le narcissisme des petites différences, fléau fatal de la gauche ?

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Du haut de l’Olympe, Zeus regarde les humains et commente leurs querelles. Et comme il s’ennuie et tombe amoureux, il en engage lui‑même. Le résultat, c’est le narcissisme des petites différences qui s’épanouit librement sous le regard des Dieux dont le désir affiché est pourtant orgueilleusement la réunion des cœurs, le surgissement de véritables héros et héroïnes, le dépassement du creusement individualiste de toutes les scissions. Mais le Zeus qui s’engage dans la mêlée qui tue, c’est chacun d’entre nous, nous qui sommes de la gauche et qui souhaitons l’amour et sommes néanmoins prêts à tuer pour celui ou celle qui ne l’aime pas.

« Je refuse de voir se battre des oiseaux de la même volière  ».
— Eschyle, Les Euménides

« Il n’y a que les différences qui se ressemblent, il n’y a que les ressemblances qui diffèrent  ».
— Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui

Depuis la Révolution française, bien avant encore l’invention même de son vocable, la gauche a toujours été divisée. En France, Jean-Jacques Becker, Gilles Candar et leurs collaborateurs dans leur Histoire des gauches en France l’ont assez bien montré mais le constat pourrait être fait partout, dans les Amériques comme dans le reste de l’Europe, en Afrique comme en Asie. Ce fut longtemps la fragilité de la gauche mais aussi sa grandeur : son pluralisme démocratique, sa légitime perméabilité aux fractures mêmes des couches sociales qu’elle prétendait incarner ou représenter, sa capacité à se confronter pour de bon à des questions peut-être in fine insolubles, mais pertinentes et donnant à penser — la question de la légitimité de la violence ; la question de l’écart mais aussi de la semblance entre idéalisme et réalisme (idéal et réel relevant peut-être tous deux, en politique, d’un même régime imaginaire) ; la question de la conciliation de la vertu et de la tolérance ; la question du coût (humain, social, moral) de l’efficacité politique, c’est-à-dire celle de l’arbitrage entre une politique des effets et une politique des principes ; la question de l’État et du pouvoir en général, c’est-à-dire la question du besoin d’une instance tierce face au désir d’une simple communauté entre pairs ; la question de la conciliation de l’égalité et de la liberté ; la question de la conciliation de la défense du peuple et de la défense des minorités, etc.

Mais quelque chose s’est passé, d’autrement plus funeste, depuis la chute du mur de Berlin et le double effondrement du communisme comme de la social-démocratie qui s’en est suivi, qui est d’une tout autre nature. Nos divisions actuelles semblent venir bien moins de querelles d’idées ou de sensibilités que d’un pur et simple narcissisme des petites différences, c’est-à-dire d’une tendance générale, qui traverse tous les camps, tous les partis, toutes les sensibilités actuelles, et qui consiste, suivant les mots de Freud, « pour des groupes proches et largement semblables à surinvestir leur différence » et ainsi à nourrir des haines et des intolérances bien plus grandes à l’égard du proche que du lointain.

Ce concept freudien appliqué aux gauches d’aujourd’hui a en effet un triple mérite. D’abord, il permet de ne parler ni de « narcissisme » tout court à la manière d’un Christopher Lasch ou d’un Jean-Claude Michéa, ni de « rivalité mimétique » à la manière de René Girard. Car c’est toujours encore par narcissisme que l’on dénonce le narcissisme de l’autre (des jeunes, de l’époque, de ses rivaux), même que l’on y est déjà sensible. C’est justement cela que nomme le narcissisme des petites différences et qui, en le nommant, rend d’avance ridicule toute accusation de narcissisme ; il nomme une structure politique, ou une dynamique de groupe, bien davantage qu’un trait de caractère personnel — c’est en tout cas ainsi qu’on peut interpréter le fait que Freud n’en parle pas dans son article de 1914 « Pour introduire au narcissisme » mais dans des textes à la frontière de la politique : « Psychologie des masses et analyse du moi » ou Malaise dans la civilisation. Quant à la rivalité mimétique, elle existe évidemment, et l’on aurait grand tort de la nier sous les grands mots de différences de principes, de tactiques, de stratégies, ou de rapports au monde. Mais dès qu’on ne la voit qu’ainsi, dès qu’on ne voit dans la rivalité mimétique que rivalité et que mimesis, on se retrouve d’avance réduit à deux uniques solutions : l’appel au tiers sauveur transcendant — Dieu, Jésus, l’État, le Parti — ou bien l’appel au rassemblement face à l’ennemi commun. On n’a le choix qu’entre la religion ou la guerre et aucune de ces deux solutions ne fait très envie.

Ensuite et corollairement, l’idée de narcissisme des petites différences permet de se débarrasser de l’idée paresseuse qu’il y aurait à gauche des narcissiques et d’autres qui ne le seraient pas. Elle renvoie au contraire, d’emblée, chacune des gauches en conflit dos à dos, dans une même lutte pour l’image de soi : dès qu’on parle de narcissismes, il n’y a plus que des Narcisse, c’est leur plaie et leur vérité. Autrement dit, c’est un concept plus équitable et plus juste que les idées de guerres picrocholines, de guerres fratricides ou de guerres personnelles qui supposent toujours, même si là aussi la raison première du conflit est absurde ou dérisoire, un bon et un méchant : Abel contre Caïn, Gargantua contre Picrochole, MOI contre lui ; au contraire, dans le narcissisme des petites différences, tout le monde est justiciable à parts égales de ne pas avoir su casser ce sinistre effet de miroir.

Faire flamber ses différences comme les glisser sous le tapis, ce sont deux stratégies d’avance perdantes.

Enfin, il nomme un peu mieux le mal qui est en jeu : non la rivalité en elle-même, non la différence (puisqu’elle est toujours petite) en elle-même, mais l’image de soi en jeu dans cette différence ; non la guerre ou la division, mais sa raison (l’image). Lutter contre le narcissisme des petites différences n’est pas lutter contre le narcissisme. Que chacun se mire à foison dans son identité comme il l’entend, ce n’est pas un enjeu politique. Mais que chacun cesse de ne pouvoir se mirer que dans les yeux du proche. Car là seulement réside l’épouvante politique : non dans le narcissisme en lui-même mais, pour parler encore en termes freudiens, dans la fusion du type érotique et du type narcissique, dans un narcissisme devenu fragile et qui a besoin de surcroit d’être aimé et reconnu par l’autre, au prix, presque toujours payé, de le haïr en cas de refus.

Certes, du point de vue de Sirius, il n’y aurait pas de raison de trop se flageller. D’une part, parce que ce narcissisme des petites différences n’est pas propre à la gauche, loin s’en faut. Sauf qu’à droite, ce genre de narcissisme est absolument indolore : elle peut se déchirer entre prétendus libéraux et nationalistes, entre modérés et vrais fascistes, entre droite athée ou païenne et droite croyante, à la fin des fins, en tant que représentante de l’ordre établi, elle existera toujours sous une forme ou sous une autre et saura se rassembler le jour venu sous sa bannière — fasciste ou libérale, pieuse ou impie, peu importe. Que Macron tombe, et Marine Le Pen sort de l’ombre et prend sa place — à la plus grande joie des marchés, n’en doutons pas (on l’a assez vu avec Trump ou Bolsonaro). D’autre part, il n’y aurait pas à se flageller parce que ce fléau ne fait qu’obéir à une loi historique universelle : plus on est faible, perdant, défait, plus le narcissisme des petites différences est fort — or la « gauche », la vraie gauche, n’a jamais été autant à l’étiage qu’aujourd’hui et ne s’est jamais sentie aussi défaite dans l’ordre du rapport de forces comme dans l’ordre du rapport aux idées et à la moralité — on n’a pas fini de payer l’effroi des crimes du communisme réel, même quand on n’était pas communiste, et, en stricts termes de morale, ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Force est en effet de constater que depuis la propagande par le fait des anarchistes et les merveilles du communisme réel au XXe siècle jusqu’à Maduro et Bachar el-Assad aujourd’hui, une prétendue gauche est encore pleine de sang jusqu’à rendre un peu paranoïaque et un peu suspicieux — plus question en tout cas de penser en termes d’« ennemi principal en dernière instance », machine pourtant formidable pour écraser un tel narcissisme et dont abuse aujourd’hui la droite avec la figure du musulman sanglant… En bref, la gauche devrait être davantage à plaindre qu’à blâmer. Sauf que la droite monarchiste française a connu cela à la fin du XIXe siècle, comme la démocratie athénienne l’avait connu, quoi qu’en prônant une solution inverse, à la fin du Ve siècle avant Jésus-Christ. Et que l’une et l’autre en sont mortes. Faire flamber ses différences comme les glisser sous le tapis, ce sont deux stratégies d’avance perdantes.

Ces deux objections devraient nous donner à penser. Si le narcissisme des petites différences est la forme ordinaire des rapports interhumains, il devient létal (« létal », my sisters and my brothers, ça veut dire mortel, t’es mort, c’est fini, on est au bord du collapse définitif, vous en avez conscience ou pas ?) quand ceux-ci prennent un sens proprement politique, c’est-à-dire quand il concerne l’organisation de la vie commune. Dès lors la première tâche, la plus urgente en tout cas pour toutes les gauches mondiales si elles espèrent survivre, est de lutter contre un tel narcissisme : arrêter de grossir nos différences qui font écran à tout ce qui nous rassemble ; arrêter de raisonner en termes de personnes ou d’idées puisque ce qui est en cause ce ne sont ni les personnes ni les idées mais une funeste structure spéculaire qui emprisonne les sens de l’être et de la justice propres à chacun ; arrêter de penser à ce que l’on est pour penser plutôt à ce que l’on a à faire, à argumenter ou à combattre.

En première analyse, la solution semble aller de soi dès que le problème est énoncé. Car il existe trois voies royales pour se sortir d’un tel narcissisme qui ne sait plus s’affirmer, sinon dans la haine, en tout cas que dans la défiance de celles et ceux qu’on a autrefois aimés : soit l’idée objective, trouver enfin l’Idée sans sujet qui, n’appartenant à personne, donnera le courage et le sens de nous déporter enfin au-delà de nous-mêmes ; soit le Réel, c’est-à-dire le surgissement de l’imprévu qui rebat toutes les cartes et fait voler en éclats tous les miroirs et toutes les images — une vraie révolte, une vraie catastrophe, une vraie guerre ; soit l’Amour, c’est-à-dire l’amour.

Malheureusement, ces trois voies royales et enthousiasmantes semblent pour l’instant fermées. Elles étaient déjà un peu louches avec leurs majuscules, mais même sans majuscule elles ne marchent pas ou plus. L’amour ? Ne prêtons pas trop à Freud et ne cédons pas trop vite à sa condamnation du commandement d’amour : oui, l’amour est parfois une solution, en tout cas un vrai amour nouveau, si fort qu’il échappe à toute ambivalence, à toute haine. Lacan, là-dessus, est un peu plus juste que Freud. Jésus, le Jésus d’avant saint Paul, d’avant l’Église, le Jésus des futurs catholiques et des futurs gnostiques, celui qui aime chacun, l’ennemi et l’ami, le publicain et le prolétaire, c’est quand même pas mal. Ou bien le bon Moïse, le bon Mohammed, le bon Bouddha, oui, on peut prendre aussi. Mais force est de constater que ça ne marche plus pour le moment : pas d’amour nulle part ou si peu ; si peu aujourd’hui de chrétiens, de musulmans, de juifs à la gauche de Dieu ; et si peu d’amour chez les athées, ceux qui devraient pourtant en être les derniers dépositaires.

Le réel alors ? Oui, là aussi c’est une bonne clé — de fait quand il surgira pour de bon et frappera chacun en pleine face, sous forme de mort ou d’une vie nouvelle, incroyable et inattendue, cela changera forcément la donne. Malheureusement le réel ne se décrète pas et on le perd souvent à l’attendre : si le réel est toujours la bonne voie, les prophétismes du surgissement qui l’entourent en sont rarement à la hauteur.

Alors l’idée objective ? Mais nous les avons les idées, nous en avons même en nombre : l’indignité absolue de notre incapacité à accueillir l’étranger ; l’abjection insoutenable des violences faites aux femmes ; l’explosion insupportable des inégalités à l’échelle planétaire ; la destruction programmée de notre environnement vital ; le retour terrifiant de néo-fascismes partout dans le monde. Ou les mêmes, formulées plus positivement : retrouver le haut sens de l’hospitalité ; l’idée enfin précise de l’égalité entre les sexes et entre les genres, en termes de consentement, d’accès au pouvoir, de partage des tâches ; la fraternité ou la sororité merveilleuse de l’égalité ; la construction salutaire d’un développement durable ; la revitalisation joyeuse de nos démocraties. Il y aurait bien là de quoi se rassembler enfin autour de telles idées. Mais de fait ça ne fonctionne pas davantage : ces idées censément rassembleuses que tout le monde est censé partager dans l’ensemble de la gauche ne rassemblent plus personne et n’éteignent aucune haine. La preuve, elles sont bien trop adjectivées : l’indignité doit être « absolue » ; l’explosion des inégalités « insupportable » ; le retour « terrifiant » ; la démocratie « joyeuse » ; le développement « durable »… Le jour où une vraie idée viendra enfin nous rassembler à nouveau, parions qu’elle sera sans adjectif.

Dès lors comment procéder ? Essayons ceci : ces voies royales sont bien royales, les formes essentielles d’une vraie politique de gauche demeurent l’idée, le réel et l’amour, mais il faut préparer leur advenue lucidement et sans décrets ridicules de la volonté abstraite ; si elles ne fonctionnent pas, quand elles ne fonctionnent pas comme aujourd’hui, cela signifie nécessairement qu’il y a quelque chose de mal analysé et de mal pensé dans ce narcissisme des petites différences qui lamine la gauche d’aujourd’hui, peut-être les gauches de tous les temps, d’emblée impuissantes dès qu’elles refusent de se faire totalitaires ou démagogiques, même quand elles étaient portées par un réel plus clément ; cela signifie donc que sous les différences apparentes que l’on grossit et que l’on enflamme à loisir se jouent d’autres différences plus obscures, plus inconscientes, et donc à la fois d’autant plus essentielles et d’autant plus toxiques, d’autant plus dangereuses et d’autant plus dérisoires. Là est le point de ce narcissisme : essentiel et toxique, dangereux et dérisoire. Essentiel parce qu’il s’agit enfin de soi (ou de son inconscient) ; toxique parce que ce soi est souvent un faux soi, hérité ou transmis, qui nous rend prisonniers du rêve d’un autre. Dangereux, parce qu’un tel narcissisme conduit à haïr et à tuer, et ce n’est pas de la blague — oui, on tue partout aujourd’hui, et l’Occident avec ses drones et ses opérations secrètes bien plus que le djihadisme ; mais dérisoire, parce que bien analysé il s’origine dans du néant. Nos petites différences, dès qu’elles sont mobilisées, constituent la peinture troublante d’un Janus biface : mi-gorgone, mi-bouffon ; mi-vital, mi-superfétatoire. Ce sont donc elles qu’il faut exhiber avant tout dans l’espoir ambigu soit qu’elles se brûlent à la lumière du jour, soit qu’elles se transmuent en grandes différences, mais que, dans tous les cas, elles laissent à nouveau le champ libre aux énergies qui ont toujours fait la gauche et qui vont généralement toujours ensemble, se nourrissant les unes les autres : les idées fécondes, les luttes réelles et les amours nouvelles.

Dès que l’on pense que la petite différence fait la différence essentielle, figée, imprenable, on est foutu.

À notre sens, il existe au moins quatre lignes de fracture invisibles, souvent repérées historiquement mais toujours en passant et rarement problématisées en tant que telles, qui nourrissent notre narcissisme des petites différences et qu’il faut apprendre, avant même de les surmonter pour espérer retrouver un jour un élan commun, à repérer dans les discours de soi et de l’autre (et à parts égales de soi et de l’autre) pour espérer minimalement, à défaut de propédeutique à la révolution qui vient, devenir un peu moins con.ne et un peu moins méchant·e. Essayons de les analyser une à une pour admettre à la fin des fins qu’elles ne divisent pas la gauche mais plutôt chacun·e d’entre nous et donc sont malléables, déplaçables, réversibles, bref de peu de poids.

politique de l’intérêt contre politique du désintéressement

Opposer l’intérêt au désintéressement, c’est à maints égards la première ligne de fracture qu’opère le narcissisme des petites différences en politique. On va reprocher aux uns de ne raisonner qu’en termes d’intérêts corporatistes comme si défendre des intérêts malgré tout collectifs était devenu indigne dans une société qui ne promeut plus que des profits individuels. On va reprocher aux autres de ne défendre une position désintéressée qu’au nom, soit d’un moralisme sans mains et d’un universalisme abstrait, soit d’un intéressement pire encore mais dissimulé. Personne n’a raison. Mais cette fracture se répète à tous les niveaux. On dit intérêt contre désintéressement, mais on pourrait dire aussi bien civisme contre esprit partisan ou militant. Encore les Grecs : génie de l’esprit civique et vertueux qui ne vise qu’au Bien commun contre l’esprit factieux et gros de sédition, qui ne vise qu’à promouvoir des intérêts particuliers sous couvert du Bien commun (ou de l’avantage commun, suivant les traductions) — pensée de philosophes ; mais aussi bien génie de la division, du dissensus, du heurt assumé des intérêts particuliers, qui fait seul le sel vivant de la démocratie — pensée de bons sophistes. Ou bien l’on pourrait dire encore engagement authentique contre engagement inauthentique. Par exemple, il est immonde de parler de Shoah quand on n’est pas juif, et même pas seulement juif, mais ashkénaze ou sépharade de Hollande — on parle en l’air, dans l’abstrait et on s’attribue un malheur qui n’est pas le sien. Mais il est tout aussi immonde de parler de Shoah quand on est juif, ashkénaze ou sépharade d’où vous voudrez : non seulement parce que la Shoah ce sont les Goyim qui l’ont commise, pas les juifs, et que c’est donc avant tout d’un point de vue historique comme moral l’affaire de ceux-là et non de ceux-ci, mais plus encore parce qu’on réduit ainsi un événement universel et inappropriable par quiconque à des intérêts particuliers mercenaires, tel le sublime et affreux musée Yad Vashem à Jérusalem. Celui-ci est sublime (avec toute la dose de souffrance et d’humiliation qu’il y a dans le sublime) par son architecture en tunnel qui laisse voir la lumière à l’horizon quand on passe de salle en salle, ce qui rend seulement supportable, physiquement et psychiquement supportable, cette traversée de l’ensemble de l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe ; mais affreux parce qu’arrivé enfin à la lumière on tombe sur un balcon offrant une vue si magnifique et si salutaire subjectivement sur les collines de Cisjordanie qu’il est bien difficile de ne pas se dire, quand on est juif, « mon Dieu, après tant d’horreurs, tout ceci est à nous, nous l’avons quand même mérité ». Le narcissisme des petites différences passe là, dans ce « quand même ». « Quand même » qui éteint tout le sort tragique et infiniment violent infligé aux Palestiniens ; « quand même » qui dans le discours symétrique du Hamas efface tout le destin tragique du peuple juif ; « quand même » qui permet toujours d’effacer l’autre au nom d’une affirmation de soi qui n’a pourtant de sens que par l’autre.

On pourrait multiplier les exemples mais on a compris l’idée. Le narcissisme des petites différences n’est pas faux, n’est jamais faux en politique, il s’origine au contraire souvent dans ce que l’on a de meilleur, en tout cas dans ce qu’on juge être au fond de soi l’intérêt le plus authentique ou le désintéressement le plus grand. Mais il devient infiniment toxique dès qu’il cesse de dialectiser ses termes et les pose en extériorité, ou dit autrement, dès qu’on confond le propre (ou l’authentique) et le mien (ou ce qui me sépare de l’autre) car c’est alors qu’il fige toutes les différences en fossés infranchissables. Dès que l’on pense que la petite différence fait la différence essentielle, figée, imprenable, on est foutu. Dès que l’on pense que ce qui me fait moi est à moi, on est foutu. Dès que l’on pense que notre intérêt est menacé dans son essence par le désintéressement ou que le désintéressement sublime est menacé dans son essence par des intérêts terre à terre, on est tout aussi foutu. C’est pourquoi une « bonne » politique de gauche consiste à ne jamais trancher entre réalisme et idéalisme, particularité et universalité, intérêt et libéralité, mais à louvoyer, déplacer, dialectiser.

politique du désir contre politique de l’intérêt

La question s’est encore compliquée quand une certaine gauche (pour faire vite, disons la nôtre) a ramené la question du désir dans ce jeu de miroirs déjà pénible. Parce que théoriquement, le nœud semble alors être devenu inextricable. Du point de vue du rapport de forces, donc du point de vue politique au sens strict, parler de désir, c’était trahir son camp, réalistes et idéalistes mêlés, parce que c’était faire la part belle à l’idéologie libérale et au droit qu’elle prétend concéder à chacun d’une « pursuit of happiness » purement individuelle, même au cœur des luttes collectives. On se disputait déjà sur les fins, on devrait en plus se diviser sur les motifs, donc se disputer non seulement sur ce qui nous tire et nous appelle, mais en plus sur ce qui nous pousse ou nous arrête d’avance ? Oh ! nouveaux semeurs de nouvelles divisions. Mais du point de vue du concept, c’était l’inverse : seul le désir remettait véritablement en cause la logique libérale de l’intérêt bien compris ou du désintéressement idéologique, c’est-à-dire d’un désintéressement qui ne s’affirmait que pour cacher un intérêt d’un autre type — symbolique contre matériel, social contre économique ; le désir seul disait : il faut sortir à tout prix de ce miroir des calculettes, entre ceux qui calculent les intérêts subjectifs et ceux qui calculent les intérêts objectifs.

Évidemment un tel nœud théorique non seulement était indémêlable mais n’avait aucun intérêt. Là encore, rien d’autre que du narcissisme des petites différences. Car évidemment que penser en termes d’intérêt objectif ne signifie pas nécessairement renoncer à toute joie et à tout partage ; et car évidemment que penser en termes de désir ne signifie pas la fin de tous les petits calculs en termes d’intérêt. Mais d’un coup ce n’était plus si facile de s’en sortir : le réalisme des intérêts des petites différences comme l’idéalisme du désintéressement sans sujet parlaient encore la même langue de l’intérêt ; maintenant une nouvelle langue, celle du désir, s’immisçait et brouillait toutes les images. Des camarades de lutte devenaient ennemis à mort. D’un coup, sous couvert de faire appel enfin au désir et à son renforcement, la joie, ce n’était plus très gai et ça ne donnait plus très envie.

politique du champ contre politique de franc-tireur

Mais ce n’était pas fini, la gauche n’avait pas encore fini de boire le calice jusqu’à la lie. Après Reich, Marcuse, Guattari et Deleuze, sacrés fouteurs de merde en termes d’unité et de front commun, peuple et minorités confondus, même s’ils y croyaient encore ; après eux donc, est venu le temps de Bourdieu, des bourdieusiens fanatiques et des anti-bourdieusiens tout aussi fanatiques. C’est peut-être là où c’est franchement devenu triste. Bourdieu disait pourtant, à maints égards et à son corps défendant car il croyait en autre chose, quelque chose de très simple : arrêtons de nous leurrer, chacun ne mène que la politique propre à sa position dans le champ politique — personne ne cherche le bien d’autrui, chacun cherche son bien propre dans le champ où il se situe, c’est-à-dire la valorisation de sa position par rapport aux positions conjointes, c’est le b.a.ba de la sociologie. Sauf qu’au lieu de reconnaître cette vérité triste, vraie, mais limitée, ses adversaires prétendument de gauche se sont enflammés. Atroce Bourdieu, démon de la distinction et de la reproduction au lieu même où l’on devrait promouvoir le désintéressement et l’émancipation. On rejouait le sens de l’intérêt général et désintéressé contre l’intérêt particulier et intéressé, mais d’une manière infiniment plus triste. Victoire à la Pyrrhus, Bourdieu triomphait sur des ruines qu’il aurait voulu reconstruire.

Évidemment, ce n’est pas Bourdieu qui a ruiné la gauche. C’est la technologie qui était d’essence bourdieusienne malgré qu’il en eût — les réseaux sociaux — qui a fondé le bourdieusisme des petites différences objectif d’aujourd’hui, qui ne se répand qu’au profit de la plus haute distinction pour soi dans un champ très délimité par ses proches. Bourdieu n’est que le nom qui dit la vérité des technologies modernes : chacun n’œuvre plus que pour sa propre distinction et sa propre reproduction. Il ne voulait pas cela mais il a nommé cela et non sans vérité — les pires ennemis d’aujourd’hui incarnent la quintessence de ce qu’il a pu décrire. La droite la plus immonde est devenue intensément bourdieusienne, là est sa punition.

Double bind insurmontable : ridicule des bouffons, ridicule de l’esprit de sérieux. Voilà où nous ont conduits nos miroirs narcissiques.

Qu’en est-il resté de la vraie gauche ? Elle a fui toute politique du champ, elle a tiré contre son propre camp, elle n’a privilégié que les amitiés sûres contre les amitiés d’image, elle est devenue pleinement franc-tireur, défouraillant à tout va, tirant contre son propre camp, rejoignant des positions limites. Mais c’est alors Bourdieu qui gagne encore, d’une victoire sinistre mais d’une victoire indéniable : dans ton refus de la politique du champ tu te positionnes encore dans un autre champ, ou bien tu ne fais plus de politique. L’alternative est terrible mais vraie. Aujourd’hui Bourdieu gagne toujours, quoi que si tristement : là est la vérité du narcissisme des petites différences.

politique du ton : politique du grand sérieux contre politique de plaisantin

On est peut-être allé trop loin quand on a dit que la politique de gauche a été réduite à sa vérité bourdieusienne, c’est-à-dire à une simple lutte de positions dans un champ entendu comme un résumé des stratégies pour occuper une position dominante dans un espace fini d’expressions et de positions possibles. Car la vraie gauche (y compris la vraie gauche bourdieusienne, navrée de son propre triomphe), en tout cas une certaine gauche, a fini par chercher autre chose. Elle a changé de ton. Elle a pris le ton de maints héros ou hérauts de stand up comedies. Elle a dit : il faut rire de tout cela, s’alléger des fardeaux de la culpabilité et du ressentiment, promouvoir à nouveau un simple sentiment joyeux de la vie. Elle a dit : eh, oh, les amis, rions ensemble de notre narcissisme des petites différences, du fait qu’un pauvre peut être homophobe, un musulman antisémite, un juif raciste, un noir misogyne — c’est drôle, c’est si peu de choses par rapport à notre expérience commune de l’oppression. Ce n’était pas une stratégie idiote : allez, ce n’est pas si difficile, allégeons simplement nos différences. Mais c’était d’avance une stratégie perdante. Le ton n’a d’importance en politique, comme dit Paul Veyne à la fin du Pain et le cirque, que chez celui qui commande. Chez ceux qui sont commandés, la question est hors de propos et ne fait que relancer les tristes miroirs de la gauche : plaisantins contre âmes sérieuses, c’est-à-dire bourgeois contre vrais souffrants, jeunes contre vieux, insiders contre outsiders. On ne peut jamais rire de tous les côtés, le rire est une merveille humaine, mais toujours un désastre politique dès qu’on prétend s’appuyer dessus.

Or c’est sans doute vraiment là où la gauche a atteint son étiage. On ne peut même plus rire de nos propres désastres, de nos propres impuissances. Or une gauche, c’est-à-dire une puissance de contestation de l’ordre établi, qui ne peut plus rire d’elle-même, qui atteste donc subitement du triomphe de l’ordre établi, n’est plus une gauche. On rit aujourd’hui, on est déjà de droite. On refuse de rire, on est d’une gauche morte, déconnectée du temps. Double bind insurmontable : ridicule des bouffons, ridicule de l’esprit de sérieux. Voilà où nous ont conduits nos miroirs narcissiques.

pour l’avenir

À la fin des fins, peut-être même dès le départ, ces petits différences ennuient. On fait de la psychologie ou de la socio-psychologie là où il faudrait faire simplement de la politique ; on désunit encore au lieu même où l’on prétend rassembler ; on ne fait que répéter l’arpentage des mêmes impasses. En un sens, un tel ennui est donc une bonne chose. Car tous ces petites analyses qui précèdent n’ont qu’un sens : ne jouissons pas trop de nos petites différences, apprenons au contraire à nous y ennuyer pour de bon, pour chercher autre chose — de l’amour, du combat, et de l’idée commune qui justifie l’une comme l’autre. Mais en un autre sens, un tel ennui est une tristesse tant il est certain que l’on ne sortira pas du narcissisme des petites différences qui le ruine aujourd’hui en se contentant de le dénoncer abstraitement. Il vaudrait bien mieux le comprendre pour ce qu’il est : non seulement la condamnation du narcissisme en tant que recentrement de toutes les questions politiques sur la question du soi et de ses positions dans le champ, mais aussi bien l’inverse : le refus du narcissisme compris comme amour d’un soi posé d’emblée comme sans rapport et sans comparaison avec tous les autres.

Le combat de demain doit donc se livrer sur deux fronts. D’un côté, effacer autant que possible tout ce qui sépare au profit de ce qui nous unit — vieille recette. De l’autre, faire de toutes les fractures de la gauche des terrains de gloire, c’est-à-dire renforcer le vrai narcissisme individuel — réapprendre à admirer, à glorifier, à soutenir — contre le narcissisme des petites différences.

Est-ce possible de réarticuler ainsi, un peu finement, un peu dialectiquement, une telle haine des héros et un tel besoin de nouveaux héros ? On ne sait pas. Mais ce qu’on sait c’est que la revitalisation d’une gauche moribonde ne peut passer que par ce double constat : l’autre de gauche n’est pas le coupable et le tiers qui rassemble l’un et l’autre est un sacré héros.