommes vers les femmes : la cocotte-minute est au chaudron magique ce que la quenouille est au sceptre. Mais par sa métamorphose en cocotte-minute, ce symbole du pouvoir qu’est le chaudron apparente aussi la Torera aux sorcières et à l’imaginaire qui les accompagne. On trouve, dans la série américaine des années 1960, Ma Sorcière bien aimée, une version contemporaine du mythe de la sorcière, placé désormais dans une famille moderne dotée d’appareils électroménager : par le rire, on y parle de façon cryptée des juifs, de sexe, on y fait la critique de la vie de femme au foyer, on se gausse de l’inégalité des sexes qui prévaut encore aux États-Unis. Mais il s’agit ici de la représentation de la classe moyenne. Ce n’est pas le cas chez Pilar qui dote son personnage d’habits brodés et d’une épée. En fait, si la cocotte-minute oriente du côté de la question du pouvoir les interrogations de celui qui regarde la Torera, elle ne le fait pas par elle-même, mais par le dispositif dans lequel l’inscrit Albarracín, dispositif qui est seul capable de créer un lien inédit, à la fois comique et signifiant, entre cet appareil électroménager et le spectateur.

Ce dispositif passe par un agencement de symboles parmi lesquels la cocotte-minute prend rang. Ce fait a échappé à MUJOCA qui n’a pas vu dans la cocotte un symbole vivant et polysémique. Elle y a vu un signe. Refuser à la cocotte-minute d’être autre chose qu’un signe renvoyant immanquablement, comme une convention, à une réalité invariable — la relégation traditionnelle des femmes à la cuisine — et refuser l’idée que l’artiste ait utilisé l’objet comme un symbole, c’est-à-dire en se distanciant de cette équation, limite la compréhension de la Torera dans sa totalité et nie sa dimension transgressive. Cela explique aussi pourquoi n’a pas été posée par MUJOCA la question de la possible disjonction entre l’appréciation à porter sur l’œuvre d’Albarracín et celle à porter sur son usage par la direction de Toros. Quels sont les autres symboles avec lesquels fonctionne la cocotte-minute ?

Élisabeth Ière d’Angleterre avec sa cocotte-minute

Albarracín a retiré du portrait de la Torera plusieurs symboles avec lesquels les toreros sont normalement représentés. Songeons à la cape portée généralement sur l’épaule et entourant leur bras : si fréquent dans les portraits de matadors, cet objet qui sert à leurrer le taureau est remplacé, sur la photographie de la Torera, par la cocotte-minute, ce leurre dont sont victimes les femmes modernes — on l’a dit. Les chaussettes roses ont disparu, ce qui conduit à revenir à la question de l’identité sexuelle : les toreros portent cette couleur féminine, et l’artiste la leur confisque au moment où elle féminise un peu plus ce costume. On ne voit pas comment les MUJOCA ont pu voir la démultiplication d’un stéréotype de genre là où non seulement une ambiguïté sexuelle a toujours existé - dans l’esthétique du toréador - mais encore là où Albarracín escamote la couleur ambiguë et démultiplie ainsi les interprétations.

La cocotte-minute nous le rappelle : avant d'arriver à l'atelier, Pilar Albarracín a été retenue à la cuisine.

Demeure l’épée, symbole de puissance et de destruction, peut-être, mais aussi de destruction de l’ordre injuste. Elle fait obstacle à la malfaisance et à l’ignorance - tout comme le chaudron. L’épée peut avoir une image constructive, elle établit et maintient la paix et la justice.

Pointe vers le bas, celle de la Torera n’est pas un symbole guerrier, contrairement à d’autres représentations où les personnages lèvent l’épée au ciel. À Séville, il est des épées célèbres que l’on dresse en signe de combat. Celle de Ferdinand III, appelée Lobera (la chasseuse de loup), est conservée comme relique dans la cathédrale et est sortie en procession chaque année. Pilar Albarracín, elle aussi, chasse, non pas les loups, mais avec eux : elle s’est fait photographiée avec une louve dans un « Chaperon rouge » contemporain, en train de dévorer sa grand-mère et de boire son sang. Drôle de genre.

L’épée de Ferdinand III était le symbole de son pouvoir ; elle est sur tous ses portraits — au lieu du sceptre. L’hôtel de ville de Séville conserve le portrait de ce monarque qui tient dans sa main droite l’épée menaçante, et dans sa main gauche un orbe. Cette représentation du globe, symbole d’autorité, apparaît souvent sur les portraits de couronnement, au milieu des insignes symboliques de la royauté. De façon frappante, Ferdinand III tient cet orbe d’une manière très étrange : on a l’impression qu’il va le lancer. On dirait une bombe ! Un orbe-bombe chez Ferdinand III, une bombe-cocotte-minute sous le bras de la Torera : cela nous invite à relire la cocotte-minute d’Albarracín en orbe. Le portrait de la Torera n’est donc pas celui de n’importe quelle guerrière : il est celui d’une monarque lors du couronnement. En somme, la cocotte-minute de la Torera ne se contente pas de faire vibrer les résonances habituellement attachées à cet objet (le rappel du chaudron de la connaissance et celui du chaudron des sorcières), elle déploie toute la force du symbole dans sa dimension novatrice, par la position d’orbe que lui donne Albarracín, artiste qui fait évoluer les symboles, ce qui est aussi transgressif.

Ce qui n’est pas transgressif, c’est de faire porter un orbe par une femme. Nombreux sont les portraits de reines qui en représentent un. Tout le monde connaît par exemple le portrait du couronnement d’Élisabeth Ière d’Angleterre conservé à la National Portrait Gallery. La reine y est vêtue d’habits brodés qui n’ont rien à envier au costume de torero. Une fois que l’on connaît la Torera d’Albarracín, on voit dans la main de la reine d’Angleterre, non plus son orbe, mais une cocotte-minute ! C’est la même sphère symbolique de la perfection, de l’absence de division. Par sa forme de globe surmonté d’une croix - comme la vis de la traverse du couvercle surmonte la cocotte -, l’orbe est symbole de la domination temporelle du Christ sur le monde et rappelle que le roi est le représentant de ce dernier sur la Terre.

Certes, métamorphoser un orbe en cocotte-minute constitue une parodie du pouvoir. Il s’agit d’une désacralisation qui introduit le corps, dans le cérémonial du pouvoir, par la référence à la nourriture quotidienne. Mais cette parodie alimentaire a déjà eu cours dans l’art espagnol ! Albarracín est dans la lignée de Vélasquez, qui, dans son Portrait de l’infant Baltasar Carlos avec un nain (vers 1631) fait porter au nain une pomme et un hochet, nouveaux types d’orbe et de sceptre, tournant ainsi le pouvoir en dérision. Albarracín est donc juchée sur les épaules de ce nain pour voir plus loin. Elle redonne à la pomme de Vélasquez ses couleurs bibliques en étendant par la cocotte-minute, objet de la différence des sexes, la parodie du pouvoir monarchique à la question du pouvoir et de l’égalité entre femmes et hommes. Elle devient le bouffon de Vélasquez, chez qui, comme chez tous les bouffons soutient Mikhaïl Bakhtine [8], tous les attributs royaux sont renversés. Le nain de Vélasquez, porteur d’un hochet-sceptre qui ressemble à la marotte des bouffons, rappelle qu’il ne peut être doté que de pouvoirs occultes ou indirects, comme les femmes, dont la quenouille est la marque de l’incapacité à détenir le pouvoir.

Mais dans le tableau de Vélasquez, il y a deux personnages là où la Torera est seule. L’infant tient en sa main droite le bâton de commandement et pose l’autre main sur le pommeau de son épée en signe de protection. La photo de Pilar est comme la fusion des deux personnages : la Torera est à la fois reine et bouffonne. Il s’agit du portrait de l’artiste au jour de son couronnement, ce sacre signifié sans ambiguïté par la présence de l’orbe, qui se fait aussi symbole de la différence des sexes par la forme de cocotte-minute qu’il a prise. Posant de trois-quarts, de manière à présenter la plus grande partie de sa personne royale dans ce portrait triomphal, Albarracín regarde ses sujets, ce qui est le signe des souverains protecteurs. Par cette attitude et les symboles du pouvoir agencés autour d’elle, la Torera hisse la question de l’égalité des sexes au rang d’objet politique et non pas seulement social ou identitaire. Ce faisant, elle devient une sorte d’allégorie de la question des sexes.

Or, ce processus d’allégorisation se fait autour d’une personne identifiable : Albarracín elle-même. Cela nous rappelle que tout portrait royal comporte à la fois la représentation de l’autorité du roi et une représentation de sa propre personne. Ernst Kantorowicz avait tiré de son observation duportrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, sa théorie des deux corps du roi : le roi symbolique qui ne meurt jamais, et le roi physique. Dans le cas de la Torera, le corps physique est celui d’une artiste, qui nous regarde pour nous rappeler qu’il faut interpréter. Peut-être possède-t-elle aussi les « clefs » de l’interprétation. En outre, cette artiste s’appelle Pilar Albarracín, elle est femme et vit quelque part. Elle n’est pas entourée des attributs de son art, mais elle a synthétisé dans cette image ses thématiques principales et ses sources d’inspiration : l’Andalousie, le genre, le féminisme, la mort, le combat politique. En se montrant en souveraine, elle participe à la revendication de noblesse de l’art. L’artiste est l’alter ego du souverain et prend part au débat politique.
Cependant, affublée de la cocotte-minute, Albarracín signifie aussi qu’elle n’est pas dans la même situation que les artistes masculins. Malgré la légitimité incontestable que lui accordent l’épée, l’orbe et sa position d’autorité dans l’image, elle reste soumise aux contraintes de son sexe. La différence des sexes et sa hiérarchie, ses discriminations, l’inégalité devant les tâches du quotidien, etc. perdurent dans le monde de l’art. La cocotte-minute nous le rappelle : avant d’arriver à l’atelier, Pilar a été retenue à la cuisine.

Mais c’est justement sur le chemin entre la cuisine et l’atelier qu’elle a eu l’idée de faire un sort admirable à la cocotte-minute : son traitement dans la Torera met cet objet concret au service de l’abstraction, au service de l’idée féministe qui, devenant supérieure à la personne qui la porte, se fait éternelle.

Notes

[1En Espagne : El País ; El Diario Montañés ; au Chili : Biobiochile ; en Irlande : Irish Times

[2El País, 25 mai 2014.

[3Geneviève Fraisse, Les Excès du genre. Concept, image, nudité, Lignes, 2014, pp. 43-63.

[4Denis Chevallier et al. (dir.), Au Bazar du genre. Féminin / masculin en Méditerranée, Éditions Textuel, 2013.

[5Sur la distinction à faire entre la question du genre et le combat pour l’égalité des sexes, voir les textes réunis in Pierre Bras (dir.), « Corps sexué, corps genré : une géopolitique », L’Homme et la Société, n° 203-204, 2017/1-2.

[6Annie Ernaux, La Femme gelée, Gallimard, 1981, p. 130.

[7On retrouve plus tardivement dans l’œuvre d’Ernaux un chaudron de sorcière : dans Mémoire de fille, les moniteurs et les monitrices de la colonie de vacances, lors d’une soirée fondue savoyarde, tournent « autour du chaudron » et dansent en changeant de partenaire « au coup du balai » : ces références aux sorcières surgissent au moment où la jeune fille ressent un « bonheur fou » quand le jeune homme abusif lui met la main dans la culotte. Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard, 2016, p. 71.

[8Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970, p. 367.