Vacarme 85 / Cahier

accueillir dans la langue

par

Quand une professeure de lettres se défait de sa science pour enseigner le français à ceux que l’exil a dépouillé de leur beau langage, il arrive quelque chose. Ce n’est qu’à se déplacer jusqu’à ce seuil de commune ignorance que tout s’enclenche : du dialogue de sourds à l’intelligence mutuelle, premiers pas en terre inconnue.

« Ô mes enfants nous ressemblons à des nautoniers qui, après avoir échappé à la fureur de la tempête, touchent déjà la terre, quand les vents les rejettent du rivage en pleine mer : ainsi, nous, cette terre nous repousse lorsque déjà nous tenions le rivage et nous étions sauvés ? Hélas ! trompeuse espérance, pourquoi es-tu venue réjouir mon cœur, puisque tes promesses ne devaient pas s’accomplir ? » — Euripide, Les Héraclides

J’ai longtemps enseigné les lettres dans un lycée parisien. Un de ces lycées que le rectorat appelle secrètement « de fond de secteur », que personne ne demande et qui scolarise ceux dont les autres établissements ne veulent pas vraiment, ceux qui ont raté une marche dans le système scolaire. Parmi eux des étrangers juste arrivés en France, depuis un an, ou guère plus, à peine francophones après un passage éclair dans une classe d’accueil. Année après année, y sont arrivés les rescapés de la violence du monde, guerre en ex-Yougoslavie, décennie sanglante en Algérie, conflits religieux au Sri Lanka, guerre en Afghanistan… Des enfants de très petits pays parfois dont j’ai cherché la localisation sur une carte d’Afrique ou d’Asie. Avec, mais aussi sans papiers, beaucoup, dont on découvrait qu’ils l’étaient en cours d’année, parce qu’ils avaient peur ou honte d’en parler et qu’ils ne venaient voir certains professeurs que quand ils avaient reçu une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Chaque année était une aventure imprévisible.

Par bonheur, pendant quelque temps, une petite équipe de professeurs engagés à RESF (Réseau Éducation sans frontières) a travaillé à soutenir, au jour le jour, les plus exposés à l’expulsion, avec le soutien d’un proviseur hors norme - j’allais dire hors des clous, sans doute en partie à cause de son histoire familiale. Il fermait les yeux sur leurs absences pour accompagner un de leurs élèves au tribunal administratif, persuadé à juste titre qu’ils rattraperaient leur retard. Mieux, quand les camarades de classe d’un expulsé potentiel voulaient les accompagner - cela s’appelle la fraternité - ce proviseur consignait pour sa hiérarchie cette petite manifestation comme « sortie pédagogique », sur le thème : « Éducation civique ».

En classe, il fallait tenter de comprendre, bricoler, inventer des barèmes de notation, expliquer que Dilara avait droit à son portable, pour avoir accès à un traducteur automatique, mais pas Émilie, ce qui provoquait des jalousies, d’interminables explications.

J’ai gardé longtemps, mais perdu dans un déménagement, le passage de Marguerite Duras que Samnang avait laissé dans un commentaire de texte : les marges en étaient saturées de mots minuscules, écrits en khmer, reliés par des traits aux termes trop nombreux et obscurs qu’il avait dû passer beaucoup de temps à traduire. Ces connexions anguleuses dessinaient des parcours enchevêtrés, des zigzags entre deux langues.

Je me souviens des devoirs de Liang, de plus en plus longs au fil de l’année, une demi-page en septembre, douze en mai, comme si ses progrès en français lui procuraient une jouissance, une ivresse d’expression grandissante, presque incontrôlable. J’en corrigeais longuement les fautes : avoir sous les yeux son affirmation dans la langue compensait le poids du temps passé à le faire. J’accueillais ses fautes comme une conquête.

J’hésite toujours un instant, depuis que j’ai appris à écrire, sur l’ordre des trois voyelles au centre du mot « accueil ». C’est pourtant un terme qu’on ne cesse de voir partout. Dans les supermarchés, aux urgences à l’hôpital, sur des banderoles. Souvenir de honte à Orly-Sud l’année dernière : la police des frontières a délimité, côte à côte mais séparément, deux longs parcours aux méandres anguleux : l’un pour les « passeports de l’Union européenne » et l’autre pour les « passeports extra-européens ». Trois guichets sont ouverts pour les premiers, qu’on franchit en quelques minutes, un seul pour les seconds, dont la file paraît interminable. Une femme enceinte s’y trouve mal, un vieux monsieur s’appuyant sur une canne semble demander en vain quelque chose, une priorité, ou seulement un siège. J’ai envie de penser que mon hésitation orthographique vient de là, de la quasi permanence d’une antiphrase dans la façon d’accueillir, c’est-à-dire de recevoir. Recevoir ? Accueillir : l’étymologie dit de *accolligere, de colligere, réunir, rassembler. Par un détour étrange, une espèce de pouvoir de divination de la langue, cela pouvait vouloir dire en ancien français « attaquer », « chasser », « jeter des pierres au bétail ».

Lorsque le désir d’enseigner encore m’a menée à Kolone, je ne savais rien de la didactique de la discipline du Français langue étrangère (FLE). Je savais au contraire me méfier de la déférence excessive au discours des didacticiens, qui imposent le cloisonnement d’étude par séquences, fondées sur des prérequis, des compétences et des performances, dans un souci de pédagogie scientifique. Année découpée en séquences, séquence en séances, séances en activités qui doivent changer toutes les vingt minutes, cours auto-zappant. Pas d’improvisation, d’indécision, de trouvaille, de temps pour la parole de l’autre. Plus d’imprévisible, d’inattendu. Cours bétonné, sans faille, sans trou, qui ne peut produire que normativité et conformisme, comme si on pouvait enseigner en quelque sorte sous anesthésie. Et déni du sujet, professeur comme élève. Travailler sur des textes qui deviennent des corpus, avec des corpus d’outils et de méthodes : plus de corps, abandon du désir dans un carcan techniciste.

Nous sommes ensemble dans un espace à demi nocture, plein de pièges et de secrets, que nous éclairons un peu au hasard.

Je ne suis pas soutenue par ces certitudes, c’est l’incertitude qui me tient, qui m’oblige. Des souvenirs, des expériences non théorisables.

Il y a une séparation fondamentale, comme ces murs qui les tiennent à l’écart, entre leur histoire, tourmentée et souvent tragique et la mienne, si protégée, et pourtant, les jeunes étrangers que je rencontre à Kolone me ramènent à l’état lointain de cette très petite fille excédée que je me souviens vaguement avoir été, un jour d’été, allongée et sanglée dans une poussette, éblouie par un soleil au zénith, qui bafouille maladroitement, troublée et furieuse de ne pas pouvoir faire entendre qu’elle voudrait ouvrir les yeux, regarder, mais qu’elle est aveuglée par la lumière. Ils me rappellent, même s’ils ne cessent de sourire ou de s’excuser, les - comment appeler cela ? - plus des lallations mais pas encore des mots de mon fils encore presque bébé dont la colère venait moins d’un mal être physique, d’une demande, ou d’un chagrin, d’une séparation, que de son impuissance à me dire quelque chose que je cherchais désespérément à comprendre. Ils me rappellent aussi mon malaise et ma honte à parler très imparfaitement une langue étrangère. Quelquefois, un peu partout autour de la Méditerranée, je m’entends avec déréliction parler très imparfaitement italien, à peine quelques mots de grec, me réfugiant ridiculement dans un anglais globish mêlé d’une sorte de lingua franca, comme si je braconnais sur une terre interdite. On peut parfois aimer, si on ne voyage que pour son plaisir, petite parenthèse vite refermée, à être perdue dans le bruissement d’une langue qu’on ne comprend pas, à n’écouter que son articulation, sa musique propre, à être protégée de l’inanité des phrases de tous les jours. Mais si on s’installe un peu, ne pas savoir parler la langue de l’autre, n’en saisir que des rumeurs, des débris d’énoncés, est un ébranlement, une perte, et peut induire une forme de soumission.

Il faut vraiment penser à tout cela, si l’on veut enseigner le français aux jeunes étrangers, se rappeler, se déplacer sans risque, changer de posture, se décentrer. Penser qu’après toutes ces frontières franchies, ces marches, ces démarches, ces détours, qui ont fait d’eux des adultes très matures, parfois avant l’heure, ils sont ramenés à la position d’infantes, étymologiquement, ceux qui ne savent pas parler. Ils vivent un décalage violent entre l’âge de leur corps et leur âge dans cette langue, comme s’ils retournaient à l’état humiliant de bébés, perdus dans la forêt de signifiants obscurs, et impuissants à exprimer leur désir. Comme s’ils devaient renaître, pour certains d’entre eux, après ce grand ébranlement d’avoir échappé à la mort. Cet écart douloureux, un langage enfant dans un corps d’adulte, est celui que vivent des adolescents dans une pièce très étrange de Marivaux, La Dispute : élevés depuis le berceau par des serviteurs qui les ont tenus à l’écart du monde dans une forêt, et ne leur ont enseigné que le strict nécessaire à la survie, ils vont à dix-huit ans découvrir successivement leur image dans un miroir, puis l’autre inconnu, le désir, l’amitié, la jalousie, le dépit, la haine, sans savoir les formuler. Ce qu’ils ne peuvent par dire avec les mots, ils le disent avec leur corps, se rapprochent, s’éloignent, se touchent, se tiennent la main, s’accordent, ou se désaccordent, comme on dit d’un orchestre.

« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir », dit Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Les jeunes étrangers sont des écorchés. Il leur manque de la peau pour se protéger et surtout pouvoir toucher l’autre. Les phrases qu’ils entendent ne sont que des bruits, ils n’en saisissent que des fragments opaques et ils ont le sentiment que celles qu’ils produisent sont in-sensées. Passer d’une langue à une autre, c’est tenter de transformer une extériorité radicale en intériorité.

Là encore moins qu’ailleurs, il ne peut s’agir d’être dans la position surplombante et autoritaire de celui qui sait, de jouer le maître. J’enseigne avec mes insuffisances, j’enseigne aussi mon insuffisance et d’abord à parler leur langue (penser à ce que signifie cette dissymétrie, dans la relation amoureuse, il y en a presque toujours un qui n’apprend pas la langue de l’autre). Je tâtonne, j’expérimente, je ne peux m’adosser à rien.

Parce que j’enseigne ce que je ne sais pas, ou plutôt ce que je n’ai jamais appris, ce qui s’est sédimenté en moi sans que je le sache. Les phonèmes « u » et « eu », par exemple, absents dans presque toutes les autres langues que la mienne. Ce sont pour eux les sons d’un autre monde, des sons impossibles à vocaliser pour qui ne les a pas entendus au berceau, qu’ils n’ont pas appris à produire, à mâcher. À repérer leur place dans le palais, avec la langue, les muqueuses, comme si une partie de leur corps se découvrait aussi à une altérité. Qu’ils devaient se fabriquer une nouvelle bouche. Je leur avoue que je n’ai jamais pu me faire une bouche anglaise, prononcer exactement les deux espèces de « th ». À la fin du cours, il y a toujours un temps ludique pour les délie-langue. Lorsqu’ils sortent dans la rue, ils continuent à vocaliser « Mais où es-tu tortue perdue ? » et les passants sourient.

Les manuels et les fiches qu’on trouve souvent sur internet — il faut bien se « former » un peu — sont une gifle dans la situation qu’ils vivent. Destinés majoritairement aux jeunes étrangers qui apprennent le français dans leur cursus scolaire, pour faire du tourisme, des études, ils proposent des activités, des « actes de parole » sans doute désirables mais hors de propos : réserver un hôtel ou louer un appartement, inviter à une fête, commander dans un restaurant, acheter un vêtement, envoyer une carte postale, et les illustrations, les supports sont souvent laids. Faut-il s’en tenir à ces situations (qui sont aussi celles que propose l’examen, le DELF — diplôme en langue française) ? Ou plutôt se permettre de s’affranchir de l’utilitaire, ne pas se résigner à n’enseigner que la réalité commerciale et économique, faire confiance à l’imprévisible des situations, des rencontres ? Il y a longtemps, un soir de mars froid, j’ai pu demander une couverture à la vieille femme qui me louait une chambre en Grèce, parce que je me suis souvenue d’un vers d’Homère appris par cœur en Seconde. Le quotidien s’accommode de ces détours invraisemblables. Ne rien s’interdire, même pour ces niveaux dits « de découverte », « de survie » : je n’y vois pas une injonction à bêtifier. On peut apprendre les prépositions de lieux avec une reproduction de la chambre de Van Gogh, le nom des animaux avec L’Arche de Noé de Jacob Savery, les négations avec un poème de Jean Tardieu. Le prosaïsme à tout prix, l’ancrage dans le besoin immédiat, ce qu’on peut appeler le réalisme, a parfois quelque chose de punitif, de méprisant, et d’idéologiquement insupportable.

Le français est une langue difficile, il faut commencer par le relativiser, leur dire ce qu’ils savent plutôt que ce qu’ils ne savent pas, et puisqu’ils sont majoritairement anglophones, ont cette compétence-là, commencer par un peu d’histoire : bien plus de la moitié du vocabulaire anglais est dérivé du français, en partie à cause de Guillaume le Conquérant. Ou en rire un peu : lorsque je dois leur apprendre quelque chose de compliqué, les possessifs, la place des adjectifs, je surjoue toujours la lassitude d’un geste, dos de la main passé sur le front, les yeux au ciel, et il leur arrive de reprendre ce gimmick. Devoir enseigner le genre des noms, ce que l’anglais ne discrimine pas, fait voir d’un autre point de vue la querelle récente concernant la féminisation des noms de métiers et l’orthographe inclusive. Quand le genre est le sexe, passe encore : vendeur, vendeuse, mais pourquoi la souris, mâle ou femelle ? Et quand il s’agit d’inanimé, l’arbitraire semble régner : le chou, la carotte, le soleil, la lune. Si l’on ne peut passer pour l’expliquer par l’histoire très mouvementée de la langue, jamais définitivement fixée - la preuve avec cette polémique -, faire apparaître sa profondeur historique, il faut se résigner à montrer sa part de caprice, de désordre, d’opacité. Cet arbitraire-là ne les révolte pas. Parfois même, pour certains, plus la maîtrise de cette langue semble inatteignable, plus elle est désirable, et paradoxalement consolante.

Je parle mal anglais, je dessine comme un pied, n’ai aucun don pour le mime — mais dois aimer un peu me ridiculiser en m’y essayant — : tant pis, tant mieux. Nous en rions. Nous sommes ensemble dans un espace à demi nocturne, plein de pièges et de secrets, que nous éclairons un peu au hasard. Nous communiquons dans ou par la maladresse, l’incertitude, l’approximation, le malentendu, je ne sais comment. S’agit-il jamais d’autre chose, même avec ceux qui parlent prétendument la même langue que nous ?

Post-scriptum

Catherine Henri est professeure de lettres et écrivain. Elle enseigne le Français langues étrangères à l’association Kolone et anime des ateliers d’écriture à l’association ParADOxes.