Vacarme 85 / Cahier

adversité extrait/ 2

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« Jamais roi ne put assujettir ce peuple indompté, jamais nation étrangère ne se vanta d’avoir foulé son territoire, et jamais contre lui les guerriers d’une terre voisine n’osèrent marcher ni tirer le glaive. Il fut toujours sans maître, indépendant et redouté. Ses lois sont libres et sa tête se lève avec orgueil. »
— Alonso de Ercilla Y Zuniga, L’Araucana (XVIe siècle)

Le bébé avait vagi toute la nuit. En se redressant, Joséphine aperçut sa main minuscule ployée comme une fleur au-dessus du corps de sa mère, les deux dormaient profondément. Elle enjamba les jumeaux lovés l’un contre l’autre le souffle imperceptible, aussi légers dans leur sommeil que des animaux dont les yeux s’ouvriraient comme des phares à la moindre alerte. Évoluant dans la pénombre elle formula une supplique intérieure pour ne pas faire un bruit qui risquât d’éveiller les dormeurs encombrant la pièce, poussa une porte qui s’ouvrit silencieusement, merci mon Dieu ! chuchota-t-elle. Arrivée à la nuit tombée elle avait oublié la configuration de l’appartement, ou l’avait mal saisie, ou les rêves agités de la nuit l’avaient déjà modifiée en lui faisant pousser des ramifications et en le dotant de proportions qui l’induisaient en erreur ce matin - d’ailleurs le jour était-il vraiment levé, il n’y avait pas moyen de savoir l’heure, où suis-je où suis-je chantonna-t-elle, puis les persiennes striées de lumière confirmèrent d’un coup le petit jour. Autant qu’on pouvait en juger c’était le bleu dense du crépuscule repoussant en toute hâte la nuit.

La pièce où elle se trouvait, vaste, tenait lieu de cuisine car l’un des murs était flanqué d’un évier et d’une gazinière, une grande table en constituait presque tout le mobilier, avec quelques chaises éparpillées et un buffet. Quelqu’un venait de la quitter car flottait une odeur de café, providentielle. La cafetière fumante s’offrait sur la gazinière, Joséphine se servit dans une tasse propre laissée sur la toile cirée de la table. Elle n’osait cependant pas s’assoir - si quelqu’un entrait, par exemple celui qui avait préparé ce café, ne serait-il pas surpris, même choqué de la voir assise tranquillement prenant son petit-déjeuner comme si elle le faisait chaque matin et ne serait-il pas en droit de s’exclamer avec ironie : faites comme chez vous ! Que répondrait-elle ? Elle avalait son café un peu vite, aux aguets, achevant de se réveiller, des voix lui parvenaient à présent, prises dans une discussion animée. Cela venait-il de la porte opposée à celle de la chambre où elle avait dormi ? Cependant le son était étouffé. L’appartement se continuait-il au-delà de cette porte ? Elle se souvenait d’avoir monté deux étages, les paliers étaient très larges, cela l’avait frappée, on aurait pu y dresser un grand lit, au milieu des plantes sombres qui les colonisaient - quelle drôle d’idée, se reprit-elle, d’élire domicile sur un palier, entre deux volées d’escaliers et dans le passage continuel des occupants de l’immeuble, c’est pourtant ce qu’elle avait distinctement pensé la veille au soir. Ces paliers fantastiques ouvraient sur des couloirs tout aussi vastes, faiblement éclairés. Ils en avaient suivi un avant de pénétrer dans l’appartement, elle ne se souvenait plus dans quelle sorte de pièce car à ce moment-là il y avait eu aussitôt plusieurs personnes autour d’elle, une petite assemblée réunie pour un événement extraordinaire, dont elle était peut-être le centre. Très vite ils avaient été dans cette cuisine, songea-t-elle, car on avait poussé devant elle une assiette avec une énorme tranche d’une sorte de biscuit de Savoie, aérien, nappé de sucre glace, elle n’avait pas du tout faim mais le gâteau avait fondu dans sa bouche comme un délicieux nuage, un arôme tout à fait indéfinissable s’était répandu dans son palais, qui la nuit lui était revenu suavement sous la langue à chaque fois qu’elle s’éveillait de son mauvais sommeil.

De la musique interrompant soudainement les voix lui fit comprendre tout à coup qu’elles provenaient de la télévision. Un poste de télé était allumé quelque part dans cet appartement ou dans un autre, peut-être devant personne. N’était-il pas très tôt encore ? Peut-être l’avait-on laissé allumé toute la nuit, comme c’était l’usage à la réception du Victoria. À cette pensée, Joséphine s’affaissa sur une chaise en gémissant - la certitude d’avoir définitivement quitté l’hôtel déferlait sur elle en cet instant, elle se vit chuter indéfiniment dans un escalier obscur, sans que quiconque puisse esquisser un geste pour la retenir. Puis elle jugea son désespoir ridicule : n’avait-elle pas trouvé hospitalité ici-même, grâce à la diligence de Roccio, qui avait prouvé qu’elle était son alliée ? Cet appartement semblait grand, elle y vivrait plus confortablement que dans la minuscule pièce attenante à la buanderie où la réceptionniste du Victoria l’avait dissimulée à partir du jour où avait pris fin la réservation de sa chambre et où il fallait sans cesse échapper aux yeux de la Direction, mais aussi des clients qu’elle avait fréquentés et qui n’auraient pas compris, oh non, n’auraient rien compris à ce qui arrivait, aussi amicaux et même empressés se fussent-ils montrés auparavant. Cependant, cependant, même dans la chaleur et l’humidité étouffante de la buanderie, dont on ne pouvait s’extraire que très tôt le matin ou à la tombée de la nuit lorsque toutes les femmes de chambre avaient quitté l’hôtel - et en rasant les murs, le cœur battant, en étant condamnée alors à errer au hasard par-ci par-là jusqu’à l’heure du retour sur l’étroite couchette, où elle se nourrissait à la hâte des mets qu’on lui faisait parvenir des cuisines - même avec tous ces désagréments, n’était-il pas plus rassurant de demeurer clandestinement à l’abri du Victoria, plutôt que de se retrouver livrée à des inconnus dans un quartier de Minos, cette ville au sujet de laquelle couraient perpétuellement les rumeurs les plus affolantes, cette ville où, lui aurait-on laissé le choix, jamais elle n’aurait mis les pieds, dont l’existence, avant ce funeste voyage, ne lui était rien, cette ville dont on voyait bien, après quelques jours seulement, qu’elle avait cédé de longue date à l’emprise de la forêt et dont le destin n’était que déliquescence, où toute volonté avait tôt fait de se muer en son contraire, soumis que l’on était à des puissances qui n’avaient ni nom ni figure ?

Elle sursauta. Les jumeaux s’étaient glissés dans la pièce et la regardaient, hilares.

***

Que savait-on exactement ? Qu’avait-on vu ? Certes il y avait plusieurs dizaines de spectateurs, et ils étaient nombreux à tenir braqués leurs caméras ou leurs téléphones sur l’arène où se déroula le drame, mais ce n’était pas cela qu’ils regardaient ou qu’ils filmaient et il faut bien dire que l’événement se produisit en toute discrétion. Il avait fallu que l’un des danseurs trébuchât sur le corps de l’homme pour que les choses commencent à se désorganiser et à apparaître dans leur sidérante étrangeté, tellement déconcertantes que les commentateurs semblèrent balbutier, répétant en boucle les mêmes phrases qui formaient un nouveau cercle autour des faits. Même si dans la publicité que l’on donna à l’événement des significations lui furent bientôt attribuées, dans l’intérêt de tel ou tel et afin de produire un récit satisfaisant, à la vérité toute interprétation était vouée à l’échec.

N'était-il pas plus rassurant de demeurer clandestinement à l'abri du Victoria, plutôt que de se retrouver livrée à des inconnus dans un quartier de Minos ?

Le spectacle touchait presque à sa fin et les danseurs, ruisselants, à force de mimer la transe ou en raison, pour certains d’entre eux, des substances diverses qu’ils absorbaient avant d’entrer en scène, évoluaient dans un état second. Leur cadence hypnotique les hypnotisant à moitié, par éclairs ce qu’ils mimaient devenait réel, leur rêve triomphait du décor, faisait sombrer les rangées de touristes excités et assourdissait la rumeur de la foule ou peut-être faisait d’elle la rumeur du fleuve, du vent dans les plus hautes branches de la forêt, du vol lourd des urubus, du chœur regretté des ancêtres, par instant la puissance des percussions s’imposait et fabriquait une cérémonie. Mais c’était fugace car les hommes n’étaient pas ensemble, un essaim de pensées et de préoccupations personnelles rayait leurs perceptions et les séparait, seule la cadence comme un ruban invisible maintenait leurs corps unis. À présent le soulagement de la fin les transportait, les musiciens se hâtaient presque joyeusement.

Personne n’avait vu entrer l’homme qui était parvenu silencieusement jusqu’au centre du cercle, la teinte de son corps presque nu le confondant avec ceux des danseurs, ceux-ci le découvrant dans un même mouvement décidèrent aussitôt d’ignorer sa présence afin de s’acquitter au plus vite de leur prestation. Puis il s’effondra, l’un d’eux trébucha sur son corps ce qui entraîna une suite de chutes et une grande confusion. Beaucoup dans le public éclatèrent de rire en applaudissant, croyant à une farce qui venait clore avec à propos un spectacle somme toute un peu répétitif et presque éprouvant. Sur les petites vidéos qui ont circulé ensuite on ne voit jamais l’homme s’affaisser car le cercle des danseurs est trop serré, les plumes et les objets rituels qu’ils brandissent cachent le centre de la piste.

— C’est un Zarokan, répétait Michel en écarquillant les yeux Je n’arrive pas à comprendre comment un Zarokan a pu se retrouver dans un endroit pareil !

Depuis l’arrivée de l’homme aux urgences de San Juan Nepomucène, quelques jours plus tôt, l’infirmier était bouleversé et refusait farouchement de répondre aux questions de la petite meute de journalistes qui rodait dans les couloirs de l’hôpital.

Il était exceptionnel de rencontrer un Zarokan vivant, il s’agissait des Indiens les plus disséminés, les plus fuyants et les plus terrifiés de la Selve. Ils n’avaient aucune résistance aux maladies et finissaient précocement, emportés par un tourment de l’âme ou du corps, cela ne faisait pas de différence. Ce sont de grands mélancoliques, confiait Michel à Joséphine, qui se suicident en se plantant une épine de chambira aux tempes ou dans le cœur, et c’est pourquoi il peut arriver de trébucher par hasard sur un de leurs cadavres, à condition de s’être aventuré profondément dans la forêt, et d’avoir marché en dehors des pistes. C’est très rare.

Il était exceptionnel de rencontrer un Zarokan vivant, il s'agissait des Indiens les plus disséminés, les plus fuyants et les plus terrifiés de la Selve.

L’homme qui avait pénétré le cercle chamarré des danseurs se produisant ce jour-là, comme chaque vendredi, sur la grande place de terre rouge du village folklorique bâti à la sortie de Minos, avait bien une épine de chambira plantée dans le cœur, sur laquelle ses doigts étaient restés crispés si fortement que le médecin urgentiste avait envisagé un instant de lui couper la main pour en finir, tant cette situation de sauvetage était déjà absurde. La mort accourait avec le poison qui se répandait comme une ombre bleue sur le corps de l’homme pendant le trajet en ambulance, la mort continuait de voleter, impuissante, dans la salle de réanimation où il était entubé, sa peau désormais couleur de terre grise, ses pieds et ses mains noircis.

Le poison avait atteint tellement de parties vitales que l’homme était déjà mort en vérité, mais la publicité donnée immédiatement à toute l’affaire avait piégé la direction de l’hôpital. Michel avait invité Joséphine au réfectoire de San Juan Nepomucène, il parlait avec une colère sourde tandis qu’elle engloutissait son poisson frit. Dans le contexte actuel, il fallait faire croire qu’on se préoccupait du sort des Indiens, deux organisations autochtones importantes s’étaient exprimées, le suicide en public était un symbole fort, le Zarokan serait discrètement débranché dès que l’attention aurait baissé. Le coma artificiel coûtait une fortune mais on était terrifié à l’idée de nouvelles émeutes dans le département du Lorezo. Spectacle, spectacle ! s’écria l’infirmier en repoussant son assiette à moitié pleine.

Avant de sortir ils firent un détour par le service de réanimation. Par une vitre, Joséphine regarda : au milieu d’un appareillage imposant l’homme gisait minuscule, presque noir de peau sur le drap vert. Parmi l’enchevêtrement de tuyaux elle vit nettement la mort lovée comme un serpent sur sa poitrine, les yeux clos.