Vacarme 85 / Cahier

l’Impossible Michel Butel

par

Qu’il y ait un geste poétique à l’origine des journaux qui ont été créés par Michel Butel ne fait aucun doute pour personne, aussi anachronique, aussi folle, une telle incarnation de la presse parait-elle encore aujourd’hui aux yeux de tous. Mais c’est justement cette fantaisie, cette audace, et cette promesse de l’avenir, contenues dans cette poésie du journal renouvelée, qui fait saisir le manque décrit en creux par Sélim Nassib. Avec sa disparition, l’hommage qui lui est rendu aujourd’hui dit avec force, aussi, la tristesse de ce qui n’est plus.

En guise de condoléance, la langue arabe dit : « Que le reste soit dans ta vie », signifiant (à peu près) : « Ce que le disparu n’a pas eu le temps de vivre, c’est à toi maintenant de le vivre à sa place » - et aussi : « C’est à toi de poursuivre ce qu’il n’a pas achevé ». Mais dans le cas de Michel Butel, on reste un peu perplexe devant cette injonction, tellement ce qu’il a fait (et n’a pas fait) semble lié à sa personne et à nulle autre. Et si l’on veut dire quelque chose de lui, on réalise qu’il l’a déjà dit lui-même, et bien mieux, qu’il l’a dit sans le dire, faisant sentir en creux l’ombre de ce qui lui était indicible. Il était comme ça. À l’âge de trois ou quatre ans, déjà fasciné « par les mots, les phrases et l’encre noir », il mettait sa main sur les grands titres des journaux et apprenait à lire avec les doigts. « Je n’ai jamais décidé ce que je ferai, je le savais depuis toujours ». Il est donc devenu ce qu’il était, et, en dépit de la difficulté, il a tout de même écrit, réussissant à chaque fois, échouant à chaque fois, devenant (je le cite) « la bête folle encagée (…) pleurant de honte contre les grilles du langage ».
À lire ses mots, on pourrait le croire affreusement tourmenté, c’est sûr qu’il l’était, mais en même temps formidablement joyeux et amoureux de la vie. Une chose et son contraire. La dernière année, contraint de rester chez lui en raison d’épouvantables douleurs et ennuis de santé dus principalement à un asthme sévère, il vous accueillait avec un bonheur et un plaisir impossibles à ne pas partager. Nous avions institué un rituel, lui et moi. Avant de monter dans son petit appartement de la rue de Turenne, j’achetais dans un restaurant voisin des steaks tartare avec deux belles portions de frites, et il mettait pour moi une bouteille de vin blanc au frais — lui-même ne buvant que du cidre rosé. Avec quel appétit il mangeait ! — mais appétit n’est pas le mot : il se délectait littéralement (du steak tartare mais aussi de la discussion politique, des fous rires, des verres entrechoqués) avec un enthousiasme et une jubilation enfantines, c’était toujours la première fois. Comme on dit en arabe : « Il connaissait la saveur de sa bouche » - et aussi celle de l’amitié.

Il lui a fallu ruser, mentir, raconter à un financier que le président de la République lui-même désirait ce journal, dire à Marguerite Duras que Mitterrand voulait faire un entretien avec elle.

Au fond, cette saveur des choses qui ne saurait mentir lui était indispensable dans tout ce qu’il entreprenait, il lui fallait la reconnaître dans ses papilles, sinon ce n’était pas la peine. Il sentait de façon presque sensuelle le livre qu’il voulait écrire, celui qu’il n’a jamais cessé et jamais fini d’écrire, le livre qui contiendrait miraculeusement tous ceux qu’il portait en lui, le seul qui dirait « le monde merveilleux où les questions n’ont jamais de réponse ».
Ce n’était pas un livre irréel pour autant. À l’âge de 18 ans, il était très sérieusement allé trouver Jérôme Lindon des éditions de Minuit pour lui proposer un ouvrage qui serait à la fois poème, livre politique, pièce de théâtre et roman… On imagine la tête de Lindon. Sorti de là, Michel comprend qu’il ne trouvera pas d’éditeur pour son grand projet et se promet aussitôt de ne plus rien publier de son vivant. Il comprend aussi que le journal qu’il a en tête, son autre grande passion, sa passion principale, ne trouvera pas davantage de financement. Parce que ce journal, tout comme le livre avant lui, ne ressemble à rien de ce qui existe : il ne se préoccupe ni de l’air du temps ni du goût des éventuels lecteurs. Par définition, il n’obéit pas à la logique de la demande (« Qu’est-ce qui plairait ? ») mais à celle de l’offre (« Qu’est-ce que moi et mes amis avons envie d’écrire ? »). On voit d’ici la tête des financiers et des annonceurs. Qu’importe ! Tel était le pari de Michel : monter de toutes pièces, et toujours recommencer, un journal impossible - mais qu’on réalise quand même. Ou plutôt : un livre, un journal presque impossibles, et tout est dans le presque, dans le mouvement tendu inlassablement vers cette seconde miraculeuse où les choses adviennent contre toute attente, et les mots impossibles à dire sont dits, et le miracle se produit, et le journal est entre nos mains, un journal autre, L’Autre journal.

Monter ce genre de coup et inventer toutes sortes de stratagèmes était probablement ce qu'il aimait le plus - c'est sans doute cela qui lui donnait la sensation d'être en vie.

Mais comment le monter, le financer, payer ceux qui y travaillent ? Là débute la partie la plus excitante de l’aventure - et pour tout dire la meilleure pour lui. Il lui a fallu ruser, mentir, raconter à un financier que le président de la République lui-même désirait ce journal pour des raisons politiques, dire à Marguerite Duras que Mitterrand voulait faire un entretien avec elle et dire l’inverse au président, bref inventer à la limite de l’escroquerie, « monter un coup » exactement comme le ferait une bande de malfaiteurs - à la différence que l’argent récolté était destiné au lancement d’un journal à nul autre pareil. En 1976, l’une des premières tentatives de financement de ce genre avait d’ailleurs trouvé son épilogue dans une banque de Genève où Michel s’essayait à un braquage (à main armé) - avant d’être arrêté et envoyé en prison. Pour s’aider à en sortir, il acceptera de rompre le serment qu’il s’était fait de ne rien publier de son vivant. Son premier roman, L’Autre amour, publié au Mercure de France, décrochera (« sur un coup de pot ! ») le prix Médicis. « Ça a tout de même changé beaucoup de choses, raconte-t-il, parce je sortais de prison à la suite d’une histoire pas très racontable ». Toujours est-il que monter ce genre de coup et inventer toutes sortes de stratagèmes était probablement ce qu’il aimait le plus - c’est sans doute cela qui lui donnait la sensation d’être en vie. Mais une fois le financement assuré, quel journal faire ? Il n’en savait rien, ou alors pas grand-chose. Sa seule « ligne » était de rencontrer en tête à tête des amis, des êtres singuliers, des personnes qu’il appréciait (que ce soit Gille Deleuze, John Berger, Marguerite Duras ou un inconnu qu’il trouvait spécial) pour leur demander d’écrire ce qu’il n’avaient jamais écrit et de faire ce qu’ils ne savaient pas faire. Moi-même qui était journaliste politique à l’époque, il m’avait confié deux pages où je pourrais écrire chaque mois en toute liberté « ce que j’avais envie » - sauf des analyses politiques ! Mais de quoi donc avais-je envie au juste ? Je ne m’étais jamais posé la question, il me fallait donc réfléchir et inventer. Et c’est comme ça, grâce à lui, que j’ai quitté le journalisme pour commencer à écrire des nouvelles puis des romans.
Mais si lancer un journal l’excitait, le gérer finissait toujours par l’ennuyer. Il était comme ces maçons qui adorent construire des maisons mais ne supportent pas d’y habiter. Une fois qu’il les avait bien établis, il travaillait secrètement (plus ou moins consciemment) au sabordage de ses propres titres, de L’Autre journal à L’Impossible en passant par Encore ou L’Azur, afin de pouvoir recommencer une nouvelle fois ! Car le manque qui le dévorait ne lâchait jamais prise, l’obligeant à poursuivre sans relâche ce mystère impossible à percer qui le maintenait en vie, ce mystère, « le cœur de l’énigme », dont il disait qu’il ne pouvait l’approcher qu’en rêve, « avec la grâce de ceux qui ne cherchent rien ».
Michel est maintenant enterré au cimetière de Bagneux, à quelques mètres de son grand-père, Nahoum Manzon, qu’il vénérait. Avant même d’apprendre à lire et écrire, il avait commencé sa vie avec ce grand-père, caché avec lui dans une ferme tenue par des Justes pour échapper aux nazis. Parlant de cette période muette de son enfance, il écrit : « Je me bouchais les oreilles, j’étais sourd à toutes les langues, à toutes les paroles, le polonais me désespérait, le russe aussi, le yiddish aussi, le français pire encore, je voulais juste le silence, être seul, enfant qui attend des nouvelles d’un peuple de morts ». Après la guerre, il aurait voulu rester avec ce grand-père adoré, mais ses parents s’y sont opposés. Vivant encore quelques temps avec lui, il l’accompagnait à la gare de Cormeilles où il devait prendre le train : « Nous avions deux longues heures à rester ensemble et attendre, seuls. Il ne parlait pas. Il posait sa main énorme sur la mienne très petite. Il disait de temps en temps : “Ah ! Michel !” Je me souviens de ses larmes, ce n’étaient pas les larmes d’une douleur récente, ni les larmes d’une mauvaise nouvelle. Non, c’étaient les larmes de notre amour réciproque que la vie contrariait, empêchait. Il me disait : “Ah ! Michel !”, je crois n’avoir jamais rien répondu. »
Michel a été le fils de ce silence-là. Sa longue quête, la mission impossible qu’il s’était lui-même donnée d’écrire « pour donner, comme un messager survivant, des nouvelles aux vivants », ont sans doute leur racine dans ces quelques années d’enfance qui l’ont chargé à vie.
Rue de Turenne, il a levé le nez de son steak tartare pour dire que, vu ce qui se passait dans le monde, il était grand temps de lancer un nouveau journal (nous étions deux ou trois semaines avant sa mort). Mi-sérieux, mi-rieur, il a ajouté qu’il avait l’intention de se présenter aux prochaines élections et m’a demandé si j’accepterais d’être sur sa liste — ce à quoi j’ai répondu que oui, évidemment. Il a crié : « Place aux vieux ! » et s’est mis à rire de toute sa carcasse, il a ri d’un rire joyeux, espiègle, éperdu… jusqu’à perdre haleine. Et j’ai ri avec lui, oubliant moi aussi que, cinq minutes plus tôt, il hurlait de douleur.
Il hurlait, il riait.
Il était le plus doux des hommes, il explosait en tempêtes d’indignation.
Il n’était pas seulement vivant, il était à vif.
Il était comme l’éclat provoqué par le choc de deux pierres contraires.
À chaque fois, quand on finissait de manger et de boire, je descendais, j’enfourchais ma moto et je levais les yeux. Il était toujours là, à sa fenêtre, au premier, pour faire un dernier signe de la main et dire au revoir. Il faisait ça avec tous ses visiteurs. Il restait à nous regarder nous éloigner jusqu’à ce qu’on ait disparu.

Post-scriptum

Journaliste et écrivain né à Beyrouth, Sélim Nassib a régulièrement participé à L’Autre journal au début des années 1990 et à L’Impossible une vingtaine d’années plus tard.