Vacarme 86 / Cahier

de la Révolution au powerlifting portrait de Sarah Carr

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À l’été 2013 en Égypte, le régime militaire a fait son grand retour, dans une période trouble marquée par des mobilisations de grande ampleur, des violences encore inédites qui ont culminé dans le massacre de Rabaa en août, dans un climat de propagande, rumeurs et fausses informations. Au sein du chaos, il y a pourtant eu la fondation d’un nouveau site d’actualité, entièrement en ligne : Mada Masr. Construit autour d’une équipe jeune et mixte, Mada s’est rapidement imposé comme un des repères les plus sûrs, aux informations fiables, de première main, dans un style radicalement nouveau. Parmi cette équipe fondatrice, il y avait Sarah Carr, peut-être la plus belle plume des blogs politiques anglophones égyptiens, depuis en congé du journalisme, qui s’est gardée de verser dans la mélancolie révolutionnaire en partant vers un tout autre projet. Voici son portrait par la rédactrice en chef de Mada Masr, Lina Attalah.

J’entre de manière hésitante dans la salle de sport où Sarah m’a donné rendez-vous pour une première session de powerlifting [1]. Même si je vais avec confiance sur ma quarantaine, je ne suis pas rassurée à l’idée de m’entraîner en public, ou de le faire sous la tutelle d’une personne qui continue à m’impressionner.

À 41 ans, mais même avant cela, Sarah Carr ou Coach Sarah affiche une certaine froideur confiante, qui, associée à la popularité dont elle jouit sur Internet à la suite d’une série de publications brillantes, lui donne une assurance potentiellement intimidante.

Soulever de la fonte peut être une entreprise risquée, tout autant que le journalisme. Et notamment la tentative de faire le portrait de Sarah, une femme qui a sauté d’un monde à l’autre, à la recherche d’une certaine matérialité, d’une certaine vérité, qu’il ne lui semblait pas possible d’approcher par le langage, l’écriture et le journalisme. À la place, dans sa vie, elle a fait de son corps un nouveau vecteur de création.

Je marche à travers tous ces corps qui ont l’air d’appartenir à des videurs, au son d’une musique euphorisante, dans une salle de gym située à côté du Nil, en espérant trouver Sarah rapidement, cherchant avec anxiété sa présence familière. Mais je n’ai pas vu Sarah depuis trois ans. Est-ce qu’elle est devenue comme tous ces corps musclés autour de moi ?

Elle l’est devenue, mais son visage est toujours le même. Peut-être même qu’elle paraît plus jeune avec ses cheveux longs. Ou peut-être plus détendue à cause de son changement de parcours. Elle porte toujours un sweat rose, parmi d’autres accessoires de cette couleur. Elle mange toujours une nourriture mystérieuse au petit-déjeuner tout en critiquant l’élitisme végan. Elle me salue avec sa nonchalance habituelle et m’initie immédiatement aux arcanes du fitness : jauger le poids, la taille, le poids respectif des graisses et du muscle.

Pendant l’entraînement, elle donne ses instructions comme un officier, sur un ton ferme et soutenu, assez monocorde, pendant qu’elle dessine des cercles autour de vous, alors que vous êtes en train de lutter pour soulever des poids tout en maintenant la bonne posture. Elle est précise et insiste sur cette précision. Elle ne lâche rien, particulièrement avec quelqu’un aux « genoux en hyper-extension et un dos peu coopératif ». Elle applaudit quand on arrive à la bonne posture, et, rare variation dans sa gamme d’émotions, elle lance, avec son accent bien préservé des quartiers Sud de Londres : « yeaaaah… c’est ça ! » Et c’est la victoire de la journée. Elle ne retient pas un rire enfantin à la vue d’un mouvement saugrenu, et la seule chose à faire alors, c’est de rire de soi, à l’unisson avec elle.

Sarah, qui s’est construite en dehors de la salle de musculation, s’ennuyait à chaque fois qu’elle y allait à Croydon en banlieue de Londres, où elle a passé la majeure partie de son adolescence et le début de sa vingtaine. Mais elle ne s’ennuyait pas uniquement en cours de musculation, elle prenait un tas d’autres cours, du pilates à la pole dance, tous centrés sur la perte de poids, et elle s’ennuyait ferme partout jusqu’à comprendre le problème.

« Il n’y a pas de progression. À quel moment ça devient plus dur ? Je n’aime pas l’obsession de toutes ces activités qui s’adressent à des femmes qui veulent être minces et faites d’une certaine façon. Il y a une limite à la force que vous devez avoir, et pour moi c’est en lien avec cette esthétique de la femme comme une chose fragile qui ne doit pas avoir l’air d’un homme ».

En 2015, elle a commencé à suivre un programme en ligne de nutrition et de bodybuilding végan, avant d’être présentée à un coach, dont elle me parle avec passion, qu’elle avait rencontré à l’époque dans un salit hadeed traditionnel (littéralement, salle de fer, un endroit dédié au bodybuilding qu’on trouve couramment dans les quartiers pauvres). Elle avait eu la présence d’esprit de mettre une tenue de sport bien couvrante, et n’avait eu aucun mal à faire déguerpir les jeunes hommes qui la dévisageaient derrière la vitre de la salle d’exercices.

« Il n’y a que ce sport qui te donne cette sensation de puissance, cette impression d’être forte, de pouvoir voir s’envoler 70 kg au dessus de ton visage. Je dois dire que l’entraînement en force a été pour moi la première fois où je me suis sentie parfaitement bien dans ma peau. »

Aujourd’hui, pour 65 kg, Sarah soulève jusqu’à 127 kg. Pour ceux d’entre nous qui ne visualisent pas bien les kilogrammes, on peut illustrer cela en disant qu’elle peut soulever cinq pandas, ou pour un autre point de référence plus concrètement, qu’elle peut soulever deux fois son propre poids. Elle s’est fixé 143 kg comme prochain objectif, et elle se réjouit de ces progrès visibles dans sa vie, de leur inscription dans son corps.

Au-delà de ses propres objectifs, Sarah transmet cette passion à sa communauté et elle s’est établie comme coach particulier. Sa proposition de m’entraîner, l’air de rien, est venue en réponse à ma demande d’entretien pour un portrait. Elle me disait qu’elle ne se rappelait pas de moi parlant de fitness, à l’exception des courses en pleines manifestations. Alors, pourquoi ne pas rejoindre le culte ? De fait, elle dirige un culte, et elle a déjà ses fidèles.

L’une d’entre elle, Laila Marei, une historienne de l’architecture, me la décrit comme « attentive et encourageante ». Dans une de leurs discussions, Marei se retrouve dans ce qui fascine Sarah dans le powerlifting : « Peu importe le temps qu’il faut pour atteindre mes objectifs, je n’ai jamais eu une image aussi positive de mon corps. Tu m’as montré jusqu’où il pouvait aller et ce qu’il peut accomplir, à quel point il est et il peut être fort », lui écrit Marei dans un message personnel. Elle ajoute que Sarah a aussi été un guide dans un sens plus large, vers un mode de vie plus sain.

Radwa Medhat, une autre élève, responsable de réseaux sociaux, décrit Sarah comme une coach certes attentive, mais aussi curieuse, qui a tendance à creuser chaque question posée plutôt que de s’en tenir à des réponses toutes faites, et qui implique ses clients dans cette recherche. Comme Marei, Medhat se fait l’écho de certaines réflexions de Sarah : ce n’est qu’à travers le powerlifting qu’elle a pu éprouver la gratification de la progression.

Est-elle exigeante ? Je demande à Medhat. « Elle peut vous pousser loin, mais avec elle, c’est la sécurité avant et ce n’est pas si répandu parmi les entraîneurs »

Elle est aussi sensible à l’état psychologique et aux blocages mentaux qui empêchent de s’engager physiquement, comme le souligne Amr Abed, un acteur qui s’entraîne avec elle. À la fin d’une séance, elle lui annonce une bonne nouvelle à propos d’un écart dans son régime. « Tu as une journée où tu peux restreindre les portions au petit-déjeuner et au déjeuner et te lâcher au dîner ».

Abed est arrivé jusqu’à Sarah avec un objectif : une photo de Brad Pitt dans Fight Club. Il avait besoin de lui ressembler pour un rôle dans six semaines.

« Elle m’a dit dès le départ qu’on ne pourrait pas y arriver en six semaines, mais plutôt six mois, et j’ai aimé son honnêteté ». Et même s’il était étrange au début de s’adresser à une femme body-buildeuse, Abed s’est totalement laissé prendre au plan qu’elle a monté pour lui. « Elle est intelligente, elle voit les choses », dit-il, énigmatique.

Pourtant, seuls trois de ses quinze clients sont des hommes.

C’est tout de même une réussite pour quelqu’un qui a bravé avec assurance, et sans jamais se plaindre, un milieu du bodybuilding ouvertement masculiniste. « Tout tourne autour du fait de devenir plus gros, grand, fort, et c’est lié à un humour de vestiaires, des blagues et une certaine atmosphère », comme elle le décrit, « et c’est désagréable pour une femme ».

Même si elle est consciente de l’espace très genré dans lequel elle a mis les pieds, son imagination la mène en permanence dans une zone où la fluidité en matière de genre est possible. « Je me bats contre l’idée que l’agressivité ou la force sont des traits masculins. Je ne pense pas qu’être moi-même soit synonyme d’agressivité ou de masculinité ».

« La force n’a pas de genre » selon elle, se référant à Janae Marie Kroc, une bodybuildeuse transgenre, qui a commencé les compétitions chez les hommes, avant de faire son coming out en 2015.

Je créerai mon club de gym, un espace gender-friendly, pas macho mais où l'on est fort, fort dans un sens non-genré.

En se consacrant au fitness, Sarah a amené sa personnalité tout autant que son corps dans un nouveau monde. Il y a d’abord l’acceptation de l’échec, qui fait inévitablement partie du monde du sport, et qui l’a rendue « plus calme et plus apte à gérer les revers ».

En 2016, Sarah s’est déchiré un ligament croisé pendant qu’elle jouait au football. Une nouvelle expérience de vulnérabilité pour elle. « Ça m’a fait comprendre la faiblesse. Je n’avais jamais connu la douleur et je ne m’étais jamais sentie limitée comme cela avant. J’ai dû avoir des béquilles, et c’était une leçon d’humilité ».

« Je pense que je suis une personne dure. Et je manque d’empathie parfois. Maintenant je suis très attentive aux blessures, j’ai une phobie des blessures, et de voir cela arriver à mes clients. Cela m’a amenée à explorer d’autant plus le corps humain ».

Sarah est maintenant concentrée sur un nouveau projet : créer son propre club de gym, pour en faire un endroit « chaleureux et accueillant, où les gens viennent et prennent plaisir à s’entraîner ». Elle veut que les « types hyper musclés viennent pour y progresser, et en même temps je ne veux pas qu’il y ait la moindre remarque à propos de ce qu’une telle porte comme vêtements ou un tel fait. Je veux que ce soit un espace gender-friendly, pas macho mais où l’on est fort, fort dans un sens non-genré. » 

« Et les questions de classes sociales ? », je lui demande.

« Mon idée c’est de trouver un jeune, qui a la passion, de l’entraîner jusqu’à en faire un champion ». Elle me glisse que quand elle pense à cette salle de gym, elle pense à Mada, dont elle a été une co-fondatrice. « Ils sont partis de rien, littéralement, et c’est une source d’inspiration pour moi ».

En 2009, je suis entrée dans un tribunal à Alexandrie, pliée par le poids de mon sac à dos et par mon incorrigible tendance à me tenir courbée. J’ai tout de suite reconnu Sarah qui n’était alors pour moi qu’une célébrité virtuelle, mais surtout une autrice formidable.

Toutes deux, chacune de notre côté, comme un certain nombre d’avocats des droits de l’homme, avions décidé de couvrir l’affaire de Ragai Soltan, un homme handicapé qui avait été attaqué physiquement par un officier de police à l’intérieur de la Direction de la sécurité à Alexandrie.

Si les violences infligées à Soltan étaient purement arbitraires — torture et maltraitances policières sont systématiques — et si son histoire n’était qu’une parmi tant d’autres, il avait eu pour ainsi dire la chance d’attirer l’attention des médias.

Sarah semblait être proche des avocats spécialisés dans les droits de l’homme qui représentaient la défense au tribunal, un univers dans lequel elle avait fait son trou lorsqu’elle avait déménagé de Londres en Égypte en 2003, pour travailler d’abord au sein de l’Organisation égyptienne pour les droits de l’homme (OEDR), puis avec l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne. Chaque personne qui arrivait au tribunal faisait en sorte de la saluer. Elle semblait aimée et respectée. Son ami de longue date, Sherif Azer, qui avait commencé sa carrière avec elle à l’OEDR, raconte l’admiration qu’il avait pour elle dès qu’il était question de droits de l’homme. Car ses valeurs étaient inflexibles. « Elle était la référence ».

Elle avait aussi une expression sérieuse, une de ses marques de fabrique, et mon enthousiasme, lorsque j’ai fait sa connaissance la première fois, n’a pas vraiment été payé de retour. Toutefois, nous avons pris l’habitude de nous retrouver au tribunal pour suivre l’affaire Soltan. Nous assistions aux séances puis nous continuions au Delices Café sur la corniche pour envoyer nos comptes-rendus, elle au Daily News Egypt et moi à l’édition anglaise de Al-Masry Al-Youm. Malgré le caractère plaisant de cette camaraderie professionnelle, notre tâche était très répétitive : le tribunal était répétitif, écrire à propos de la torture était répétitif, être un journaliste en Égypte au début des années 2000 était répétitif.

Pourtant, c’était un moment particulier pour les médias en Égypte, étant donné la libéralisation de ce secteur, l’ouverture de différentes plateformes et la possibilité de faire entendre d’autres récits que ceux qui avaient prévalu au tout début des années 2000. Et Sarah avait trouvé sa place dans ce moment singulier, une place dans la langue.

J’ai demandé à Abdel-Rahman Hussein, qui travaillait lui aussi comme journaliste avant de se consacrer entièrement à la musique, ce qui le frappait dans la pratique journalistique de Sarah. « Combien elle était méticuleuse dans ses reportages, portée par un véritable intérêt pour les gens qui peuplaient les histoires » m’a-t-il répondu. Hussein connaissait Sarah depuis des années, depuis qu’ils avaient travaillé ensemble pour le Daily News Egypt, puis ensuite pour Egypt Independant, où nous nous sommes tous retrouvés ensuite. Elle a « les idées très claires dans son approche, elle se fie aux faits plus qu’aux discours émotionnels » a-t-il ajouté.

Sarah adorait couvrir les affaires judiciaires. « J’aime cette familiarité, que tu saches à quoi t’attendre, dit-elle. J’ai aussi un certain goût pour l’absurde et si tu veux de l’absurde en Égypte, tu vas au tribunal. Il y a très peu d’espace pour la subjectivité. Le juge a dit ça. Le témoin a dit ça. Comment est-ce que je peux déformer ça ? »

Elle s’est aussi spécialisée dans les témoignages directs d’événements.
Elle emploie le mot objectivité quand on parle de récits de témoins et du choix de couvrir des événements qu’elle peut observer elle-même, ce genre de véracité dont elle n’aurait pas pu se passer si elle avait continué sa carrière dans le journalisme. J’utilise beaucoup moins le mot objectivité, et je suis peut-être plus à l’aise avec le caractère inévitablement nébuleux de la vérité ; mais sa façon de décrire Mada me parle, comme un projet de témoignage, de retour à une vérité matérielle et de tentative de la transposer avec le moins de déformations possibles, à une époque où la vérité est tordue de façon proprement ahurissante.

« Tu écris ce que tu vois », dit Sarah. « Quand tu racontes des événements qui se sont produits, il y a une pureté qui n’existe pas quand tu parles aux gens, et c’est ce qui, je crois, fait la force et la faiblesse de mon journalisme. Je ne prétends pas avoir eu une image exacte de la situation, mais l’image que j’en ai eue, je crois qu’elle était plutôt correcte. »

Avec son propre témoignage, Sarah a réussi à reconstruire l’image du massacre de Maspero en octobre 2011, quand les Forces armées ont tué vingt-huit personnes, coptes pour la plupart, alors qu’elles manifestaient pour réclamer le droit de construire librement des églises.

Intitulé « Un témoignage direct : manifester depuis Shubra vers les morts de Maspero », son article raconte l’instant où a eu lieu l’attaque :
« Les deux véhicules ont zigzagué le long de la route hors de Maspero sous le pont du 6-Octobre, puis sont redevenus synchrones, tandis que le rythme de cette parade particulière était celui donné par le “tac tac tac” d’une rafale interminable, la musique, celle des cris des manifestants en direction desquels ils se dirigeaient. Puis cela arriva : le blindé monta sur l’îlot au milieu de la route, comme un animal enragé saccageant tout sur son passage. Je vis un groupe de gens disparaître, aspirés sous l’engin. Il leur avait roulé dessus. »
À la fin de l’article, elle écrit : « La mort devrait avoir un caractère irrévocable, une vérité intangible lorsqu’elle arrive avec la brutalité nue de la nuit dernière. »

L’histoire est gravée dans ma mémoire comme un témoignage de la façon dont les mots sont capables de témoigner et, tandis que je le relisais à la lumière de nos récentes conversations, j’y ai reconnu l’inimitable recherche de vérité qui imprègne le journalisme de Sarah.

Hussein souligne combien sa façon d’écrire n’« enjolive jamais la réalité pour la faire entrer de force dans un récit confortable », et que lorsqu’une vérité concrète ne trouve plus sa place par le truchement de ses mots, le journalisme devient impossible.

Il y avait une autre raison derrière ce choix des témoignages directs, qui était liée à ce sentiment mêlé d’altérité et d’appartenance, sans doute typique des enfants de mariages mixtes. « S’il se passe quelque chose, j’y vais et j’observe. En partie par curiosité, en partie aussi parce que ma façon d’écrire repose sur des éléments visuels à cause de la barrière de la langue et aussi parce que je suis quelqu’un qui préfère voir et faire, plutôt que parler. Cela tient en partie au fait d’être en permanence sur une ligne de crête. Je ne voulais pas en être, parce que mon statut est un peu étrange en tant que khawagaya [étrangère] égyptienne. Ce n’est pas mon combat, mais ça l’est en même temps. Tu vois ce que je veux dire ? »

Lorsqu'une vérité concrète ne trouve plus sa place par le truchement de ses mots, le journalisme devient impossible.

Le sentiment d’étrangeté a accompagné Sarah depuis son enfance. Née au Royaume-Uni d’une femme au foyer égyptienne et d’un libraire anglais, le sentiment qu’avait Sarah d’être différente s’imposa à Leyland, où la famille s’installa en 1985 et où sa mère était la seule non-blanche.

« Pendant très longtemps, cela m’a retourné la tête. D’abord, elle avait un nom bizarre. Elle ne s’appelait pas Mary ou Linda, mais Nabila. Aucune autre mère ne portait ce nom. Un jour, je suis rentrée de l’école et je lui ai dit : “Maman, maman, je peux dire le Notre Père”, elle m’a répondu “Nous sommes musulmans !” ».

On ne parlait pas à Sarah en arabe à la maison et à cinq ans on lui teignit les cheveux en blond. Quand elle fut en mesure d’avoir son mot à dire, à l’âge de douze ans, elle décida d’exprimer son appartenance égyptienne par la religion. Elle alla alors à la mosquée locale, où elle ne comprit pas un mot de ce qui se disait, puisqu’ils parlaient ourdou.

À 27 ans, elle arriva en Égypte pour étudier l’arabe à Alexandrie, dans le cadre de son master en droit à la SOAS (School of Oriental and African Studies) à Londres. À Alexandrie, elle vécut la vie des clubs réservés à la haute société. Mais, en 2004, lorsque la loi permit aux mères égyptiennes de transmettre la citoyenneté à leurs enfants, elle obtint une carte d’identité égyptienne et cela la rendit « folle de joie ».

Puis, en 2005, tandis qu’elle retournait au Royaume-Uni pour faire un master en droits de l’homme à l’Université d’Essex, elle essaya de porter le voile pendant le mois de Ramadan.

« Un voile de style iranien ? », je lui demande.

« Espagnol, répond-elle. Cela m’allait plutôt bien. Mais je ressemblais à une femme colon juive. Cela a été ma dernière expérience avec [la religion]. » La religion pour l’identité, pas pour la spiritualité.

Et même si elle semblait plutôt proche des avocats spécialistes des droits de l’homme au tribunal pour l’affaire Soltan, elle avait dû lutter quand elle travaillait là-bas. « Toutes les blagues en arabe, les références de films qui m’ont pourri la vie. Je n’ai pas le temps de regarder des centaines de films. Je n’ai pas le temps de mémoriser des centaines de citations de film, et je ne peux pas apprendre des citations en anglais. Je suivais les conversations et soudain quelqu’un disait “Khaled” et ils s’écroulaient tous de rire. C’est comme un code, un code secret. »

Ce n’était pas si différent avec le journalisme.

« Mon journalisme a toujours été une lutte, en partie parce que je devais prouver tous les jours que j’étais égyptienne. Je ne pouvais pas faire mes entretiens, pas seulement parce que je n’étais pas bilingue en arabe, mais aussi parce que je n’ai pas ce truc de mettre les gens à l’aise. Tous les jours c’était une épreuve, et tous les jours un échec. »

Cela a pris un certain temps à Sarah pour apprivoiser sa dualité, en tant qu’étrangère égyptienne, et il a fallu faire taire cette petite voix intérieure, notamment quand elle couvrait les questions liées au travail, par exemple, ou tous ces sujets qui n’attirent que rarement les journalistes étrangers.

Dans tous les cas, son choix d’être une journaliste de terrain l’a mise dans des situations délicates, aux premières loges de la violence qui a suivi la révolution.

Le 25 janvier 2011, la révolution s’est invitée chez Sarah, lorsque sa maison devint par hasard l’un des seuls lieux qui restait connecté à Internet, grâce à un fournisseur d’accès qui ne coupa pas les communications lorsque le blackout fut imposé au pays tout entier dans une tentative pour étouffer les manifestations.

« C’était terrifiant. Je pouvais voir les Égyptiens sur mon fil Twitter disparaître petit à petit et moi je me disais “Ok, je suis toujours là. Qu’est-ce qui se passe ?” Le vendredi, nous étions toujours connectés et c’était incroyable. À un moment, il y avait vingt personnes qui dormaient chez moi et je ne savais pas qui ils étaient. J’ai adoré ça. C’était une Commune, avec des gens qui s’organisaient pour se laver et pour cuisiner. Quand ils sont partis, j’ai été très triste. La maison était vide. Tu aurais adoré ça. Des gens dormaient à même le sol, créaient tout un tas de choses, avec des ordinateurs partout. C’était comme Mada ! »

J’ai posé des questions sur ces journées à Mona Seif, l’une des activistes qui a atterri chez Sarah entre le 25 et le 28 janvier. Elle m’a décrit comment s’est répandu dans la communauté des activistes et journalistes indépendant le bruit que la maison de Sarah était un lieu sûr, qui bénéficiait encore d’une connexion. Elle raconte comment activistes et journalistes venaient là à toute heure après avoir participé à des manifestations, pour se reposer, charger leurs téléphones, poster leurs textes, vidéos et images en ligne. « C’était vivant », se souvient-elle.

Au cours des dix-huit jours, Sarah n’a pas beaucoup écrit. Elle était présente, elle a pris part à l’euphorie mais elle a aussi assisté à des scènes d’une violence déconcertante. Lors de la bataille des chameaux, les supporters du régime ont attaqué la place Tahrir à dos de chameaux et d’ânes. Elle a assisté à la scène depuis le haut d’un immeuble, bouche bée. Un jour, elle est montée sur une cabine téléphonique pour prendre des photos à côté du Musée égyptien. Un homme en cuir a parlé à son amie, disant que Sarah était étrangère, qu’il voulait l’embarquer à l’intérieur du musée. Son amie a réussi à l’éloigner, et elle a appris plus tard que le musée était un lieu utilisé par les forces de sécurité pour torturer les manifestants. Elle avait été sauvée, mais de justesse.

Pendant les affrontements du Conseil des ministres entre les manifestants et les forces de sécurité, en décembre de la même année, un soldat a lancé une énorme pierre qui a évité de justesse sa tête de quelques centimètres. « Elle a atterri ici », raconte-t-elle, en montrant sa poitrine. « Là j’ai vraiment frôlé la mort. »

« Elle était courageuse et comique à la fois » se rappelle Hussein. Il raconte comment elle était en première ligne lorsque, le 25 janvier, un affrontement entre des officiers des Forces de la sécurité centrale et des manifestants a éclaté dans le centre-ville du Caire.

« Les soldats utilisaient des bâtons pour frapper les gens, et un soldat s’est approché d’elle pour la frapper pendant qu’elle prenait des photos. Elle a baissé son appareil et s’est mise à crier “matedrabsh, matedrabsh” [ne frappe pas, ne frappe pas] ce qui l’a fait hésiter et baisser son bâton. Elle a alors immédiatement relevé son appareil et a commencé à prendre d’autres photos. Il a relevé son bras pour la frapper, et elle s’est remise à crier “matedrabsh”. De nouveau il a hésité, et elle s’est remise à prendre des photos, en le fixant droit dans les yeux. Cela a recommencé deux ou trois fois, et heureusement elle s’en est tirée. Elle était toujours déterminée comme cela dans ce genre de situations. »

Sept ans plus tard, pour décrire l’anniversaire de la révolution et la normalisation hégémonique qui a pratiquement effacé cette dernière, elle écrivit sur sa page Facebook : « Ils disent que le passé est un pays étranger, mais le 25 janvier ressemble plutôt à une autre planète. »

Au moment de la révolution, elle voulait se faire tatouer le graffiti de Keizer « souviens-toi de ce lendemain qui n’est jamais arrivé ». À la place, elle a aujourd’hui trois tatouages : une femme en train de faire un mouvement d’haltérophilie, l’arraché, une étoile et un perroquet.

En marge de son travail de journaliste, Sarah bloguait, et ses posts de blogs étaient devenus des sortes de brouillons, son non-journalisme, tout ce qui n’était pas publié.

Inanities, son blog, avait d’abord été une distraction pendant son master. Elle avait d’abord justifié le temps passé à ce projet en ces termes « écrire sur des choses importantes ou non, pour pouvoir les lire plus tard ou me rappeler qui je suis. » À cette époque, il y avait une mode autour du blogging politique et personnel en Égypte. Cela a été un moment clé de l’histoire culturelle du pays. Sarah avait été particulièrement influencée par le blog de Shereen Zaky, où « elle écrivait de façon très amusante des choses très terre-à-terre. »
« Je me disais tout le temps « qui suis-je pour écrire ? » et aussi « qui cela peut-il intéresser ce que je fais ? » Je n’avais pas grand-chose à dire. J’essayais juste d’être drôle, la plupart du temps pour m’amuser plus qu’autre chose. »

« Puis il y a eu la politique. » Cela lui donnait de fait une place assez remarquée au sein de la constellation de blogueurs engagés et de la communauté d’activistes en ligne qui se développait à l’époque en Égypte, mais à nouveau, Sarah n’était pas tout à fait sûre de faire partie de cette communauté.

Elle se disait : « qui suis-je pour écrire ? » Mais la politique lui a donné de fait une place remarquée parmi les blogueurs engagés.

Ses posts étaient tout de même relayés par Alaa Abd El Fattah, un des pionniers du blogging et de l’activisme en ligne en Égypte, qui purge actuellement une peine de cinq ans de prison pour participation à une manifestation. Elle devint également proche d’autres blogueurs célèbres comme Ahmad Gharbeia, Amr Gharbeia et Mostafa Hussein. Elle assista à l’audience de Wael Abbas [2], qui était devenu célèbre en postant des vidéos de torture policière, lorsqu’il fut accusé d’avoir endommagé un câble internet.

Selon elle, l’ambiguïté de son statut - en faisait-elle ou non partie ? - tenait au fait qu’elle écrivait en anglais mais aussi qu’elle n’était pas tout à fait égyptienne. Mais l’ambiguïté est aussi un trait caractéristique de cette communauté ouverte de blogueurs publiquement engagés, une communauté plus centrée sur les individus et leur expression que sur le collectif.
C’est ainsi que Sarah devint célèbre parmi eux. Sa marque de fabrique était son ton sarcastique qui suscita un véritable culte pour ses posts. À deux reprises, elle se fit passer pour Thomas Friedman [3], le faisant parler en tant qu’éditorialiste invité sur son blog : « qui dira enfin aux Arabes qu’ils ont autant de talent que n’importe quels jeunes gens dans le monde ? La réponse : c’est moi. Ils ne se posaient pas la question mais moi — un charlatan d’âge mur dont le seul talent consiste à massacrer la langue anglaise avec des ressources insoupçonnées — je leur répondrai, car j’ai été mis au monde pour harceler les Arabes. »

Vint un moment où sa présence en ligne cessa de procurer du plaisir à Sarah. Elle décida d'avancer dans la vie plus avec son corps qu'avec son double numérique.

À côté de son blog, Sarah avait d’autres scènes où elle produisait son personnage numérique. Chaque semaine, elle changeait son avatar Twitter, le plus souvent comme une réponse moqueuse à l’actualité politique. Des figures publiques comme Fayza Aboul Naga, Mostafa Bakry, tous deux opposés à la révolution, eurent le privilège d’être temporairement les avatars de Sarah, devenus des Avacarrs. En 2015, alors que l’emprise du régime militaire sur le pouvoir s’était consolidée, avec le soutien de toute une population pro-armée, elle décida de créer un profil Facebook pour une certaine Madame Sarah. Née le 30 juin 1960 [4], Madame Sarah était le nom d’une femme de la haute société, résidant à Zamalek, membre du Gezira Club et faisant partie d’une communauté de fans de l’armée, que Sarah avait dénommée des mili-tantes, une de ses innombrables trouvailles. Le profil devint rapidement populaire, plus de trois cents personnes l’ajoutèrent.

Mais vint un moment où sa présence en ligne cessa de procurer du plaisir à Sarah et elle décida d’avancer dans la vie plus avec son corps qu’avec son double numérique.

***

Lors de notre dernière rencontre pour ce portrait, j’ai invité Sarah à venir à Mada, qu’elle a quitté en 2014, tournant la page, au moins pour l’instant, de sa carrière journalistique. Elle écrivit alors avoir eu un petit pincement au cœur, « et si ? » Mais cela resta passager. Elle se réjouit que Mada, un projet à la création duquel elle a contribué, ait survécu jusque-là, mais elle est aussi heureuse d’être partie vers un monde qu’elle peut mieux saisir à deux mains.
Pour ma part, les articles de Sarah me manquent, en partie pour son écriture singulière, en partie parce que je suis toujours là, je continue mon travail de journaliste et plus particulièrement d’écriture, avec tout ce que l’écriture révèle, mais aussi efface. Je lui ai demandé, cette fois non plus en tant que cheffe de la rédaction, mais en tant qu’autrice de son portrait, si elle pouvait écrire quelques mots ici sur cet abandon du journalisme :

« J’ai toujours aimé — et j’aime toujours — écrire, et le journalisme a été pour moi une façon d’écrire comme je voulais tout en gagnant (pas beaucoup) d’argent, mais surtout en ayant sous les yeux des choses et des expériences sur lesquelles réfléchir et écrire. Je crois que si j’ai tenu aussi longtemps dans ce métier, alors que je détestais tant de ses aspects (les conversations téléphoniques, devoir convaincre des gens de me parler, essayer de convaincre des étrangers dans la rue que je n’étais pas une espionne) c’est parce qu’il me donnait la possibilité d’être une observatrice silencieuse. Être journaliste me donnait l’autorisation d’assister à des événements auxquels je n’aurais pas pu sans cela prendre part. Et si c’était le genre d’histoire que j’aimais écrire, je n’avais qu’à écrire mes petites observations et mes réflexions pour que d’autres personnes les lisent, avec les histoires d’autres personnes, et qu’ils se fassent leur propre version de la vérité.

« Les mauvais jours pourtant, je devais m’asseoir à un bureau et harceler des gens par téléphone pour qu’ils me parlent, la plupart du temps en arabe. Parfois, je m’asseyais et je fixais mon téléphone portable pendant dix minutes, pour trouver le courage de passer un appel (je déteste profondément les appels téléphoniques et les seuls que je passe aujourd’hui, maintenant que tous mes amis ont compris le message, c’est quand je commande à manger chez Gad). Les appels téléphoniques, plus le fait de déranger des étrangers pour avoir des commentaires (le plus souvent lorsqu’ils sont en train de vivre une sorte d’enfer personnel) puis écrire des pavés ampoulés sans âme, c’était devenu une sorte de châtiment pour des crimes que j’aurais commis dans une vie précédente.

« J’ai eu la chance d’avoir l’espace le plus “artistique” à Mada. Lina et toute la bande du journal sont des non-conformistes, et Lina a toujours été très indulgente avec mes petits caprices, puisque je voulais surtout écrire Ce que j’ai fait aujourd’hui par Sarah Carr et faire croire que c’était un article. Lol. Parfois, cela marchait et je n’avais pas à faire beaucoup plus, mais parfois je devais faire du vrai journalisme et alors l’angoisse revenait.

« Alors ça a été tout ça, ajouté à l’épuisement d’avoir couvert des choses pas très jolies pendant six ans en Égypte, et à des emmerdes personnelles qui m’ont fait quitter le journalisme et Mada. Mais c’était aussi lié à la structure et au fonctionnement d’un journal ; ce sont des affaires collectives qui demandent un esprit d’équipe que je ne possède tout simplement pas, tout particulièrement à Mada. Les gens se retrouvaient tout le temps pour des réunions, des iftars [5], des soirées comme pour n’importe quelle organisation ou n’importe quels êtres humains, et il y avait pas mal de pression pour participer à ces choses-là parce que “eh, on est une équipe !” C’était la même pression quand je faisais partie d’une équipe de sport et que je devais aller aux soirées qu’ils organisaient. Je n’allais à aucune. Hashtag c’est pas vous, c’est moi. Cela tient beaucoup à mes petites bizarreries (cf. au-dessus où je dis que j’aime être une observatrice silencieuse). Mais comme on dit en arabe, ça a été la paille de trop qui a brisé le dos du chameau. »

Post-scriptum

Traduit de l’arabe pas Zoé Carle et Pierre France.

Lina Attalah est une journalise égyptienne, co-fondatrice et rédactrice en chef du journal en ligne Mada Masr.

Notes

[1Forme d’haltérophilie.

[2NdT : Wael Abbas vient de purger une peine de sept mois de prison pour « diffamation ». Il a été libéré le 12 décembre 2018.

[3NdT : Thomas Friedman est un éditorialiste du New York Times, spécialisé dans les affaires étrangères, connu pour ses positions conservatrices, très proches du gouvernement états-unien.

[4NdT : le 30 juin 2013, des milliers de manifestants ont défilé dans les rues d’Égypte contre Mohammed Morsi, à l’initiative du mouvement Tamarrod. Ce mouvement a préludé au coup d’État du 3 juillet où le CSAF (Conseil suprême des forces armées) a destitué le président.

[5Soirées de rupture du jeûne pendant le Ramadan.