Liberté manifeste
« La liberté de la presse, c’est la liberté pour la presse de n’être pas un métier. » Voici un peu plus de vingt ans, cet énoncé ouvrait le tout premier numéro de Vacarme, qui en précisait illico et crânement l’auteur — nul autre que Karl Marx - mais ne mentionnait pas la source. Quatre-vingt numéros plus tard, l’heure est venue d’une note de bas de page : cette punchline marxienne était issue de l’un des articles où, en 1842, ce frais rédacteur de la Gazette rhénane rendait compte des débats conduits à la Diète, assemblée où les orateurs bourgeois défendent alors la liberté de la presse au nom de principes qui, d’après Marx, en trahissent le sens. Soutenir, comme ils le font, que la presse doit être libre parce qu’elle constitue somme toute une activité commerciale comme les autres revient à l’inscrire à la fois au panthéon des libertés individuelles et au registre des pratiques professionnelles. Pour Marx, justifier ainsi la liberté d’informer, de s’exprimer et de prendre position conduit à la rogner deux fois : d’un côté, en considérer l’exercice au seul niveau de l’individu revient à en omettre la dimension collective ; mais de l’autre côté, confondre ce caractère social avec les droits alloués à une corporation perd de vue que l’exigence de liberté ne saurait se réduire à un système de prérogatives dont chacun pourrait jouir pour autant qu’il dispose d’une patente, d’un label ou d’une carte de presse.
Pas un métier, la presse ? On dira : c’était avant les réseaux sociaux, les fake news, la propagande virale qui rendent, semble-t-il, plus urgente que jamais la reconnaissance des méthodes et des requisits propres au métier de journaliste. Peut-être : il n’empêche que, ces derniers temps (et singulièrement depuis les manifestations de 2016 et la répression à laquelle elles donnèrent lieu), l’énoncé de Marx semble trouver une actualité neuve, à deux titres au moins. D’abord, parce que la phrase de la Gazette rhénane pourrait servir d’étendard (pour autant qu’ils aient le goût des drapeaux) aux collectifs de journalistes et de photographes indépendants nés des mouvements sociaux et sympathiques à leur cause : Taranis News, Street Politics, le collectif Œil en France (ou MADOC au Québec) revendiquent pleinement leur appartenance à la presse mais refusent d’individualiser leurs signatures et de jouer le jeu des statuts ou des affiliations professionnels — quand bien même ils ont « du métier ». D’autre part, à ce double refus fait écho un double litige : quand bien même l’absence de carte de presse n’interdit en rien l’exercice du journalisme, c’est le critère régulièrement invoqué par les forces de police pour exercer, sur ces étranges et encombrants observateurs, de sévères rétorsions et de franches violences ; et c’est en s’installant dans la zone grise reliant l’individu au collectif que la justice entend, tout à la fois, incriminer tel ou tel de ces reporters et leur reprocher de faire groupe, bande ou corps avec les fauteurs de trouble.
La Meute - pardon : LaMeute, en un mot, sans espace - entend exercer dans le champ du photojournalisme une liberté indivise. Disons : une liberté manifeste, pour nommer à la fois leur sujet de prédilection (cortèges, protestations, affrontements, sit-ins) et la vocation de leurs images (dévoiler, brandir, faire témoignage ou preuve). Ça tombe bien : « Manifeste », c’était le titre de ce papier de Vacarme qui citait Marx, il y a un peu plus de vingt ans.