Vacarme 85 / Cahier

l’une code, l’autre pas

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À force de vivre dans la lumière de nos écrans, nous avons fini par refouler leur part d’ombre. Au point d’éprouver un malaise abyssal lorsque nous nous trouvons confronté.e.s par surprise à une fenêtre noire qui tranche sur les interfaces brillantes se disputant ordinairement notre attention. L’écran noir serait le complice du code, langage illisible, inaccessible, dangereux. Mais le moment est venu de vérifier les alibis. Peur du pirate et web occulte : à qui profite le crime ?

Après les écrans bleus, il est temps de se mettre au noir.

« Qu’est-ce que tu fais, tu codes ? »

Le ton est mi-émerveillé, mi-inquiet, avec parfois une once de condescendance bien vite étouffée par le soupçon que quand même, quand même pas moi, avec mon inoffensive tête de passe-droit, moi qui échappe à toutes les fouilles quotidiennes aux entrées de nos inaccessibles bâtiments publics, qui glisse, oubliée, entre tous les contrôles patibulaires, moi dont l’ADN et les empreintes dentaires inspirent une telle confiance qu’on ne me demande jamais mes papiers, vraiment, moi, je ne suis pas du genre à coder ?

Pas du genre, non. En tout cas ce n’est pas ce que disent les fiches, les chiffres pardon, ce n’est pas ce que disent les chiffres.

Devant moi, lieu et arme du crime, un écran noir, mais noir… À en trembler d’une peur intime, celle de l’enfant perdu au cœur de la forêt obscure et qui soudain se sent observé. Car ce n’est pas la paupière inerte de l’ordinateur éteint, non, ce noir-là a une autre profondeur : au fond du gouffre, ça bouge. Des caractères en cascade, des lettres aux allures étrangement carrées, égales, loin des polices élégantes et déliées des traitements de texte sur page blanche, loin des écrits policés par les correcteurs orthographiques, loin, qui sait, des yeux de la police.

Les lignes qui passent une à une dans ce texte trop régulier hypnotisent par dessus mon épaule les lecteurs accidentels, comme les démarcations phosphorescentes d’une autoroute de nulle part, la nuit, où l’on conduit au hasard en se répétant en boucle qu’on a dû rater la sortie, passant et repassant devant les mêmes panneaux blanchâtres, indéchiffrables, pendant que le vieil autoradio ne reçoit plus qu’un signal lointain qui se dégrade peu à peu en friture. On voudrait pouvoir s’abandonner un instant à l’obscurité, oublier l’énigme qui repose sans doute dans ces phrases qui s’empilent, se transforment peu à peu et sont remplacées par d’autres avec parfois, ici et là, des éclats de couleur. Mais le doute, informulable, persiste. J’ai souri, pourtant, pour la caméra. Je ne code pas.

Nous n’aimons pas que l’on nous rappelle que nos ordinateurs sont des dispositifs à double fond où il est rare que nous allions sonder. Surnagent malgré nous quelques idées qui ressemblent fort à des interdits, comme si la personne qui osait s’afficher devant un écran noir accomplissait une transgression majeure en dévoilant ce qui ne doit pas être vu, la part honteuse et opaque de notre quotidien virtuel. Comme si elle ouvrait, au sein des images familières, de grandes brèches destinées à prendre notre incompétence au piège.

Car en vérité c’est un très grand, très beau et très curieux mystère que cet écran noir de chambre close où l’on ne voit rien, aucune trace de main coupable, aucune touche qui trahirait l’humain qui, il le faut pourtant, a passé ici un instant. On sait bien que ceux qui se tapissent ainsi dans les replis informatiques ont quelque chose à se reprocher. Et, soudain inquiet, on pense à cet autre écran, inoffensif mais si semblable, qui nous attend chez nous alangui dans un état de veille prolongé. On se demande si on a bien tourné la clé dans la serrure.

Si personne n’avouera jamais avoir aperçu les bas-fonds du numérique, chacun se les représente assez bien, dans un clair-obscur de circonstance : il suffit de fermer les yeux et de ne jamais, jamais regarder en arrière. Un puits sans fond, de vagues lueurs. Le silence effrayant des espaces infinis. Et dans ce trou noir, lovées au cœur du secret, des figures penchées, anonymes, creusant des tunnels à distance entre les ordinateurs et construisant peut-être en cachette, par assemblage de barres obliques, \//\//\/, de pâles chevaux de Troie. Une poignée seulement, confinées dans la solitude immense de ces champs d’ombre pour parler aux machines leur douce langue cliquetante. Des visages non identifiés et, on le pressent, nécessairement hostiles.

Vraiment, je ne code pas.

C’est à n’y rien comprendre, la session était verrouillée de l’intérieur, les utilisateurs au-dessus de tout soupçon, les murs du pare-feu infranchissables. On se croyait en sécurité, on se découvre étrangement vulnérable à l’idée que des passe-murailles inconnus pourraient se dissimuler derrière nos unités centrales.

« Mais du coup tu pirates un truc là ? »

Je devrais laisser croire à tous ceux qui ont pu par hasard apercevoir la scène originelle de mon écran noir que oui, le ver est dans le fruit, que je m’insinue irrésistiblement dans leur système, que j’ai tous les accès, que je vois, que je sais. Offrir un sourire de Joconde, faire claquer mon clavier comme un silencieux et observer la peur dans leur regard monter, monter. Ce serait mal. Presque illicite. Mais coder n’est pas jouer. Apparemment, on ne plaisante pas avec ces choses-là.

L’informatique nous est opaque. Pour tous ses mythes de transparence, ses interfaces vives aux rondeurs rassurantes ou aux lignes pures, il est difficile de ne pas penser que la fenêtre de l’ordinateur ne s’ouvre vraiment que pour une poignée d’élus sur des abysses éclairées de loin en loin, peut-être (car je n’ai pas vu, je ne peux pas voir), par l’éclat un peu glauque d’un signe cabalistique. Au point que nous préférons souvent confier nos dossiers précieux à des entités apparemment amicales car reconnaissables, se présentant en pleine lumière sous la forme d’un bel oiseau bleu ou de lettres enluminées — un G débonnaire aux couleurs franches, un F solide comme une canne de marche — bien éloignées des informes lignes de code que nous peinons à déchiffrer. Tant que nos restons dans les pages de cet imagier rassurant, nous acceptons sans peur d’offrir nos secrets à des entreprises qui, après blanchissement, les feront passer en contrebande au plus offrant. Tout plutôt que de risquer un œil derrière nos écrans. Nous ne voulons rien savoir, nous avons déjà donné.

D’où l’idée que l’écran noir menace nos habitudes et pourrait en briser le vernis protecteur. Que se passerait-il si le rectangle de lumière qui nous fait face n’était qu’un panoptique cousu sur du vide, un rideau susceptible de tomber, et derrière : rien, le rien qui absorbe l’œil au lieu de s’offrir à lui, parce qu’on ne peut reconnaître qu’il y aurait ici quelque chose à voir. Alors nous circulons. Nous reprenons notre déambulation un peu ivre le long des ergonomiques allées de verre destinées aux foules d’utilisateurs ordinaires comme vous et (qui sait) comme moi.

Parce que non, je ne code pas. Ce que je décode par contre noir sur blanc, c’est l’angoisse prête à faire feu de tout bois qui se manifeste au moindre fragment d’ombre projeté sur la familiarité de nos écrans. Une peur panique de l’obscurité qui a nommé « darknet » les réseaux d’échange anonymes et fait du hacker un inévitable pirate, pilleur de données sous pavillon sombre. Il faut sans doute créditer ici la part romanesque de notre inexpérience, celle qui se satisfait d’images fixes sans parvenir à comprendre qu’un écran ne montre pas mais qu’il représente. Pour la majorité d’entre nous, il est difficile de descendre en rappel le long des couches sédimentées de chiffres et de lettres qui tapissent les programmes que nous utilisons sans éprouver pourtant de vertige particulier. L’informatique demeure une activité de surface, de plein air. Nous restons sur le seuil, nous ne rentrons pas, nous n’avons pas les codes.

Moi la première. Il est temps de passer aux aveux, de parler en toute transparence.

Je ne code pas. J’utilise seulement, malheur à moi et par suivisme, des technologies si anciennes qu’elles ressemblent aux artefacts de civilisation oubliées et hostiles, des outils qui n’ont pas le noir et blanc épais, presque velouté des films muets, mais celui plus liquide des films parlants. Ce que l’on peut en apercevoir, ce ne sont pas des lignes de code, mais des lignes de dialogue. En somme un austère salon de discussion.

Sur mon écran noir, où je ne code pas donc, je communique. Avec des humains très identifiés, et parfois avec quelques robots bien dressés qui répètent inlassablement les mêmes répliques usées d’Audiard parce qu’on les a codés pour ça (mais pas moi, non, jamais, moi qui maîtrise à peine quelques commandes alors qu’eux connaissent une Polonaise qui en prend au petit déjeuner). C’est plutôt l’occasion d’étaler en toute confiance mon incompétence.

Franchement depuis le dernier remaniement système il me fait des écrans bleus en continu, je ne sais plus quoi faire.

Rien de bien occulte. Mais ce qui m’inquiète, ce qui m’inquiète vraiment, c’est que tous, au premier regard, s’y trompent.

« Arrête, on le voit bien, que tu codes. »

À vrai dire (il faut toujours dire la vérité), ça me plairait bien d’être une pirate. Ou plutôt, tant qu’à exploiter les angoisses des grands enfants qui ont peur dans le noir, une sorcière, une sorcière du darknet, manipulant le mystère sans vraiment le dissiper ou le comprendre intégralement. Je crois que j’aime encore malgré moi la magie des écrans lumineux. Et nous n’avons pas grand-chose à perdre à tenter de brouiller les frontières entre une aristocratie illégale à la toute-puissance fantasmée et une servitude numérique consentie. Les distinctions habituelles sont sans doute trop claires, trop tranchées : le pirate et l’utilisateur ordinaire, eux et nous. Si transparentes qu’elles menacent de devenir aussi virtuelles que les habits neufs de cet empereur qui aimait un peu trop exposer au grand jour sa barre de recherche. Mais que l’on sorte un instant du vocabulaire sécuritaire pour considérer par exemple l’autre face du mot « hacker », et les choses, insensiblement, s’assombrissent. Hacker c’est aussi savoir lire le programme, le comprendre, l’interpréter, pour pouvoir au besoin le modifier. Coder n’est pas cacher. Du moins pas le plus souvent. Cela peut parfois se résumer à un bricolage, brillant ou non, employé pour nous sortir des sentiers tracés pour nous dans la forêt obscure des écrans, afin d’y ouvrir nos propres chemins de traverse. Peut-être n’est-ce pas, au fond, si sorcier.

Bien sûr souvent le temps, les moyens, l’occasion manquent. Mais pour mon cas je rêve d’une manière de voir qui m’ouvrirait une fenêtre dans un écran gris, ni tout à fait opaque ni tout à fait transparent. On progresse. Peut-être qu’un jour, je coderai ; il y a à faire, et à faire différemment. D’ailleurs puisque les mots qui s’inscrivent en blanc laissent dans les esprits une marque si suggestive, il serait bon de légender ce négatif de l’écran qui tend à absorber et recouvrir les dénominations plus précises : un écran noir, même quand on ne code pas, on appelle ça une invite de commande. Comme une main tendue, parfois, à prendre le pouvoir.

Post-scriptum

Marion Lata enseigne la littérature à l’Université Paris 3. Dans sa thèse, elle s’interroge sur le pouvoir du lecteur dans la littérature et la théorie contemporaine, entre numérique et papier.