Vacarme 85 / Cahier

des films que personne ne prévoit entretien avec François Caillat

Maxence Voiseux est un jeune cinéaste. Au travers d’une série d’entretiens à paraître dans les prochains numéros, il sonde ce qui peut être dit du documentaire. Il interroge ainsi les termes de cette « profession » à un moment où elle change profondément et où lui-même s’apprête à l’embrasser. C’est un choix qui ne se fait pas à la légère tant il y a là une pratique qui engage souvent toute une vie, un mode d’existence et qui s’inscrit à l’intersection de plusieurs industries, de plusieurs champs, de plusieurs marchés : le cinéma, l’audiovisuel, l’art contemporain et le web, mais aussi la dramaturgie et les arts vivants. Pour le premier épisode de cette chronique « Profession documentaire », c’est avec François Caillat que la conversation s’est engagée, auteur de portraits d’intellectuels et de films-essais, impliqué dans la vie documentaire à travers des associations comme Nous sommes le documentaire, ou Addoc.

Comment le glissement des études universitaires en philosophie vers le cinéma s’est-il opéré ?

Rien de me prédestinait au cinéma. J’ai fait des études de philosophie, je ne rêvais pas d’être réalisateur, mais j’ai eu la sensation que je pouvais marier un certain nombre d’aspects de mon existence en faisant du cinéma : des éléments théoriques, qui venaient de mes études, et d’autres plus sensibles, de l’ordre du désir. Je le voyais presque comme un patchwork ou une organisation possible de multiplicité. J’avais envie d’avoir toutes les vies à la fois. Dans un monde qui spécialise les gens, qui les minimise sur un poste ou sur une activité, je l’envisageais comme une richesse !
Après mon agrégation de philosophie, j’ai commencé à enseigner puis j’ai démissionné de l’Éducation nationale. Sans savoir comment je m’y prendrais, j’ai donc démarré en autodidacte. J’ai tourné des films tout seul, en caméra Super 8 et sans budget. Aujourd’hui, je peux en parler plus tranquillement mais j’ai tout de même passé des années extrêmement difficiles pendant lesquelles personne ne m’a tendu la main. Cette persévérance m’a beaucoup servi par la suite. Je dis souvent à ceux qui veulent commencer à faire des films que la première qualité, c’est certes le talent — même si c’est un paramètre très variable — mais surtout la détermination, la pugnacité : il faut être capable de durer.

Extrait Bienvenue à Bataville

« Ce soir, je pense avec fierté à mon œuvre. Je voulais façonner un homme nouveau. Une cité idéale. J’ai fait sortir une ville entière de mon cerveau. Musique ! Vous avez vu ça ! Bataville ! Une ville à mon nom ! Bata, les chaussures Bata, vous connaissez ? Je suis sûr que c’est votre marque préférée. Et bien c’est moi ! Thomas Bata, le fondateur ! C’est pour vous tous que j’ai inventé Bataville. Je l’ai fait jaillir comme ça ! Pschitt ! Au fin fond de la Lorraine ! En plein milieu d’un bois ! Vous ne voyez rien ? Ah oui c’est malheureux, il n’y a plus rien. Disparu Bataville ! Mais si vous voulez je peux vous la reconstruire, comme autre fois ! L’usine ! La cité prospère ! Allez, on y retourne ! »

Votre film Bienvenue à Bataville (2008) a engagé un budget important pour le cinéma d’auteur. Comment ce projet s’est-il construit ?

Bienvenue à Bataville est l’histoire des chaussures Bata dont l’usine, très emblématique de l’industrie française, a prospéré entre les années 1930 et 2000. C’est l’histoire d’un projet industriel paternaliste reposant sur une pseudo adhésion des salariés à l’entreprise, une sorte de « famille » dans une petite bourgade de Lorraine, où s’est installé Thomas Bata, qu’il a nommée Bataville. Dans cette petite bulle, tout le monde devait être heureux. Plutôt que de faire une critique extérieure de cette utopie patronale — ce qui me paraissait trop facile — je me suis dit que j’allais raconter cette histoire du point de vue de son fondateur. Son récit serait si extravagant que le système se démolirait de lui-même. Donc Bataville est présenté par Thomas Bata lui-même — à la manière d’un bateleur sur la place du village — qui nous vante pendant quatre-ving-dix minutes tous les mérites de son installation : son usine magnifique et fleurie, sa cité merveilleuse où vivent les employés, les sports mis à disposition de chacun, le bal du samedi, etc. Il y a ici tout pour vivre heureux ! On naît Batavillois, ou Bataman, on travaille et on meurt au même endroit. Avec ce film, je voulais dynamiter le système.

Bienvenue à Bataville (2008)

Bienvenue à Bataville est un projet collectif avec tous ses habitants. Quand j’ai cherché de l’argent pour le faire, je me rappelle avoir écrit dans ma note d’intention que je voulais tourner un documentaire en studio. Ce n’est pas une fiction, mais c’est une « mise en fiction ». Le rôle de Thomas Bata est joué par un comédien, et sa voix-off vient guider tout le récit, mais le film est tourné avec les vrais habitants de Bataville à qui je propose de rejouer leur propre rôle. Je les mets en scène à travers des lieux où ils ont travaillé, mais ce qu’ils racontent n’est pas écrit : il n’y a ni scenario, ni dialogue, ils racontent simplement ce qu’ils ont vécu. Plutôt que de faire une collection d’interviews, j’ai voulu “refabriquer” l’univers de Bataville dans toute sa splendeur. Ils revivent l’époque des années 1950-60, où ils étaient heureux dans leur bulle. Je voulais assumer le fait que tout était fabriqué. C’était un mélange de deux formes et surtout un pari un peu particulier.

Le contrat passé entre le filmeur et le filmé, entre le réalisateur et les personnes filmées, les personnages est toujours intéressant dans le documentaire. Pourquoi les gens ont-ils accepté de participer à ce film ?
Cela s’est fait par périodes successives, pendant trois années. J’ai décidé de faire ce film au moment où l’usine avait périclité. Le système s’était effondré. Ce n’était donc pas évident d’arriver pour raconter une histoire qui s’était très mal terminée. Je venais sur des plaies encore à vif. Même si mon projet était de raconter cette histoire en la démontant, en la critiquant, il fallait la remettre en selle. Peu à peu, les Batavillois se sont sentis impliqués parce qu’on refabriquait ensemble leur monde disparu. Et si, au début, j’étais moyennement bien accueilli, j’ai fini par me faire de vrais amis. Disons que le meilleur souvenir de tournage de ce documentaire est une expérience partagée, très forte, à travers le prisme du travail. Je demandais parfois un effort très technique : de longs travellings, des entrées ou des sorties de champ très précises que l’on demande normalement à des comédiens professionnels ! Certes il fallait recommencer la prise plutôt quinze fois que deux, mais ils le faisaient le mieux qu’ils pouvaient. Et à la fin, c’était beau et même parfait. Dans le travail documentaire, je crois qu’on peut tout demander aux gens à partir du moment où on leur montre qu’on est très exigeant et qu’on vise un travail de qualité. Si on a cette exigence, les gens vous donnent le meilleur d’eux-mêmes !

« Être réalisateur est d'abord une position : au carrefour de rencontres que vous allez assembler pour faire un film qui n'était pas prévu et que personne n'avait l'intention de faire. »

Les personnages jouent ici leur propre rôle, mais sous votre direction. Comprennent-ils dans quoi ils s’engagent ?

Vous soulevez un problème intrinsèque au documentaire. Trahit-on les personnages quand on fait des films sur eux, ou comme ici avec eux ? Pour ma part, je crois qu’on les trahit toujours un peu. En effet, le tournage est une somme d’imprévus, et le montage bouleverse encore le projet. Personne ne détient la maîtrise de bout en bout, mais à Bataville, les gens m’ont fait une confiance extraordinaire. En effet, l’histoire que j’étais en train de raconter les mettait en valeur et les desservait aussi ! Je les dirigeais dans des saynètes où ils apparaissaient à la fois heureux et aliénés. Je leur montrais qu’ils avaient joué le jeu du patron, qui leur donnait beaucoup (un logement, des loisirs, un bon salaire…) Mais ils se retrouvaient dévoués corps et âme à Bata. Dans le film, je leur faisais donc rejouer ce jeu ambigu, et ils l’ont bien compris.

Vous avez pu dire : « je ne me sens même pas réalisateur de films, je cherche seulement une expression possible à des états qui sont les miens ». Cinéaste ne serait-il donc pas un métier ?

C’est un métier au sens où on peut en vivre — ce qui est mon cas, mais je ne sais pas si je sais mieux faire aujourd’hui qu’il y a trente ans. Je sais probablement mieux gérer l’imprévisible. Si je n’y pense pas comme à un métier c’est parce qu’il ne s’apprend pas comme un autre. Au départ, être réalisateur, c’est une position et un désir très fort de faire des films. Il ne s’agit pas de maîtrise mais de la fabrication d’une équipe, presque d’une famille, le temps d’un film. Être réalisateur, c’est être une courroie d’entraînement pour tous ces gens, il faut l’énergie pour les mener, et plus encore que le savoir-faire, il faut donc conserver cette étincelle ou cette flamme. Être réalisateur est donc une position au carrefour de métiers ou de rencontres : producteurs, techniciens, comédiens et protagonistes, que vous allez assembler pour faire un film qui n’était pas prévu et que personne n’avait l’intention de faire.

Vous décrivez plus qu’une position : une vision.

Voilà. On se donne un cap ! Mais on est très menteurs évidemment. Il faut promettre monts et merveilles. En tant que réalisateur, vous n’êtes pas plus convaincu que quiconque que le film va être réussi. Les plus grands réalisateurs ont raté certains films. Il faut faire un pari. On entraîne les gens sur un rêve. On leur dit ça va marcher et en général, ça marche. C’est toujours drôle de voir comment tout le monde se prête à cette mystification que j’aime beaucoup. Chacun rentre dans ce jeu — y compris le producteur qui cherche de l’argent pour un film en sachant qu’il prend le risque d’un flop terrible.

Travailler sur une matière comme le réel qui ne s’arrête jamais signifie que l’on peut travailler sans jamais s’arrêter. Quel équilibre avez-vous trouvé avec votre vie personnelle ?

Mon travail, c’est tout le temps, mais j’ai toujours voulu lier ma vie personnelle et professionnelle. Pour moi, c’est une manière de vivre plus qu’un métier. Je le vois comme une position dans le monde. Ça ne veut pas dire qu’il faille renoncer à tout, je suis marié et j’ai élevé quatre enfants ; ma vie de famille a été très importante. Les gens avec qui je vis sont embarqués et impliqués dans une aventure qui est la mienne. Moi, j’aime beaucoup l’idée de travailler collectivement, en famille. La plupart de mes films, je les ai faits avec ma femme et j’ai souvent fait jouer mes enfants dedans. Je suis un peu capitaine Fracasse et j’aime bien ce côté artisanal et familial.

L’Affaire Valérie (2004)

Quelques années plus tôt, en 2004, vous nous embarquez dans un camion. Devant nous, on devine les Alpes. Il y a un soleil qui perce les nuages, une lumière un peu blafarde et puis on entend les camions au loin. On est sur l’autoroute, c’est le début de L’Affaire Valérie.

Extrait L’Affaire Valérie

« Je suis déjà venu ici il y a vingt ans. Je me souviens, je voyageais en auto stop dans la région. Je faisais aussi des petits films en super 8. Cette année-là, on parlait beaucoup d’une affaire. Une histoire avec un touriste canadien et une jeune serveuse. La fille avait disparu, elle s’appelait Valérie. »

Ce film fonctionne comme une enquête : vous partez interroger les gens du coin à la recherche d’un fait-divers à propos de l’identité de cette femme supposée disparue.

L’Affaire Valérie est une enquête sur un objet quasi inexistant. Je pars à la recherche, à travers les vallées alpines et les villages perdus, d’une jeune femme disparue vingt ans plus tôt et dont personne ne sait grand-chose. Et comme ce fait-divers est quasi inexistant, faute de pouvoir me répondre, les gens remplacent cette réponse attendue par d’autres souvenirs de disparitions. Le film est construit sur ce manque. Les gens comblent ce manque et fabriquent un récit qui n’existe pas. Moi, je n’ai pas ce récit, alors ils m’en proposent un autre. Et l’ensemble du film se construit avec ces réponses qui sont autant d’« affaires Valérie ». C’est un film sur la disparition d’une femme qui devient un film sur toutes les disparitions possibles.

Comment écrit-on un film sur le manque ? Et surtout comment trouve-t-on des financements pour fabriquer un film pareil ?

C’est évidemment difficile d’écrire un projet sur le manque — tout autant que le faire, d’ailleurs ! Un film documentaire est le plus souvent censé opérer sur du plein, le monde devant nous, sa complexité, son feuilletage. Charge au cinéaste de décrypter ce plein, ce trop-plein, d’établir des hiérarchies, de proposer des recours, d’ouvrir des perspectives et des voies jusqu’alors invisibles. Dans mon projet sur L’Affaire Valérie, il fallait au contraire annoncer : je vais vers le vide, le plus vide possible, afin d’en retirer du plein. Par un détour, par une manière de laisser venir les personnages interviewés. Par un dispositif assez retors puisque j’enquêtais sur un objet absent et que je leur demandais d’en rendre compte. Sachant que c’était impossible, je pariais sur le fait que quelque chose d’autre surviendrait. Tout cela était très théorique et donc difficile à expliquer par avance. J’étais certain que cela fonctionnerait, mais j’avais du mal à l’écrire concrètement, et mes producteur (Archipel 33) et diffuseur (Arte) ont dû me faire confiance sur un projet très abstrait, risqué, et presque voué à l’échec. Je les remercie de cette confiance et suis heureux que le film leur ait plu. Recommenceraient-ils aujourd’hui ? C’est une autre question…

« À partir de cette enquête sur un objet fictionnel, je fais du documentaire ; dès lors la fiction produit du documentaire. »

Si on revient sur le rapport entre les personnages et le réalisateur, autant dans Bienvenue à Bataville, les personnages - qui jouaient leur propre rôle — avaient conscience de ce qui se tramait autant dans L’Affaire Valérie ils n’ont aucune idée de ce à quoi ils participent. Quand la caméra est pointée sur eux et que vous les questionnez sur une histoire qui n’existe pas, ne se sentent-ils pas obligés de vous raconter quelque chose ?

Ils n’ont aucune idée de ce à quoi ils participent, mais ce sont eux qui choisissent ce qu’ils racontent. C’est un processus de remise à jour du souvenir qui se produit du fait de ma question et de la présence de la caméra. Le déplacement advient parce que le personnage de Valérie n’existe pas bien sûr. À partir de cette enquête sur un objet fictionnel, je fais du documentaire et ici la fiction produit donc du documentaire.

Pour autant sont-ils bloqués ? Je ne sais pas, je ne leur mets pas un pistolet sur la tempe. Ça montre qu’un dispositif cinématographique apparemment simple comme une personne de chaque côté d’une caméra allumée peut fabriquer une situation assez forte, assez tendue, voire créer une exigence. Dans un entretien, en absence de réponse, on enchaîne normalement sur une autre question, mais je continuais à tourner en silence jusqu’à ce que les gens me disent quelque chose. Cette attente d’une réponse fabrique quelque chose d’inédit.

Concrètement, comment installiez-vous ce dispositif ?

Je m’installais chez des gens que je ne connaissais pas et j’allumais la caméra. Le documentaire ce n’est pas juste être témoin de situations incroyables qu’on se contenterait de capter. Le cinéma documentaire fabrique des situations, met en scène, vient mettre du désordre sur la scène dans laquelle on s’invite. L’Affaire Valérie en est un bon exemple. Je ne force pas un accouchement et pourtant il y a une forme de violence qui advient au moment où les gens se mettent à parler. Ils démarrent des histoires très intérieures, vécues qui les touchent et durent parfois longtemps. Le cinéma peut provoquer ça.

Dans L’Affaire Valérie, il y a une sorte de confinement. Je pense notamment à ce couple âgé qui se mettent à raconter la disparition de leur propre fille. J’ai eu le sentiment alors qu’ils se sentaient obligés de vous donner quelque chose. Je me suis même demandé si cela ne glissait pas vers une forme de manipulation.

Dans Bienvenue à Bataville, comme dans L’Affaire Valérie, le dispositif de tournage produit de la parole. Les gens voient bien que je fabrique un objet, que j’y mets du cœur, et que c’est très élaboré. Je les implique dans le projet et — même si c’est étonnant — ils répondent à cette exigence. Ils ont beau ne pas être comédiens ou, comme dans L’Affaire Valérie, ne pas avoir de réponse toute faite, ils donnent toujours de ce qu’ils peuvent. Je ne suis pas à la recherche de situations, mais je les fabrique avec ma caméra pour en faire un film.

Vous ne voulez pas être corseté dans un genre mais fabriquez plutôt un objet à la frontière du documentaire et de la fiction, un essai, s’il fallait le rapprocher de la littérature. Est-ce parce que vous êtes toujours dans cet entre-deux : cinéma et télévision, documentaire et fiction, que finalement l’objet même du documentaire est le vôtre ?

Inventer, ça veut dire mettre un grain de sable dans une situation. En fiction, on invente tout. On peut tourner en studio et tout reconstituer. On invente des villes avec du carton, j’invente des situations qui n’ont jamais existé, tout est fabriqué. En documentaire, j’essaye de travailler dans la réalité, mais en la bousculant. J’interviens dedans, je change certains paramètres en y mettant du trouble, de la dispersion. Plus je bouscule la situation, plus ça me plaît ! Pour autant ce n’est pas de la fiction. Je travaille avec des gens existants et des situations existantes. Je n’invente ni les dialogues, ni le scénario. C’est cet entre-deux qui m’intéresse. C’est une voie un peu compliquée car c’est une voie étroite. Mais pour répondre à votre question de manière plus générale, je pense que faire du documentaire c’est fabriquer des objets inédits.

Trois soldats allemands (2001)

Remontons encore jusqu’à 2001 avec le film Trois soldats allemands. Au début du film, on découvre la campagne de l’Est dans une image très dé-saturée presque en noir et blanc qui s’accompagne de sons déréalisés, inquiétants. Dans le fond de la forêt, on devine une maison découpée sous plusieurs plans. Puis, soudain, la voix d’un homme surgit et l’histoire commence.

Extrait Trois soldats allemands

« Le 22 janvier 1951, un corps est exhumé dans une propriété privée de Lorraine, en Moselle, au lieudit le Haut-Gors. La rumeur locale parle d’un soldat de la guerre de 1940. Personne ne sait rien de lui. Ni son nom, ni son grade, ni pourquoi il est mort dans cette propriété. On raconte aussi qu’un fantôme a hanté les lieux depuis la fin de la guerre et qu’il a disparu le jour de l’exhumation. »

Avec cette voix incarnée sur des paysages vides, abstraits, j’ai immédiatement senti que j’allais être entraîné à nouveau dans une enquête autour de quelque chose qui n’existait plus. Quelque chose d’invisible, du passé. Comment avez-vous abordé ce film à la fois historique et familial ?

Tout d’abord, il y a ce récit qui lie les trois guerres franco-allemandes raconté par le comédien Jean-Pierre Kalfon. Il parle des territoires, des frontières, de la Nation mais aussi du devenir des gens qui ont changé de nationalité. C’est historique et romanesque : certains membres de deux familles en Moselle ont été enrôlés dans l’armée allemande et dans l’armée française. Ils ont vécu des contradictions identitaires incroyables qui ont donné lieu à toutes sortes d’histoires familiales teintées d’inquiétude et de remords, transmises jusqu’à moi car l’une de ces familles est ma propre famille. Cela aurait pu être un film d’histoire classique avec des archives et des témoignages mais j’ai préféré travailler à partir de paysages, de lieux sensibles comme la forêt, des étangs, des chemins et la voix-off d’un comédien. J’ai poursuivi cette idée dans plusieurs films : j’imprègne un lieu d’un récit au point qu’il devienne hanté par ce qui s’y est passé. Mes films sont très intemporels. Ce caractère intemporel laisse parfois les gens désemparés, ils se questionnent sur leur nécessité. Mais ces films ne se « démodent » pas et circulent longtemps. Je peux les montrer quinze ou vingt ans plus tard et les spectateurs les croient tournés récemment. Cette intemporalité en fait un style documentaire particulier.

Une jeunesse amoureuse (2013)

Quelle est votre méthode de fabrication d’un tel objet ?

Je suis inspiré par des paysages qui vont imprégner mes films. La question de la méthode est résolue à partir du moment où j’ai établi la manière de les filmer… Je m’inspire beaucoup de la peinture : je regarde comment les peintres ont représenté un décor, donc ici la Lorraine. Chacun a ses méthodes, ses visions, son regard, et je m’en inspire pour trouver une porte d’entrée du décor. Pour Trois soldats allemands je n’ai filmé que des arbres, des buissons, des ciels et des lacs. Les producteurs étaient très inquiets de ce qu’ils voyaient au départ. Ils disaient que c’était un « catalogue de paysages mais pas un film ! » Je répondais qu’il fallait attendre et que le récit prendrait corps au montage. Les paysages n’étaient qu’une partie du film. Il me fallait encore insuffler vie à ce décor par le récit. Pour les premiers films, j’ai eu du mal à convaincre, mais par la suite ma « méthode » était reconnue.

Vous convoquez une autre dimension que celle du réel. Réaliser des films documentaires et fuir le réel, c’est assez singulier. Quelle en est la limite ?

Je ne fuis pas le réel, je fuis une certaine forme de réalisme souvent revendiqué dans le genre documentaire ! Je travaille à démultiplier le réel, à rendre visible d’autres choses qui sont possibles devant nous et que l’on n’a pas forcément vues. Je ne veux pas arriver face au réel pour en faire un compte rendu. J’ai plutôt envie de faire ressurgir des choses totalement invisibles de l’ordre du passé. Je travaille sur les traces qui sont encore présentes mais qu’on ne voit plus. Ce sont des traces dont on se souvient mais qui ne sont pas visibles au sens cinématographique. Et j’essaye de faire un film à partir de ces traces. Je recherche à représenter une dimension cachée du réel. On peut le voir comme une représentation de l’invisible mais je crois que c’est plutôt créer du « désordre ». J’aime filmer une situation donnée de telle manière qu’elle provoque un comportement inattendu chez le spectateur. Selon moi, le réalisateur doit assumer un rôle très interventionniste sur le réel. Je viens dans le réel pour le secouer. Quand je dis secouer, ça peut aussi vouloir dire soulever le tapis et voir ce qu’il y a en dessous. C’est presque un travail archéologique sur la mémoire et le passé. Je veux savoir si dans le paysage que je regarde — dans ce décor que je vois ou même dans ce que me disent ces gens — il n’y a pas autre chose (dans une dimension secondaire ou même très lointaine) inaperçu ou oublié qui serait intéressant à remettre en scène. J’ai toujours envie de complexifier un peu la réalité, ce qu’on me reproche parfois. Je ne sais pas si ça vient de mon goût pour les choses abstraites, mais c’est vrai que j’aime les dispositifs sophistiqués. Je ne veux surtout pas qu’on fasse le tour de la question rapidement ! Je m’impose cette complexité avec le réel. Le documentariste n’est pas juste celui qui fait intrusion dans le réel pour nous en rapporter une image complète et exhaustive. Je ne travaille pas du tout de cette manière ! J’ai plutôt tendance à tout perdre en cours de route pendant le tournage parce que je multiplie les couches. J’aime travailler la complexité des gens et des lieux dans lesquels je vais. Pour résumer, je pourrais dire que j’aime bien introduire de la crise à l’endroit où les choses peuvent être très calmes. J’aime introduire de la crise en faisant émerger des dimensions qui ne sont pas immédiatement visibles.

Extrait Foucault contre lui-même

« Ce qui m’étonne le plus, c’est comment il est arrivé jusqu’au Collège de France. Je dis ça en relation avec un état peut-être actuel, peut-être plus figé des disciplines aujourd’hui qu’à l’époque où Foucault y est entré. Mais là où il est remarquable, et là où sa leçon est pour tout le monde et pour très longtemps : c’est qu’il faut savoir traverser les frontières. La gestion territoriale… Là il est proche de Deleuze évidemment, des sciences royales, des sciences nomades. Foucault est totalement un nomade, ça c’est absolument magnifique. C’est-à-dire qu’il a réussi à occuper une chaire, ok très bien. Mais cette chaire était quelque chose qui était fait pour traverser les frontières des champs, les champs territoriaux du savoir. Ça me semble vraiment fondamental parce que constamment les savoirs tendent à se refermer sur eux-mêmes. Chaque petit savoir essaye de devenir royal. Science royale ! Même s’il est petit, il essaye de devenir autonome avec ses frontières et à l’intérieur de ça il y aura un roi et une expertise. Là on peut très bien dire à Foucault : « vous n’étiez pas expert en antiquité tardive, ni en théologie ». Le fait de transgresser constamment, de traverser les frontières, c’est la chose qu’il faut absolument retenir. C’est fondamental. Je dirais d’ailleurs que c’est une des caractéristiques de ce qu’on appelle image. Une image ! C’est qu’elle peut traverser les frontières. Une image traverse les frontières. Exemple : un timbre poste. Un timbre poste est fait pour traverser les frontières. Voilà, les images, les idées, la construction des savoirs, si elles se territorialisent, on est mal barré. Il faut se déterritorialiser. Foucault n’a jamais cessé de faire ça. »

« Ne me dites pas qui je suis, ne me dites pas de rester le même, c’est une morale d’état-civil ». C’est par ces mots du philosophe Georges Didi-Huberman que se clôture votre film Foucault contre lui-même. N’est-ce pas finalement aussi la mission du documentariste de ne pas être assigné à une place et de traverser les frontières du réel ?

C’est précisément ce qui m’intéresse. Je considère que le réel est une matière totalement poreuse, indéterminée, flexible et en mouvement. Le geste du documentariste est d’arriver dans cette joyeuse pagaille et de raconter quelque chose à partir de ces éléments épars. Il faut donc bien sûr refuser les frontières : celles entre le documentaire et la fiction ; entre le privé et le public ; entre l’intime et l’audible ; et entre le collectif et le personnel. Faire du documentaire, c’est jouer librement entre ces couples établis qu’on a envie de secouer. Faire un film, ça ne peut pas être contribuer à perpétuer les choses telles qu’elles sont ou à maintenir l’ordre du monde tel qu’on le voit. Je crois que c’est une véritable entreprise de perturbations. Attention ! Ça ne veut pas dire que c’est révolutionnaire. Le cinéma documentaire — même le plus militant — ne fera malheureusement jamais bouger les choses car il ne peut pas se confronter et se mesurer à des déterminations politiques ou géopolitiques. Le documentaire reste sur un terrain artistique. Dans le champ de la pensée et de la réflexion, il peut avoir un rôle très important en réfutant l’ordre des choses et être en permanence dans une situation de rébellion.

On parle de « nouvelles écritures », mais ce sont surtout de nouvelles formes documentaires qui travaillent une veine plus formelle ou qui tendent vers l’essai. Vous intéressez-vous à ces nouvelles formes ?

Oui, beaucoup. Ces nouvelles écritures sont en train de naître parce que les films sont obligés de délaisser la télévision. Les cinéastes qui décident rapidement que leurs films n’iront pas à la télévision — ou dans un circuit de distribution en salle — se donnent les moyens d’être extrêmement libres. Les gens se disent qu’ils n’ont rien à perdre et ils ont raison. Autant être le plus personnel et le plus fou possible ! C’est là que ça devient très intéressant !

Mais ces films ont alors une visibilité très pauvre et avec un public qui n’appartient presque qu’au milieu du cinéma documentaire ! Quand on démarre dans ce « métier » on s’interroge : faut-il faire des films pour les festivals — avec une visibilité très restreinte donc — pour ensuite prétendre à aller à la télévision ou au cinéma ? 

Je ne crois pas qu’il y ait un chemin qui mènerait de l’un à l’autre. On ne va pas commencer à faire des films libres pour se dire qu’un jour on pourra aller à la télévision ou au cinéma ! Non, on doit faire les films que l’on veut et qu’on doit faire parce qu’on les ressent comme une nécessité ! On ne choisit pas d’avoir un public ou de ne pas avoir du public ! On ne choisit pas de faire 100 000 entrées, on fait des films qui trouvent leur public. Selon moi, aujourd’hui, les films les plus intéressants sont certainement les films les moins vus. C’est un paradoxe ! Mais attention ! Il ne faut pas en tirer la gloire d’être l’illustre inconnu. Cette contradiction est un piège mortel pour la profession. Mais on en est là ! Les films les plus libres sont par la force des choses les moins vus. Alors que faire de ces films très libres mais très peu vus ? Il faut continuer à les faire en se demandant où les montrer. Il faut inventer de nouveaux réseaux, de nouvelles manières de promouvoir ce cinéma très inventif. Ce cinéma pourrait être très grand public pour peu qu’on arrive à amener un public à venir le regarder.

« Le cinéma le plus libre et créatif pour être très grand public pour peu qu'on arrive à amener un public à venir le regarder. »

Vous dites que l’outil change. Faut-il l’accepter ou plutôt militer pour accompagner cette mutation tout en se battant pour qu’existe encore une place pour le documentaire de création ?

Il faut faire les deux ! Se battre pour que la télévision continue de produire du documentaire, des films audacieux, et d’offrir des niches, le plus longtemps possible. La télévision est un terrain en jachère qu’il faut absolument continuer d’occuper. Mais il ne faut pas rêver, la télévision d’antan ne va pas revenir. Il y a des changements de comportement : les gens de 15-20 ans ne regardent plus la télévision. Il est préférable de chercher de nouveaux supports et des nouveaux modes de diffusions. Tenk est une plateforme de vidéo à la demande (VOD) lancée par les États généraux de Lussas, dévolue aux documentaires de création — qui autrefois auraient pu passer à la télévision, qui — selon moi — ne sont pas « aptes » à une carrière au cinéma. La salle est un autre type de sortie qui soulève aussi de vraies questions avec ses problèmes d’argent et de distributeurs. Il faut donc militer pour que de nouveaux supports émergent sur Internet. C’est un grand chantier qui est engagé autour de ces questions. Les partenaires publics — comme le CNC — prennent part à ce débat. Ils tiennent à occuper une place pour financer ces films dans le futur. Nous, réalisateurs et réalisatrices essayons de réfléchir à de nouveaux modules, de nouveaux modèles de diffusion pour nos films partant du principe qu’il existe encore des possibilités à la télévision. On va essayer de maintenir le plus longtemps possible ces possibilités mais à terme cela finira.

Vous consacrez une partie de votre temps à la défense, à la diffusion et la formation du cinéma documentaire. Que représente cet engagement par rapport à la conception de votre métier ?

Le documentaire est un milieu nourri de rencontres, de débats entre les gens, d’associations. Il y a beaucoup de réseaux dans le bon sens du terme ! C’est assez formidable de voir à quel point c’est innervé. Bien sûr, il y a une histoire de transmission aussi. Je me mets au cœur du dispositif pour voir passer les choses, ça m’intéresse bien de participer à ma manière. Il faut se dire que le monde est à nous - même si ce n’est pas vrai. Faire des films, c’est une entreprise grandiose de conquête du monde. Être cinéaste, c’est un peu un rôle de démiurge ! Tant aujourd’hui qu’avant ! Tant avec des films à 100 000 euros que des films à dix millions ! Il faut prendre le monde à bras le corps et y aller, entraîner les gens. Tout en étant performant dans cette activité de création. C’est ce que je peux transmettre. Pour le reste je n’ai pas de science.

Réaliser des films documentaires impliquerait donc d’aller à la rencontre du monde dans une forme de conquête. S’engager dans les syndicats, les associations, est-ce aussi une manière politique de défendre le métier ?

En France, les films obéissent à un certain nombre de réglementations mais on a la chance d’avoir un cinéma très aidé et très encadré - dans le bon sens du terme. L’État et les collectivités régionales soutiennent la fabrication de nos films. On ne va pas s’en plaindre. Nous avons les moyens de nos objets mais tout est à défendre et il faut surveiller l’évolution du système, continuer à l’améliorer. Ce n’est pas vraiment un travail syndical ou corporatif mais plutôt une manière de maintenir ce système en bon état tout en veillant à ne pas se faire brider par cette mécanique bien organisée. Il ne faut jamais se donner de limites à nos envies intérieures, à nos désirs. Si vous voulez faire un film complètement fou et impossible à faire, n’hésitez pas. Trouver un producteur assez fou et une équipe prête à vous à suivre est toujours possible ! Ça existe encore les gens qui ont envie de se lancer des paris ! Le cinéma est l’art de se lancer des défis. Être cinéaste, c’est lancer des défis aux autres mais aussi à soi-même. À chaque fois que j’entreprends un film, je me dis que c’est complètement inconscient de me lancer encore dans cette aventure. Au départ, je suis toujours persuadé que je ne vais jamais y arriver mais c’est ça qui me motive, c’est réussir à relever ce défi.

Filmographie sélective

  • La Quatrième génération (1997) 
  • Naissance de la parole (2000) 
  • Trois soldats allemands (2001)
  • L’Affaire Valérie (2004) 
  • Bienvenue à Bataville (2008) 
  • Une Jeunesse amoureuse (2013)

Post-scriptum

Cet entretien est adapté d’une émission diffusée sur Radio Campus le 25 octobre 2016.