Vacarme 85 / Cahier

les doigts dans la prise

par

« Un concert est rare et inattendu » aurait écrit quelque part George Bernard Shaw. C’est sous l’égide de cette formule que se place cette chronique consacrée à des comptes-rendus de concert, cette forme spécifique que prend parfois la musique aujourd’hui. Des performances et leurs souvenirs serviront de repères et de fils directeurs à une thèse qu’il s’agit d’éprouver : il n’y a en notre époque que le maniérisme qui vaille pour la musique et son interprétation. Le volume à fond, on commence par ouvrir grand les oreilles, et donc les yeux, avec The Jon Spencer Blues Explosion.

« The blues is number one ». « I wanna talk about the blues ». « I do not play no blues. I play rock’n’roll ». Harnaché de sa guitare, Jon Spencer le martèle sur tous les tons et de toute sa voix, le microphone englouti jusque dans la gorge. Russell Simins à la batterie et Judah Bauer à la lead guitar sont de la partie aussi, portant sans faillir ce trio né à New York City au début des années 1990 et dont l’acronyme en usage — JSBX — circule comme un mot de passe entre fans qui s’évertuent à en entretenir le secret [1]. C’est un groupe sans basse aucune, mais ces slogans en tiennent lieu. Ceux-ci sont l’assise du titre « Talk about the blues » extrait de l’album Acmé (1998) produit notamment par Steve Albini, l’orfèvre de Surfer Rosa, premier album des Pixies paru au mitan des années 1980. Il faut s’y arrêter car l’obstination acharnée avec laquelle ces déclarations sont proférées au cours du concert tient lieu de programme.

Le blues est primordial, et rien n’y fait : tous ceux qui, en Europe et en Amérique du Nord aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, se sont lancés à l’assaut de l’électricité musicale doivent faire avec. Le blues est la koinè, la langue véhiculaire souterraine, la couche de départ. Aujourd’hui, on ne la maîtrise plus en propre, aussi parce que ses conditions d’existence ne sont plus. On pourrait s’en réjouir d’ailleurs, mais malgré tout ne peut s’effacer la sensation tenace et désagréable de venir après coup. Il est toujours un peu douloureux de se dire qu’il n’y a pas si longtemps, c’était le temps des origines et des mythes. Ce n’est pas un drame, car il y a le rock’n’roll certes et c’est déjà pas mal. Il n’empêche : le manque est perpétuel et c’est une tache indélébile, du moins pour qui n’a pas la mémoire courte.

L’envers — la mémoire encombrante — a pourtant aussi fait des dégâts : songeons à des groupes comme The White Stripes ou The Black Keys englués à partir des années 2000 dans la nasse de secondes pressions au souffle court. Il y a là de quoi maudire l’ombre portée permanente du passé, ce qui a été très bien compris par tous ceux qui ont postulé d’emblée que le blues n’était pas ou plus leur problème — pour faire court, les pionniers de la musique électronique. Mais même là, on a beau l’avoir chassé un temps, il a fini par revenir par la fenêtre - chez les Daft Punk par exemple. Dans cette double pince, JSBX a choisi sa voie et elle est évidente comme son nom : l’explosion plutôt que la digestion, la détonation plutôt que l’exclusion. Leur transparence est si assumée que les murs du son y sont brisés au carré, provoquant par là même une commotion : la musique y est exposée, littéralement en exposition et en exposant.

Russell Simins et Jon Spencer, 2015.

Louis Skorecki n’a pas cru si bien dire, dans les colonnes de Libération, en gratifiant JSBX du sobriquet flingueur de « ploucs binaires ». C’est très exactement cela et c’est tant mieux. Ils sont, c’est vrai, fagotés comme des as de pique et pourtant ils ont fait un effort, à tout le moins Jon Spencer, le plus « chic » des trois, qui arbore le pantalon en cuir des rockers du dimanche. Car Russell Simins a l’élégance du batteur de garage et Judah Bauer l’apparence d’un balai d’aspirateur. La sophistication est donc à double revers, s’équilibrant entre le je-m’en-foutisme de musiciens dont l’ouïe est le seul sens en éveil, et l’artifice de l’artificier en chef qui n’a pas peur du stuc et des gesticulations visuelles. Moins et plus sont ainsi alignés frontalement sur un même plateau. Il faut y lire l’équation à l’œuvre, exhibée dans toute sa binarité : en algèbre, la fonction carré a la propriété magique d’être paire, c’est-à-dire que l’image du nombre ou de son opposé est la même ; sans oublier qu’elle produit un résultat toujours positif. Il n’y a pas de meilleure description d’un concert de JSBX. Il nous reste à en produire la démonstration.

22 = 4 ; (-2)2 = 4…

Les rôles sont clairement divisés. Jon Spencer s’agite, se cabre, se roule par terre, il décoche, assène, éructe ses paroles autant que les deux autres s’affairent mordicus à leurs riffs et à leurs percussions. Sauf que ce qui a tout l’air d’une pauvre mécanique est, d’une part, parfaitement et brillamment huilé — les attaques, cadences, respirations et inflexions sont au cordeau — et d’autre part irrigué d’une ample pulsation qui ne cesse de déjouer les carrures : si la battue à deux temps persiste, c’est sous couvert d’une houle profonde dont il faut supporter les assauts et les ressacs, les sorties de route et les embardées. C’est sans aucun doute binaire au sens de la métrique, mais il n’est pas vraiment possible de taper en rythme dans les mains, ou même d’engager des pas de danse. À la limite les corps se bousculent, mais surtout ils effectuent un mouvement de bascule régulier dont le tempo peut aller au choix de l’intense trépignement à la très large arabesque. Cette capacité du discours musical à supporter et emboîter une telle variété ondulatoire est le signe même du processus physique, et par là musical, auquel procède JSBX : la transformation d’un matériau en un autre, au volume plus grand.

Si la battue à deux temps persiste, c'est sous couvert d'une houle profonde dont il faut supporter les assauts et les ressacs, les sorties de route et les embardées.

Ce n’est pas pour rien qu’un set de JSBX se déploie d’une traite, dévalant sans apprêt ses différents titres. On s’y perd d’ailleurs tant le flot du courant semble continu, ne s’arrêtant qu’après épuisement : l’espace-temps est tellement comprimé et essoré qu’on a perdu la mesure. Tout s’est enchaîné sans la moindre pause entre des chansons qu’on finit par confondre. Les mélodies, ravalées à leur habit le plus strict, subissent contorsions et distorsions : elles sont motifs, décoration et structure en même temps. À rebours d’une playlist qui s’efforcerait de ménager un scénario par de subtils enchaînements et changements d’ambiance, la tonalité est, une fois l’interrupteur ouvert, uniforme et mate : c’est joué sans ouate mais les watts à plein tubes, marteau sans pédale mais pied au plancher ; la lumière y est crue, aveuglante et assourdissante. JSBX rappelle seulement que la matière sonore se décompose toujours en deux, tout en conservant sa nature : ce qui est bruit et ce qui est musique sont l’envers et l’endroit d’une même pièce.

Le thérémine occupe pour cela un rôle décisif sur scène et dans l’organologie de JSBX. Cet instrument, qui tient son nom de son concepteur, a la très rare particularité de produire du son sans être matériellement touché : composé d’un boîtier électronique et d’antennes, les fréquences sont commandées par les mains qui se tiennent plus ou moins à distance. Outre que cela donne l’impression fascinante de voir le son qui est ainsi comme sculpté dans l’espace, il s’agit par ailleurs d’un des plus anciens instruments électroniques. À ce titre, son invention a marqué l’entrée réelle de l’électricité dans le répertoire musical. Au vu du projet JSBX, on ne s’étonne pas que Jon Spencer en soit un joueur. D’une part, le thérémine lui permet de démultiplier les diffractions qui font le soubassement de son projet esthétique — il apparaît même comme le prolongement de sa voix qu’il ne cesse de moduler également en avalant plus ou moins son microphone ; d’autre part, le thérémine symbolise au fond l’objet musical en tant que continuum - continuum entre bruit et musique, entre blues et rock’n’roll, entre matériel et immatériel. Il est ainsi autant la théorie que la pratique de la musique, par essence, toujours fuyante. Ce qui fait par conséquent que seules des médiations techniques - instruments, corps, concert… - permettent de la saisir et de la définir comme art. Or, pour que s’effectue cette jonction, il n’y a que la manière, qui est toujours virtuellement un art. Pour y parvenir néanmoins, il faut supposer un terrain commun entre les deux, un lieu de rencontre et de passage où l’alchimie opère. En un mot : où l’explosion advient.

Déployer la forme musique en elle-même est dès lors le seul chemin qui vaille si l’on veut encore s’interroger sur ce qu’on appelle la musique. Il n’y a pas d’autre solution que le maniérisme, entendue non pas comme affectation mais bien comme un « art de l’art » (Robert Klein, 1964), une conscience critique qui se soucie en permanence et dans toutes ses contingences de rendre audibles, lisibles et visibles les chemins qui y conduisent. La simplicité et la spectacularisation des dispositifs techniques, les procédés d’écriture musicale dont les propriétés physiques s’étagent de l’infiniment grand à l’infiniment petit, la virtuosité d’exécution font que la question du comment, si elle enchâsse celle du quoi, ne se résout plus dans celle d’un savoir-faire, mais bien dans un devoir de « musiquer la musique », de la mettre au carré par l’exhibition de sa conduite. JSBX s’y attelle tout au long de sa performance et produit ainsi, par le concert, la réponse salvatrice de ceux qui se soucient de tenir tous les fils du compteur. Le mercredi 25 novembre 1998, il y a vingt ans, j’avais vingt ans, à La Cigale, JSBX a déboulé. Pour la première fois, j’assistais à un concert, un vrai.


En images et en ondes

  • La chose est assez rare pour être soulignée : la télévision française, en l’occurrence Canal Plus, a ouvert son plateau à JSBX. Dans l’émission Nulle Part Ailleurs, Stéphane Saunier, le programmateur musical, les a invités en 1998. En neuf minutes, tout y est comme dans un manifeste. Les animateurs de l’époque, Philippe Vecchi et Alexandre Devoise, perdent la main. Libéré du carcan de la télévision états-unienne, JSBX prend ses quartiers et, en deux titres, fait le show et crève l’écran — jusqu’au « h » de trop dans le nom de Jon en titraille !
  • Rendons grâce à quelques conservateurs qui ont mis en ligne il y a deux ans, filmé de loin et de côté, en un plan fixe sans montage, le concert que JSBX a donné le 25 octobre 1998 au Showbox de Seattle. La qualité du son et de l’image n’est certes pas optimale, mais c’est déjà ça.
  • S’il fallait deux albums, ce serait Orange (1996) et Acmé bien sûr. Le premier parce que sa pochette est illustrée d’un thérémine et qu’il s’ouvre par « Bellbottoms », brève symphonie dont les lignes ne cessent de s’évaser, se dilatant à l’échelle de toutes les pistes. Le second, car il est le plus abouti… comme son nom l’indique.
  • Enfin, en 2017, le carton surprise de l’été dans les salles de cinéma aux États-Unis fut Baby Driver, série B au casting étoilé (Jamie Foxx, Jon Hamm, Kevin Spacey) réalisée par Edgar Wright. Rejeton de Driver, Drive, Ocean’s Eleven et Fast & Furious, le film s’ouvre par une scène en l’honneur de JSBX : la séquence est montée en se calant sur « Bellbottoms » et offre ce que le groupe n’avait jamais connu : un peu de reconnaissance publique. Artistiquement, c’est aussi la preuve des limites d’un maniérisme de maniérisme.

Notes

[1En bons fans qui se respectent toutefois, ils déclarent à l’occasion leur flamme. On se reportera en particulier aux textes de Stéphane Deschamps dans Les Inrockuptibles qui a fait preuve d’une rare constance. Cf. le dernier en date il y a un an ; l’article de Madonna Summer est un autre témoignage éloquent.