université, mon beau souci

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Quelque chose ne tourne pas rond dans l’université française. En dix ans, à la suite de l’adoption de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU) en 2007, l’institution universitaire s’est transformée en Léviathan néolibéral [1]. Que s’est-il passé entre 2007 et 2019 ? Un train de réformes agressives, réactionnaires sous couvert de modernisme, chacune appuyée sur la précédente, a peu à peu éloigné l’université de sa mission de service public et y a subrepticement introduit la concurrence, la productivité et l’efficacité, la servitude et l’ambition comme principes de gouvernance. Certes, les dynamiques de mandarinat autoritaire existaient bien avant les années 2000. Mais elles ont gagné en vitesse depuis 2007, d’une manière qui met en péril la mission de la communauté ; d’autant que l’autonomie des universités signifie désormais leur pauvreté chronique. L’université est une institution qui passe pour être de gauche ; aussi croit-on souvent que ces réformes ont été menées malgré la résistance de la communauté universitaire. Voilà qui est largement faux, et si ces réformes ont pu voir le jour, c’est grâce à la complicité ou au silence d’une partie des enseignant·e·s-chercheur·e·s.

En 2009, le mouvement de grève contre la masterisation des concours de l’enseignement et le décret sur le statut des enseignant·e·s-chercheur·e·s a mobilisé ensemble universitaires et étudiant·es, qui y voyaient une menace commune. Il est, jusqu’à maintenant, le plus long mouvement de protestation à avoir réuni professeur·e·s et étudiant·e·s. Le décret avait pour projet, entre autres, de rendre les services des enseignants modulables, et de créer une division entre ceux et celles qui se consacreraient davantage à l’enseignement et ceux et celles qui se consacreraient plutôt à la recherche. La réforme de la masterisation des concours de l’enseignement a allongé d’une année les études des futur·e·s enseignant·e·s, sans résultats probants en termes de maîtrise des savoirs, tout en séparant arbitrairement l’initiation à la recherche de la voie de l’enseignement. Universitaires et étudiant·e·s ont donc fait cause commune, avec des intérêts différents.

La contestation ne fut toutefois pas unanime. Certain·e·s collègues qui refusaient de participer au mouvement de grève m’expliquaient alors qu’ils ne « pouvaient pas abandonner leurs étudiants » ; d’autres qui avaient leurs entrées auprès du président de l’université parlaient de sa « grande qualité d’écoute » ou de sa « réflexion avisée » pour défendre une réforme intenable mais dont ils espéraient peut-être tirer profit.

Las ! Le coup de poignard est venu des titulaires. Quand le gouvernement a abandonné le décret sur le statut des enseignant·e·s-chercheur·e·s, le département dans lequel je travaillais a voté en grande majorité la reprise des cours, laissant sur le carreau les étudiant·es qui nous avaient soutenu·e·s et qui n’avaient pas obtenu gain de cause.

Cet épisode résume assez le problème qui m’occupe ici : la liquidation sournoise des principes de gauche dans les établissements d’enseignement supérieur en France. Il montre à quel point la boussole idéologique de l’institution universitaire flotte désormais sans repère. Et comment les mobilisations les plus justes peuvent se dégonfler, d’un coup d’un seul, sous l’effet des intérêts de classe. L’université demeure une institution féodale, tout sauf démocratique, où les suzerains abandonnent leurs serfs sans ciller lorsqu’ils ont remporté leur bataille.

Parmi la multitude de fractures qui disloquent la gauche, il y en a donc une qui traverse douloureusement l’université. Pourquoi ? La communauté universitaire est réputée de gauche. Mais il s’agit d’un stéréotype trop peu souvent interrogé, voire d’un mythe entretenu à dessein. Les souvenirs de la fac de Vincennes ou du Mirail ont aussi cette fonction. En sciences humaines, il est possible que la balance des convictions politiques penche davantage à gauche, du moins si l’on en croit les déclarations des un·e·s et des autres. C’est là le point précis où passe la ligne de fracture : entre l’idée reçue et la situation véritable d’une part ; entre les déclarations et la réalité des pratiques de l’autre.

l’université contre ses usager·e·s

Nous qui y travaillons, précaires ou titulaires, nous faisons violemment, année après année, l’expérience de sa dimension droitière. Il n’est que de constater le grand nombre d’universitaires favorables à Parcoursup (je ne parle même pas de ceux et celles qui l’ont défendu dans la presse, comme François Legendre et Joan Le Goff avec leur « N’accablons pas Parcoursup » paru dans Le Monde en juin dernier), tous ceux et celles qui ont cru qu’introduire une sélection parmi les étudiant·e·s allait améliorer l’ordinaire de leurs conditions de travail. Si l’on en juge d’après les dix dernières années, nous avons toutes les raisons de croire que Parcoursup sera suivi d’autres mesures de sélection des étudiant·e·s (la hausse des frais d’inscription pour les étudiant·e·s non-ressortissant·e·s de l’Union européenne, par exemple ?) et de mise au pas des enseignant·e·s-chercheur·e·s.

Du côté de la recherche ? À l’université de Lorraine se prépare pour septembre prochain le premier Congrès français d’études culturelles, intitulé Tyrannies des minorités, et dont l’appel à communications propose, entre autres, ce joli coup de force discursif : « La minorité n’est plus seulement une performance à accomplir pour faire l’objet d’un discours […] mais sa revendication semble la désigner comme condition nécessaire à l’exercice d’un pouvoir. Chacun, dès lors, tendrait à s’inscrire dans un discours minoritaire, condition à remplir pour avoir un pouvoir à exercer au détriment d’une majorité prise comme support à la projection d’une domination utile : un maître sur qui régner, dirait Lacan. » La rhétorique fallacieuse ici à l’œuvre vide le travail sur les cultures minoritaires de sa substance. Cette tactique devrait nous alerter : une partie de la communauté universitaire acclimate les cultural studies — et leur projet émancipateur, contestataire — à droite, sous couvert d’examen critique. On voit ici comment s’articulent les réformes structurelles du champ universitaire et les directions de la recherche.

L’université française découvre tout soudain en 2019 qu’elle a une sale gueule et qu’elle utilise à titre de concepts, sans pour autant les interroger, les pires « idées » du dépotoir médiatique. Pas étonnant, donc, que quatre-vingts intellectuel·le·s se soient fendu·e·s d’un texte ridicule intitulé « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique » dans Le Point, et qui réunit des universitaires comme Françoise Lavocat, Claude Habib, Philippe Gumplowicz, Jacques de Saint-Victor, Aurore Després, Marc Hersant, Carine Trévisan ou Maxime Decout aux côtés de pestiférés de l’islamophobie tendance paranoïaque comme Robert Redeker ou Waleed Al-Husseini. Pas étonnant non plus qu’un politiste comme Laurent Bouvet gère sa petite carrière médiatique de plateaux télé en émissions de radio en agitant le spectre de l’« insécurité culturelle » des classes moyennes.

Ailleurs et partout : le mandarinat se porte toujours bien, les renvois d’ascenseur et les petits arrangements troubles aussi ; les titulaires n’hésitent pas à poser des peaux de banane devant les précaires lorsque leurs intérêts sont en jeu (le choix des armes va du mensonge, destiné à faire obtenir à son ou sa doctorant·e un poste d’ATER, au profilage de tel ou tel poste pour exclure tel ou telle candidat·e de la course) ; le recrutement local a explosé avec la baisse du nombre de postes ; des comités de sélection bidon, destinés à recruter les futur·e·s maître·esse·s de conférences, où tout est déjà joué d’avance, sont montés chaque année sans que personne ne puisse protester ; des doctorant·e·s sont harcelé·e·s et humilié·e·s ; les précaires sont, comme d’habitude, corvéables à merci, oubliables, amovibles. Le fait que des professeurs qui se disent « de gauche » puissent être favorables, selon les circonstances, à de telles pratiques me semble l’un des symptômes les plus graves de la fracture universitaire. Il n’y a pas de justifications possibles au localisme, aux coups tordus, aux comités de sélection joués d’avance, au harcèlement, à la précarisation des précaires.

Voici les derniers épisodes en date à ma connaissance. À Paris 3, la présidence, après avoir décidé de repousser les partiels de décembre à la rentrée de janvier à la suite du mouvement d’occupation, a proposé de faire travailler bénévolement ses enseignant·e·s-vacataires pendant la semaine d’examens — et cette proposition a été discutée au conseil d’administration comme si de rien n’était. Il y a quelques mois, l’université Paris-Diderot a rompu le contrat doctoral d’Ana, une étudiante dont le casier judiciaire fait état du jet d’un gobelet de café froid sur des militants d’extrême-droite qui malmenaient physiquement une syndicaliste avec force insultes racistes et sexistes. L’épisode a eu lieu il y a plusieurs années dans une autre université. La décision est parfaitement arbitraire et met en péril le cursus d’une excellente étudiante, elle est contestée de toute part mais la présidence tient bon. En transformant ce geste anodin en un délit grave, aux conséquences non moins graves, elle espère sans doute museler les velléités protestataires de ses étudiant·e·s. Voilà des faits qui déshonorent la mission de service public de l’université.

Tout en brandissant de jolis vocables creux, l’institution ne cesse de trahir ses valeurs.

Enfin, il y a ceux et celles qui croient que la terre est plate. Je parle de ces universitaires qui pensent que les réformes des gouvernements successifs depuis 2007, toutes responsables du marasme de l’institution, vont lui permettre de sortir la tête de l’eau. En juin 2012, François Garçon déclarait au Point : « Qui oserait dire que Pécresse n’a pas bouleversé le système français ? Elle est la première à avoir su ouvrir les yeux sur ce qui se passait à l’étranger et à frapper un grand coup dans la fourmilière. Il faut donc espérer que le gouvernement socialiste poursuive sa politique en la matière, qu’il consolide la loi LRU et accélère la mise en place de bonnes pratiques venues de nos voisins. » Ce que le quinquennat de François Hollande s’est empressé de faire. Est-ce que les choses vont mieux désormais ? À l’évidence, non. Je ne crois pas que François Garçon ait le cynisme de prétendre le contraire. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui : Parcoursup, l’explosion des frais d’inscription pour les étudiant·e·s extra-européen·ne·s, la probable et prochaine explosion des frais d’inscription pour tou·te·s.

Pour les précaires et une partie des titulaires, l’université est devenue un environnement toxique. Et sa fracture est schizophrène : tout en brandissant de jolis vocables creux, l’institution ne cesse de trahir ses valeurs. Elle se prétend progressiste alors qu’elle est l’un des relais les plus efficaces de la reproduction sociale et de la reconduction des privilèges de classe. Elle est donc par excellence le lieu d’un discours mystificateur, où son fonctionnement droitier (népotisme, vassalité, consentement, domination, exclusion, sélection, élitisme) se travestit sous des discours de gauche. Que l’université passe pour être de gauche, sauf auprès de ceux et celles qui la vivent de l’intérieur, signifie que nos adversaires ont déjà gagné la partie et ont réussi à établir entre ses murs une hégémonie politique durable — d’autant plus durable que peu visible.

Nous, les usagers de l’université, devons donc dépasser la perspective éthique que je fais valoir plus haut (elle est un vœu pieux et jamais elle ne colmatera la brèche) afin de construire l’université comme le lieu d’une lutte politique. Une lutte qui se joue entre ceux et celles qui habitent la fac comme un lieu de vie, d’échanges, de formation et de critique et les instances de pouvoir qui tendent à en faire un lieu de reproduction idéologique, de mise au pas, de consensus artificiel et arraché par la force.

bienvenue sous l’Ancien Régime

Où la faille se trouve-t-elle ? Avant tout dans les structures féodales de l’université, qui reste un système aux hiérarchies archaïques où les nouveaux et nouvelles venu·e·s n’ont rien du tout, pas même une table de travail, tandis que certain·e·s professeur·e·s des universités ont tout : une chaire en France et une autre à l’étranger, le cumul des mandats tous azimuts (au CNRS, dans les équipes présidentielles, dans les divers conseils qui régissent la vie des universités), des invitations partout dans le monde, une surface médiatique importante, etc. Mais les universitaires ne peuvent pas se dédouaner tout à fait et rejeter la faute sur un système abstrait. C’est oublier que, derrière ces structures, il y a des individus qui acceptent ou refusent de jouer leur jeu, qui participent ou non aux petites et aux grandes manœuvres du pouvoir, qui interfèrent ou non avec le fonctionnement démocratique de l’institution, qui cherchent ou ne cherchent pas à capter l’autorité, ses prérogatives et ses positions, qui décident ou non de jouer un coup tordu à un·e collègue, à un·e doctorant·e, à un·e précaire qui ne pourra pas se défendre de peur de voir son parcours universitaire compromis. Des individus qui acceptent de jouer l’avenir de jeunes gens pour aménager leur confort professionnel. Les structures sont une chose ; les responsabilités et l’éthique de ceux et celles qui les incarnent, les représentent et les font vivre en sont une autre. On ne saurait réfléchir honnêtement à la crise de l’université française sans se confronter à un moment ou un autre à cette question. Rien n’y avancera tant que les titulaires, notamment celles et ceux qui sont à la manœuvre, ne reconnaîtront pas cette responsabilité à la fois collective et individuelle. Voici une ligne de fracture marquée, puissante : entre celles et ceux qui l’admettent et celles et ceux qui se réfugient derrière des considérations désincarnées (au premier chef le manque de moyen, l’absence de postes).

C’est la vieille rengaine des professeur·e·s des universités : on ne combat pas des réformes néfastes et élitistes en empêchant ceux et celles qui veulent travailler d’accéder aux campus.

Quel enjeu se dissimule-t-il derrière la question de la responsabilité ? D’abord et avant tout un vieux problème de rapports de classes. Une partie des membres de l’université travaille contre ses usager·e·s (les étudiant·e·s notamment, mais aussi certain·e·s enseignant·e·s-chercheur·e·s, pas tout à fait affranchi·e·s des rapports de domination et du poids des mandarinades) afin de conserver ses privilèges, tout en utilisant son supposé progressisme comme alibi. C’est la vieille rengaine des professeur·e·s des universités : on ne combat pas — nous sermonnent-ils — des réformes néfastes et élitistes en empêchant ceux et celles qui veulent travailler d’accéder aux campus. Le 10 décembre dernier, pendant l’AG des étudiant·e·s qui occupaient Paris 3, un professeur du département Communication a ainsi lancé, sans rire, qu’à force de bloquer la fac les étudiant·e·s allaient « la faire couler et disparaître », et ainsi obtenir l’exact contraire de ce qu’ils et elles voulaient : une université ouverte à tou·te·s, qui promeut la diffusion des savoirs et non leur restriction à une fraction déjà sélectionnée par les mécanismes de la reproduction sociale.

D’une part, c’est accorder trop d’effet à ces mobilisations étudiantes, dans des termes très exagérés. D’autre part, il y a dans cet argument une idée reçue, du moins un présupposé qui reste entièrement à interroger : à savoir que les blocus seraient organisés par des étudiant·e·s privilégié·e·s, et qui peuvent se permettre d’interrompre le cours normal d’un semestre parce que le jeu de la reproduction sociale les favorisera toujours à la fin. Ce seraient ainsi les étudiant·e·s les plus démuni·e·s, ceux et celles qui ont besoin de suivre un cursus sans perturbation, qui seraient pénalisé·e·s par ces blocages. Or la sociologie des mouvements universitaires n’a rien d’homogène, et l’on trouve parmi les bloqueurs des étudiant·es pas directement concerné·e·s par les réformes qu’ils combattent — la mobilisation devenant alors une première expérience du militantisme, une manière de s’engager pour les autres — autant que des étudiant·e·s véritablement inquiet·es de leur avenir. C’est donc imaginer un peu vite que les pauvres sont de droite et peu mobilisés et que l’on est de leur côté lorsque, en tant que professeur·e, on condamne les blocages.

Sans doute quelques-un·e·s qui ont recours à cet argument sont de bonne foi. Quoi qu’il en soit, il constitue une ligne de partage, au sein de la communauté, quant aux moyens à adopter pour tendre vers plus d’égalité et de démocratie. Je fais partie de celles et ceux qui ne croient pas que l’on puisse arrêter des réformes délétères par les moyens démocratiques ordinaires (débats, consultations, votes). Ces dix dernières années nous ont montré que les président·e·s des universités n’en tenaient plus compte. Je veux bien concevoir que d’autres jugent inefficaces les modes d’action plus radicaux ; toutefois, cet argument me semble participer d’une inversion propre à détourner ce débat vers des lieux où on le rendra bientôt inoffensif. Affirmer que les blocages pénalisent les plus défavorisé·e·s revient en quelque sorte à dire que ce sont les exclu·e·s qui excluent, les manifestants qui cassent et qui pillent, les pauvres qui profitent (des « failles du système », de la « mansuétude de l’État », etc.). Réciproquement, c’est dire aussi que ce sont ceux et celles qui décident de la fusion des universités au mépris de l’avis des enseignant·e·s qui sont le plus attaché·e·s à leur avenir, que ce sont les pontes les plus fêtés qui subissent la censure des précaires et des minorités qui, pourtant, n’ont jamais voix au chapître. Les détenteurs et détentrices du pouvoir — intellectuel, culturel, symbolique, politique, financier — se tirent d’affaire à peu de frais avec ce qui, au bout du compte, semble un tour de passe-passe. À les entendre, leur pouvoir — omniprésent, à tel point qu’il semble aller de soi et en devient invisible — n’en est pas un, ils ne l’exercent pas ou seulement dans l’intérêt de l’institution.

Ce problème de rapports de classes, bien que très vivement ressenti par celles et ceux qui le subissent, passe relativement inaperçu hors de la bulle universitaire. En cerner les contours ou les nommer semble difficile. Voilà qui explique la difficulté des plus précaires à se faire entendre. C’est que les privilèges en jeu sont, au fond, très peu tangibles et ne le deviennent que pour ceux et celles qui ont commencé de les détenir.

Quels sont-ils ? D’abord et avant tout la reconnaissance venue de l’institution elle-même, et les gratifications matérielles qui lui sont associées : invitations dans des colloques prestigieux, séjours à l’étranger, publications chez des éditeurs reconnus, direction de revues. Ajoutons à cela le fait d’être lu, cité, discuté — et pourquoi pas de devenir soi-même un objet d’étude ; le fait, en somme, de peser dans le champ académique.

Le cœur du problème tient autant à la quête de ces privilèges qu’aux moyens déployés par celles et ceux qui souhaitent les acquérir et provoquent, invariablement, des dommages collatéraux sur les individus les plus faibles de l’institution. Très souvent, cela concerne l’élection des jeunes docteur·e·s à un poste de maître·sse de conférences, tant il est vrai que les mandarins consolident leur pouvoir en faisant élire les leurs. Je rapporte ici quelques exemples que j’ai observés ces dernières années. Tel professeur des universités élu il y a peu, pour asseoir sa position de force récemment acquise, cherche à faire élire dans son département un ancien collègue maître de conférence qui demande sa mutation. Pour ce faire, il manœuvre de manière à faire profiler le poste doublement : en faveur de son collègue d’une part ; d’autre part — et c’est plus grave —, de manière à ce que la fiche de poste exclue de manière très précise les docteur·e·s d’un autre collègue du département. À la fin, la manœuvre profite donc à un maître de conférences et lèse des candidats en recherche de poste. Tel autre professeur, pour faire élire la candidate dont il a récemment fait soutenir le doctorat, n’hésite pas à prendre la parole contre les concurrents de celle-ci lors des réunions du comité de sélection, une pratique que la déontologie universitaire réprouve. Tel autre professeur barre la route du contrat doctoral à une candidate par rivalité avec son collègue ; l’étudiante mènera donc son travail sans financement.

Avide de pouvoir, l’institution n’est plus en mesure de fomenter les conditions de sa puissance : intellectuelle, politique, morale.

Si l’une des fractures de la gauche passe par l’université française, c’est parce que les carrières d’enseignant·e·s-chercheur·e·s se jouent au travers de rapports de domination d’autant plus violents et peu visibles que l’activité intellectuelle qui constitue le cœur de la tâche des universitaires est réputée désintéressée et altruiste, et vise au développement de la pensée critique et de l’émancipation. Qui plus est, ces rapports de domination contribuent à puissamment affermir le statu quo des hiérarchies et à perpétuer les inégalités de statut ainsi que la reproduction du capital politique et socio-culturel. Aussi ces jeux de pouvoir donnent-ils régulièrement le sentiment que l’université y bafoue ses principes fondateurs.

Où passe donc la ligne de fracture ? Probablement entre une université qui se prétend de gauche par intérêt personnel bien compris tout en adoptant des tactiques de droite, et les relais véritables de la gauche qui n’opèrent plus dans les mêmes lieux symboliques qu’auparavant. Double fracture ouverte, donc. Primo : la gauche a déserté l’université qui n’a rien vu venir, ne veut rien voir. Deuzio : parmi ceux et celles qui se disent de gauche à l’université, une partie agit en réalité à droite, en favorisant la précarisation des plus fragiles, en acceptant la gestion managériale là où ils pourraient la refuser.

la dépression universitaire

Aussi la condition universitaire est-elle, aujourd’hui, profondément dépressive. On ne foule pas impunément au pied ses principes de jeunesse ! Dans un entretien donné à Vacarme en 2006, Georges Didi-Huberman décrivait la politique de l’université en termes de pouvoir et de puissance — une distinction qu’il empruntait à Deleuze. Avide de pouvoir, l’institution n’est plus en mesure de fomenter les conditions de sa puissance : intellectuelle, politique, morale. La dépression dont je parle ici est l’effet — ou l’autre nom — de cette impuissance. Les mandarins vivent écartelés entre leur course au pouvoir et leur désir de puissance mais ils manquent la seconde en cherchant le premier. Ce n’est pourtant pas une fatalité : nous avons tou·te·s côtoyé un·e collègue qui construisait une œuvre exigeante, un·e ami·e dont la droiture politique faisait honneur à l’institution, un·e professeur·e dont l’enseignement mettait le feu aux poudres de la réflexion étudiante. Mais ces exceptions, qui pourraient être la règle, restent insuffisantes pour insuffler une reprise en main collective du destin universitaire par ses usager·e·s. Nous — du moins les précaires et les titulaires qui partagent ma position — vivons écartelé·e·s entre le désir d’une démocratie horizontale (soit la disparition des rapports de domination au profit des échanges intellectuels : dette vs troc) et l’insistance des pratiques autocratiques, entre carrière et liberté, entre utopie vincennarde et réalité du jeu du pouvoir. Voilà pourquoi la communauté universitaire nous est à la fois désirable et exécrable : les plus belles formes d’intelligence collectives et individuelles s’y épanouissent, comme les jeux de pouvoir les plus odieux, les plus médiocres.

que faire  ?

« Que faire ? » — c’est la question, à la fois tranchante et désemparée, que posait Lénine en février 1902, en titre d’un essai sur l’effort révolutionnaire de la classe ouvrière. Devant les compromissions de la gauche de son temps et les ratés du mouvement étudiant de 1968, Louis Althusser la reprenait, intacte, en 1978. L’an passé, on s’est bien gargarisé du cinquantenaire de mai 68 pendant que les présidents d’université (Georges Haddad à Paris 1, Jean-François Balaudé à Paris-Nanterre, OlivierDavid à Rennes 2, Daniel Lacroix à Toulouse Jean Jaurès) lâchaient la police dans leurs établissements, quand ils n’allaient pas eux-mêmes tabasser leurs étudiant·e·s à coups de gourdin (Philippe Pétel à Montpellier) — ces étudiant·e·s qui leur rappellent leurs tractations honteuses, leurs renoncements, leurs compromissions, et qui ralentissent leurs projets arbitraires (les fusions d’établissements engagées dans toutes la France) ou précipitent leur fin de règne [2]. Plutôt que de lénifier devant les photos des barricades d’alors, ou aux récits de ceux et celles qui nous rappellent que, décidément, la révolution avait plus d’allure il y a cinquante ans, peut-être faudrait-il se poser à nouveau sérieusement la question d’Althusser.

Que faire de (dans, pour, avec) l’enseignement supérieur ? Au printemps dernier, quelques poignées d’étudiant·e·s disséminées dans tout le pays ont courageusement pris cette question à bras le corps, ont improvisé jour après jour des réponses, inventé des modes de représentation inédits, mis les directions de leurs établissements respectifs au pied du mur et face à leurs contradictions. Il n’y avait, pour les enseignant·e·s-chercheur·e·s, qu’à s’engouffrer dans l’énergie de la mobilisation. Je me demande aujourd’hui pourquoi le soutien n’a pas été plus massif, pourquoi nous avons été si peu nombreux·se·s à agir auprès de ceux et celles avec qui nous faisons cours.

Cette passivité du corps universitaire, je l’explique par une deuxième ligne de fracture, celle qui disjoint, chez une partie des enseignant·e·s-chercheur·e·s, les actes et les principes. On veut bien se dire de gauche, louer la mémoire de Deleuze-Foucault-Derrida, verser une larme au souvenir de l’université de Vincennes, mais surtout pas dire ses quatre vérités au directeur de l’UFR, ni parler aux côtés des étudiant·e·s quand on les accuse d’avoir recouvert de tags leurs amphis.

Jetons donc par-dessus bord cette encombrante mythologie, le folklore de l’université libertaire, démocratique, contestataire. Pas parce que nous haïssons cette université-là, mais, bien au contraire, parce que nous l’aimons trop, parce qu’elle nous aveugle et que nous sommes incapables d’agir à sa hauteur. Nous vivons nos vocations d’enseignant·e·s-chercheur·e·s comme si Vincennes était la règle, l’unique modèle, l’état ordinaire de l’enseignement supérieur. Alors que la règle, c’est La Sorbonne, un lieu rance et poussiéreux où les pontes rivalisent de blagues sexistes et portent haut l’étendard de la reproduction sociale. Voici l’idéologie universitaire contemporaine : la fac se prétend de gauche à l’aide de faux-semblants et de mythes afin de continuer à produire des travailleurs et du consentement, et faire intérioriser à chacun·e son rang dans l’espace social. En tant qu’usager·e·s de l’université, nous devons montrer en acte qu’une fac véritablement de gauche produit au contraire du conflit, des antagonismes, de la discussion, des dissensus, de manière à faire reculer les formes de pouvoir et de main-mise qui s’y exercent. Je ne dis pas que tout le monde dans la communauté universitaire correspond au portrait que j’en trace. Même dans les facs les plus conservatrices, on trouve chez les enseignant·e·s-chercheur·e·s d’authentiques relais de la gauche. Mais ils sont trop peu nombreux, constamment mis en minorité par les forces en présence et l’exercice du pouvoir. Si nous voulons tendre vers une université véritablement démocratique, il faut commencer collectivement d’éprouver à nouveau comme intolérables les structures fondamentalement aristocratiques de l’universitas.

Notes

[1Cette métamorphose a été précisément chroniquée, décrite et analysée par Christophe Granger, La destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015.

[2Après plusieurs mois de blocage complet de l’université Toulouse-Jean Jaurès par les étudiant·es, le Ministère de l’Enseignement supérieur dissout les conseils centraux de l’établissement. Daniel Lacroix est donc « démissionné » de fait. La lutte paye.